Jean-Claude Guiguet

Philippe Roger

En seulement trois longs métrages et deux courts, Jean-Claude Guiguet a su marquer le cinéma français de notre temps ; à l’instar d’un Jean Grémillon, Guiguet est artisan sensible et rigoureux, donc vrai poète. La palette intime de ce classique discret, indifférent aux fanfares médiatiques, reprend inlassablement les seuls enjeux qui comptent, pour un cinéaste digne de ce nom : le piège invisible des apparences, le miracle permanent de la réalité. Cinéma paradoxal, nourri de fine culture et traversé d’une violence sans nom ; art hautement musical, où la limpidité découvre des abîmes. Chez Guiguet, le sonore est ce qui échappe au visuel et le dépasse. C’est l’espace naturel de tous les secrets ; le lieu du mystère, le point de la création. Guiguet filme l’au-delà « musical » du visible ; une ponctuation à distance qui est le coeur de la mise en scène. Guiguet cadre des voix : celles des vivants – happées dans le champ – et celles des morts. On touche ici à l’indicible. Celui de la musique, cet écho d’un autre monde ; quand la peinture reste le reflet de notre monde. Le cinéma accorde les échos de l’au-delà aux reflets de l’en-deçà. L’émotion est ici de l’ordre de la modulation. Loin des secousses qui pilonnent trop souvent le spectateur, Guiguet tire du cinéma de subtiles vibrations. Sa petite musique est grande peinture : il prolonge la lumière tamisée, secrète, de son grand-oncle, le peintre François Guiguet. On peint et l’on joue de la musique dans les films de Jean-Claude Guiguet, ces opéras intimes. Opéras implicites où la vocalité des arias solistes et des ensembles garde la rigueur de la musique de chambre. Ce n’est pas un hasard si le Mirage cite le modèle des opéras intimes qu’est Cosi fan tutte ; un opéra qui indique par ailleurs la direction des films de Guiguet : chez le cinéaste, l’horizon du désir renvoie toujours à la pleine conscience de la valeur du réel. Au lieu de se perdre dans le rêve, il est préférable d’ouvrir les yeux sur ce qui nous entoure ; nous côtoyons l’invisible sans soupçonner sa présence.

Le mystère est palpable ; on le porte en soi. Le sens profond de l’existence gît dans le secret des coeurs. Comme la comtesse mozartienne des Noces de Figaro et la Femme dont on parle de Mizoguchi, Maria Tümmler a dans le Mirage la révélation de la vie aux portes de la mort ; cette épiphanie est saveur inoubliable d’un paradis perdu – le temps a posé le voile du deuil sur l’amour impossible d’une jeunesse enfuie. Son désir d’enfanter est ce pressentiment : transmettre la vie, c’est en accepter le terme. Sa mort sera donc filmée comme la seconde naissance de sa fille : la tête d’Anna émerge dans le cadre. Le seul secret est la musique silencieuse du mouvement de la vie qui unit ce qu’on croyait disjoint. Le printemps d’Anna désigne implicitement l’automne de sa mère comme ultime embellie d’un été tardif aux portes de l’hiver. L’afflux des couleurs et des sons est effusion annonciatrice d’une disparition. La plénitude appelle l’idée du vide. L’absence est saisie au coeur de la présence ; l’attachement sensuel au monde se double secrètement d’un détachement consenti. Réconciliation, sérénité sensibles dans le « lied » de Strauss, lueur teintée d’ombres fantomatiques.

Le plus récent film d’un cinéaste donnant l’état présent de sa recherche, les quelques minutes d’Une nuit ordinaire condensent à nos yeux l’art de Guiguet. Ce diamant réconcilie Jacques Tati et Carl Dreyer : du premier il atteint la grâce, du second le mystère. On navigue entre Playtime et Ils attrapèrent le bac. Qu’est-ce à dire ? Au début, la promenade nocturne d’un cycliste, reprenant le refrain d’une chanson de Brassens chantée par Patachou, J’ai rendez-vous avec vous… La légèreté, l’entrain du personnage ne dissimule pas la gravité du contexte (l’homme va rejoindre son ami malade à l’hôpital), il la met en fait secrètement en relief. Ce chant résonne comme un exorcisme des puissances de la Ténèbre, un défi héroïque lancé à la bêtise de la destruction des corps et des âmes. Autour du cycliste solitaire, funambule têtu, les vampiriques puissances de la nuit rôdent sans répit. Deux femmes en décapotable le toisent, froidement assoiffées de sang. Elles préfigurent les deux étranges infirmières, privées de corps, qui suivront : chez Guiguet, le réalisme ne se départit jamais d’un fantastique feutré. Face au Mal, il n’est d’héroïsme que pudique, pour ce cinéaste stoïcien qui scrute inlassablement les énigmes du quotidien. À la fin, un grand plan calme, semi-circulaire, part d’un terrible goutte-à-goutte (mais l’on parle alors d’un délicieux pot de miel) pour aboutir au visage tendrement douloureux du personnage ; la caméra a glissé le long de deux corps : celui, blême, déjà lointain, du locataire provisoire de cette chambre d’hôpital, puis celui, glorieusement nu, resplendissant, de l’homme en pleine vie. Mort et Vie ne sont plus opposition : ces idées sans âge s’apprivoisent, elles dévoilent même leur parenté d’évidence. Et l’obscurité se fait pour ce qui se révèle le plan matriciel de ce film au charme insondable ; nuit primordiale où s’échange un dernier dialogue murmuré avant que ne s’élève, en une vocalise contemplative, la voix pure d’Hugues Cuénod dans la deuxième Leçon de ténèbres de Couperin. Les contradictions se résolvent en cette ataraxie inespérée, miracle sans emphase. L’émotion intime qui étreint alors n’est pas le produit d’un système efficace, mais le don mystérieux d’une âme soeur ; affaire de télépathie ? D’empathie subtile, sans doute. Pour qui sait l’oeuvre rare de ce cinéaste hors pair, poète avant tout, un passionnant réseau se dessine autour de cette courte fable parfaite : l’initiation des Belles Manières, la fatalité de Faubourg Saint-Martin, l’ambiance du Mirage, la perfection fantômatique de La Visiteuse ; en attendant le nouvel opus que cisèle déjà Guiguet. Allant à l’essentiel, il sait faire partager la ferveur de l’invisible, cette pierre de touche du cinématographe.