Sélénite aux mille facettes, Segundo de Chomón est l’un de ces pionniers au tempérament inventif du cinéma primitif. Comme tant d’autres réalisateurs des premiers temps, son esprit et sa culture dix-neuvième siècle font merveille durant les années de l’enfance du cinéma, avant d’être dépassés et de s’éclipser comme un trucage. Entre-temps, il aura donné le meilleur de lui-même, évoluant entre l’Espagne, la France et l’Italie, innovant sans cesse pour ses propres films et collaborant sans complexe aux trucages demandés par d’autres. En définitive, Chomón était un artiste-artisan, un poète à la création débridée, pouvant s’adapter à toutes les situations, réalisant fictions, féeries, documentaires et actualités.
Spécialiste du coloriage manuel, il a fait de cette technique l’un des atouts majeurs de la firme Pathé, sur laquelle il a marqué son empreinte dans les films de Lépine, Heuzé, Nonguet, Capellani ou Morlhon. Mais la caractéristique principale de cet homme-protée portant costume cravate, chapeau, et fumant le cigare avec distinction, a été sa capacité de travail (près de 500 films auxquels il a participé) et une maîtrise peu commune de la production d’un film, du scénario au montage en passant par la mise en scène, la photographie et les trucages. On l’imagine presque, dans un studio, comme l’un de ces magiciens au chapeau pointu, sortant des images imprimées d’un chaudron fumant.
Le grand art de de Chomón, qui a découvert comme Méliès (dont il a été le représentant, qu’il concurrencera sans jamais le piller) les vertus de la substitution, aura été d’en tirer une inimitable poésie, sans abuser d’une « technique ».
Dans son genre, Segundo de Chomón est un thaumaturge cinématographique. Tout au long de sa carrière, sa maîtrise technique n’a cessé de s’affirmer. Il a innové les formes cinématographiques, expérimenté : ainsi, on lui attribue le premier travelling du Cabiria de Giovanni Pastrone (Italie, 1914) et une collaboration technique aux trucages et effets spéciaux sur le célèbre Napoléon d’Abel Gance (1927), deux ans avant sa mort, à l’âge de 58 ans, ce qui prouve sa renommée. En outre, Pathé a mis en valeur ses dons d’imagination et sa capacité novatrice dans de nombreuses bandes très différentes, dans lesquelles il apportait son habileté à réaliser une ingénieuse surimpression, un cadrage audacieux, un trucage subtil. En effet, une partie importante de son oeuvre se distingue particulièrement par la luminosité des plans, que Chomón a toujours possédée, notamment lorsqu’il a travaillé sur la couleur.
Très tôt, l’artiste (issu d’une vieille famille aristocratique française installée en Espagne) s’intéresse à l’enchantement des images par de nouveaux procédés de coloriage des images. Dans son atelier de Barcelone, Segundo de Chomón expérimente des formules de son invention, et tente, en croisant différentes méthodes (virage, teintage, pochoir, pinceau…) de s’approcher des enluminures. Ses recherches le poussent vers les représentations des lanternes magiques, les scènes picturales fantasmagoriques. Il crée de nouveaux pigments, affine ses couleurs : il sera l’un des maîtres du Pathécolor à son arrivée à Paris, et ses prouesses dans la gamme de couleurs, la précision des détails et la subtilité de son esthétique auront une importance sur la conception même des films. Ainsi, dans Sorcier Arabe (1906), lorsque les ballerines se métamorphosent en pétales de roses, et que les couleurs jaillissent sur l’écran, la palette nuancée des couleurs réhausse la magie du trucage, l’éclaire et séduit. La même année, Le Charmeur fait éclore des femmes papillons aux corps soyeux, portés par des ailes transparentes. La fantaisie des transformations naturelles qui relèvent du conte de fée pose le démiurge en concurrent de Méliès, puis en rival de Gaston Velle. Pour ce dernier, il va se charger de truquer et de colorier La Fée aux pigeons, féerie qui voit se mouvoir des volatiles, avant que l’être de rêve ne se transforme en un plaisant éventail teinté de toute la gamme d’un peintre, véritable allégorie sur la créativité de l’artiste.
Inspiré par la culture populaire de son siècle, Chomón ne cessera, dans son cinéma, de se référer aux fantasmagories et autres saynettes lumineuses. Ainsi, tout un défilé de monstres, fantômes ou spectres viendront hanter ses bandes. Il reconstituera en décors les lieux les plus inattendus. Ce genre de situation surréaliste fera bien rêver André Breton, Luis Buñuel, et Robert Desnos. Le célèbre Electric Hôtel présente un couple dans une chambre d’hôtel dans laquelle se manifestent des phénomènes surnaturels, les valises s’ouvrent ; les habits se suspendent seuls dans une armoire, la femme est coiffée sans l’aide d’une main humaine, les chaussures du mari se cirent par enchantement.
Poursuivant ses investigations sur les trucages, les techniques déjà anciennes de l’apparition-disparition, de la surimpression seront développées et élaborées avec de plus en plus de raffinement. Les spectateurs ne s’y tromperont pas et feront à ses films un accueil chaleureux. Cette fascination homérique se prolongera jusqu’à la première guerre mondiale, qui verra le bouleversement des formes cinématographiques, et la cinéma de Chomón tomber en désuétude. Entre-temps, la science extravagante du virtuose aura créé une série de rêves et de cauchemars couchés sur pellicule : pièces d’or surgissant d’une bouche (Le Roi des dollars, 1905), femmes-fleurs, danseuses (La Boîte à cigares, 1907, L’Album magique, 1908, Roses magiques…), sorciers, astronomes et prestidigitateurs (Le Sorcier arabe, 1906, Les Cent trucs, id., Voyage sur Jupiter, 1909), monstres et personnages en tous genres. Dans L’Antre de la sorcière (1906), Chomón fait apparaître à l’écran, dans une frénésie sans borne, des lutins, gnomes et ouistitis avant des asiatiques, africaines, orientales gitanes. Plus tard Sculpteurs modernes (1908) façonnera une motte d’argile en différents animaux…Et parfois le cinéaste se délecte à jouer sur le mélange des genres, à entrechoquer fantastique et comédie dramatique pour aboutir à des oeuvres excentriques comme Métempsychose (1907) où des statues prennent vie puis l’aspect de danseuses, où des papillons se transforment, avant l’apparition de fleurs démesurées. Dans Le Théâtre de Bob (1906), Chomón aborde le film d’animation image par image réalisé avec des jouets mécaniques. Pour les Ki-ri-ki, acrobates japonais (1907), il façonne, en transformant au banc-titre un plan réel d’acrobates étendus sur le sol, un film étrange qui présente à l’écran l’illusion parfaite que les équilibristes sont en position verticale…Quant à Satan s’amuse (1907), il est d’une drôlerie irrésistible. Notre auteur amène Satan sur terre, car il s’ennuie trop en enfer : dans le monde réel de la vie parisienne, de multiples aventures lui arrivent par l’imagination d’illusionniste du réalisateur. Tout au long de sa brève carrière (il rejoint le ciel étoilé à 58 ans), Segundo de Chomón s’est appliqué à créer une oeuvre poétique, ingénieuse et fantastique. Tel un miroir magique, son univers enchanteur, habité d’une inventivité multiforme, s’est dévoilé sur l’écran pour disparaître. Mais, on le sait, les spectres reviennent hanter les lieux, alors…