Henri Decoin appartient à cette génération de réalisateurs qui prit son essor dès que le cinéma se fit entendre. Autodidacte, actif pour ne pas dire remuant, passionné par le sport et féru d’aviation, il retrouve Paris après les ciels de la Grande Guerre pour foncer dans le journalisme, suivre pendant quatre ans le Tour de France et humer la chaleur du ring. Il la célèbre dans le roman « 15 rounds », couronné en 1926 par le Grand Prix de Littérature Sportive. Le théâtre le séduit. Il en résulte une demi-douzaine de comédies (la dernière, en 1952, proclame « Oublions le passé ») et une opérette située sur le plus beau paquebot français. La guerre approchait et les collégiens de Ray Ventura qui entonnaient « Tout va très bien madame la marquise », affirment dans « Normandie » que « ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine ». Le navire au ruban bleu et le jazz à la française : l’air du temps.
Dès 1925, Decoin avait succombé aux scintillements du miroir aux alouettes. Il sacrifie à la vogue des cinéromans, écrits avec son complice Paul Cartoux et destinés à Biscot, créature hilare qui avait la faveur du public populaire. Aventures simplettes où se mélangent les avions à loopings et le ballon rond (Le P’tit Parigot), le vélo et la boxe (Le Roi de la pédale). Le pli est pris et s’accentue avec La Ronde infernale et l’ambiance survoltée du Vel’ d’Hiv. Decoin a trouvé sa voie. Consacré adaptateur, il va suivre à la trace Carmine Gallone, Tourjanski, Mario Camerini. En 1931 il se hasarde à signer un court métrage : A bas les hommes. Trois ans plus tard, sur le mode allègre, il célèbre les clubs d’aviation avec Les Bleus du ciel, où Blanche Montel – son épouse du moment – et Albert Préjean chantent à tue-tête. Il engage alors Georges Carpentier, boxeur racé et triomphant qui flatte notre chauvinisme pour interpréter Toboggan. A l’instar de la vedette, le film sec, vif et nerveux brosse un tableau pittoresque d’une certaine faune pour s’achever en demi-teintes plutôt mélancoliques.
Ses adaptations sous le bras, Decoin a fréquenté les studios allemands à la faveur des doubles versions : tournées à Berlin, exploitées à Paris grâce aux troupes françaises engagées. C’est à Neubabelsberg que Danielle Darrieux lui apparut, délurée, charmante et charmeuse, la voix fraîche et le talent prometteur dans l’éclat de ses dix-huit ans. Non seulement il la trouva fort à son goût (la réciproque joua), mais il devina en dirigeant la version française du Domino vert que la jeune artiste, cantonnée dans les ingénues acides, pourrait verser de vraies larmes et soupirer avec passion. Les compositions réussies en 1936 par Danielle Darrieux dans Port-Arthur où Nikolas Farkas la maquilla en japonaise et surtout dans Mayerling, d’Anatole Litvak, lui donnèrent raison. Danielle rivalisa de romantisme avec Charles Boyer et l’émotion du public la consacra. Henri Decoin la cueillit et en cinq films l’installa au firmament dont elle n’est plus redescendue.
Si Mademoiselle ma mère, adaptation d’une comédie de Louis Verneuil, peut être considérée comme une mesure pour rien, Abus de confiance confirma l’habileté du réalisateur et le talent de l’actrice. Le scénario avait été fourni par Pierre Wolff, vieux routier du boulevard, au sentimentalisme déjà fané. Le film expose en trois volets le cas d’une orpheline confrontée aux convoitises masculines. Une camarade ayant déniché une correspondance jaunie suggère à Lydia de se présenter chez l’auteur des lettres et de se faire passer pour son enfant naturelle. Le récit va alors son train, en zigzaguant parmi les ornières du mélo. Le début, tout en grisaille, erre dans un Paris de mauvais aloi. Decoin semble s’être inspiré pour le peindre des vieux numéros de « Détective ». Louches personnages, tenanciers libidineux, employeurs concupiscents, étudiants hypocrites excitent sa verve et provoquent, rapides, des croquis au fusain. Franchie la grille de la maison du bonheur, l’émerveillement de Lydia se fond dans la lumière, les fleurs, le confort cossu. La conclusion se joue au prétoire où la jeune fille maintenant avocate doit défendre une autre enfant coupable d’un abus de confiance. Triomphe du mélo que la plaidoirie, enlevée d’un bel élan sous le regard clairvoyant de Valentine Tessier, titulaire du seul rôle ambigu.
Le film est en prise directe sur l’époque, prête à s’attendrir sur l’enfance malheureuse, sur les conditions de vie précaires. L’intérêt le plus vif d’Abus de confiance réside dans le regard porté sur ce Paris de chambres tristes, de cimetières, de Luna-Park et de rues mouillées où l’on croit encore deviner la silhouette furtive de Violette Nozière, la parricide.
Un contrat avec la compagnie Universal réclame Danielle à Hollywood. Elle part avec son mari qui, fasciné par les studios américains, étudie attentivement l’art de rythmer des comédies légères. Le tournage de Coqueluche de Paris achevé, le retour en France devint Retour à l’Aube. Ce ne fut pas la comédie pétillante escomptée. Il s’agit d’une oeuvre curieuse qui glisse en pente douce de l’enjouement à l’émotion, à la gravité, puis au drame pour se refermer sur un secret désespoir. Darrieux, fille de la campagne, passe en virtuose d’un mariage paisible à l’exaltation d’un moment de vie mondaine qui la précipite aux folies d’un soir, virant soudain au cauchemar. Anita, jeune femme éblouie, se débat dans un récit délibérément onirique. S’inspirant d’un roman de Vicky Baum, Decoin a réellement tourné les extérieurs en Hongrie. Le climat irréel entretenu par ces faux paysans dans la vraie puszta, par le chef de gare d’opérette campé par Pierre Dux, par Raymond Cordy, stupéfait de son dépaysement, ne cessera de grandir. L’atmosphère étrange s’épaissira encore à Budapest, dans la fumée des tripots et la tension des interrogatoires. Pierre Wolff est toujours au générique ; Decoin sut gommer son insistante sensiblerie au profit de l’âpreté du récit qui culmine dans une conclusion très ouverte : l’aube dissipant pour toujours les plus beaux rêves.
Aux approches de la guerre, Decoin réussit avec Battement de coeur, une comédie à l’américaine, écrite par des Allemands émigrés. Originale par son sujet et son traitement, elle prouve la sûreté des choix du metteur en scène pour entourer avec brio la vedette, toujours éblouissante : Saturnin Fabre et André Luguet, Jean Tissier et Carette, Charles Dechamps avec Junie Astor et Claude Dauphin. Tous, à tour de rôle, tirent un feu d’artifice qui n’arrête l’envol de ses fusées que pour permettre à Danielle de fredonner une des plus jolies chansons de Paul Misraki. Henri Decoin ne pouvait donc qu’être sollicité lors de la réouverture des studios en 1941.
Mais les temps avaient changé. Les studios fonctionnaient grâce à la création de la Continental franco-allemande. L’occupant réclamait Danielle Darrieux. Decoin s’entremit auprès de celle qui devait bientôt le quitter. Tourné rapidement Premier rendez-vous ravit les Français et sa chanson-titre survola les années d’occupation pour se murmurer encore longtemps après. La mise en train mystérieuse, un peu trouble, contraste avec l’aventure inondée de lumière et de belle humeur. Rivalités entre la jeunesse et l’âge mûr, l’amour triomphant laisse à celui qui reste sur le quai la mélancolie des illusions perdues. Il y a moins de gaieté que dans Battement de Coeur, seuls Jean Tissier et Suzanne Dehelly animent la partie comique, et l’arrière-plan des orphelines et des collégiens présente une multitude d’adolescents apparemment peu troublés par les malheurs du pays. Le film démontra la vitalité du cinéma français et je ne sais quelle raison d’espérer malgré tout en des lendemains meilleurs.
Danielle Darrieux revint à Decoin en 1952 avec l’adaptation modèle écrite par Maurice Aubergé d’après le roman de Simenon : La Vérité sur Bébé Donge. A partir d’un récit linéaire essayant de démêler les motivations d’une tentative d’empoisonnement, le scénariste avait reconstruit l’histoire lamentable du couple François et Bébé Donge. L’amour éperdu de la femme pour un époux sans attaches qu’elle a idéalisé se développe en scènes courtes, âpres, butant sur la mort de François (à la différence du roman) et sur la prison pour celle qui, revenue de tout, glacée d’indifférence, abandonne sans un regard parents et amis. Drame austère, film hautain, où gravitent autour de la victime-justicière, autour de Gabin acharné à tendre pendant son agonie une main abandonnée, les comparses semblables à des pions bouleversés par la tempête.
Symbole du goût et du talent de Decoin, Bébé quitte, muette, le domaine des amertumes et des refoulements. Si Decoin sut, en son temps, illuminer les apparitions de Darrieux, sans doute des accords secrets le liaient-ils aussi avec quelques thèmes de Simenon. Crime conjugal incompréhensible pour les notables provinciaux ou assassinat transformant la maison du juge dans Les Inconnus dans la Maison, en repaire inadmissible par la bonne société. Maître Loursat et Bébé Donge, créatures marginales, troublent la quiétude et le qu’en dira-t-on. Le regard du journaliste Decoin découvre en suivant le romancier l’horizon borné de la petite ville et insiste sur les miasmes qui, en 1941, couvaient déjà dans le pays. Évocation, plus saisissante aujourd’hui, du temps du couvre-feu, des maigres pitances et de la suspicion. Sans méconnaître les apports de Clouzot, du décorateur Guy de Gastyne, du compositeur Roland Manuel et en constatant que Raimu a trouvé là l’un des rôles de sa vie, rendons hommage à celui qui a su transmettre le reflet d’une époque honteuse par le biais d’une histoire vaguement policière, mais assurément vengeresse.
Touche à tout, il l’était. Il a papillonné ainsi, voltigeant dans les ports brumeux (L’Homme de Londres, de Simenon encore), regardant par le petit bout de la lorgnette la naissance de l’aéropostale à l’enseigne du Grand Balcon. Il a flirté avec les comédies musicales (Je suis avec toi, Folies Bergère), peinturluré des reconstitutions historiques (L’Affaire des poisons avec encore Darrieux). Du néo-réalisme au bord du Rhône (Les Amants du pont Saint-Jean) au portrait d’un paranoïaque (Non coupable), des enquêtes sur la drogue (Razzia sur la Chnouf) aux énigmes de la Résistance (La Chatte), il a constamment flairé le vent de la mode pour jeter avec humour, parfois avec tendresse, de la poudre aux yeux et, ce faisant, ressusciter habilement le temps perdu.