Ömer Kavur : cinéaste de l’indicible et de l’insondable

Mehmet Basutçu

Continuité, discrétion et profondeur. Vif intérêt pour l’individu. Curiosité qui se conjugue, plus particulièrement dans ses premiers films, à un réalisme plutôt poétique. Il s’agit souvent de personnages qui évoluent dans une ville, petite ou grande ; ils se débattent au milieu des turbulences caractéristiques d’un contexte social, culturel et économique qui constitue le subtil fil conducteur du récit.

Engagement pour un cinéma qu’il définissait, à ses débuts, comme progressiste. Engagement définitif, pour un cinéma d’auteur.

Souci esthétique. Créativité intériorisée, de plus en plus en profondeur…

Le regard du cinéaste est attentif, affectueux, méditatif…

L’oeil de la caméra observe sans hâte et avec respect, l’homme tourmenté par d’obsédantes interrogations existentielles, en prise avec sa propre mémoire et ses préoccupations métaphysiques.

Réflexion, maturation et temps dilaté.

Difficile de résumer en quelques mots l’univers cinématographique d’Ömer Kavur…

La cinquantaine bien mûrie, dix films à son actif en vingt deux ans, Ömer Kavur est l’une des principales figures du cinéma turc contemporain. Bien que cinéaste atypique et inclassable, certains peuvent prétendre qu’il est le représentant fidèle des courants qui secouent le cinéma turc depuis le début des années quatre-vingt : film intimiste, film engagé, film social, film populaire…

L’un des rares cinéastes ayant eu une formation de cinéma digne de ce nom – de surcroît acquise à l’étranger, puisqu’il suit, dans les années soixante, les cours du Conservatoire indépendant du cinéma français à Paris, avant de poursuivre ses études de l’histoire du cinéma sous la direction de Marc Ferro -, Ömer Kavur flirte beaucoup avec la littérature et ne craint pas de collaborer avec les meilleurs écrivains de son pays. Son premier film, Eminé couche toi-là (Yatlk Emine, 1974) est déjà une adaptation littéraire ; il signe lui-même le scénario de cette histoire extraite du recueil Nouvelles du pays (Memleket Hikayeleri) de Refik Halit Karay. Ömer Kavur se heurte à la censure dès ce premier pas : l’intrigue, qui a tout d’un fait divers, ne plaît pas à la commission ; le scénario comporterait trop d’éléments qui rappellent la situation tendue de l’époque… Il récidive en modifiant son texte : nouveau refus. Il demande alors l’aide d’un homme de théâtre, Turgut Özakman, qui réécrit le scénario en arrondissant quelque peu les angles et grâce à sa notoriété – il est directeur général du théâtre au ministère – l’obstacle de la censure est franchi. Cette première oeuvre réussie ne permet pas pour autant à Ömer Kavur de retourner sur les plateaux. Le cinéma qu’il souhaite faire ne s’inscrit nullement dans le genre de films populaires que les producteurs financent à tour de bras au cours de ces années prolifiques – entre 200 et 300 films par an – dominées par la montée en puissance des films pornographiques.

Après quelques travaux alimentaires – films publicitaires et documentaires – Ömer Kavur décide de devenir son propre producteur ; seule possibilité pour lui de faire le cinéma qu’il désire. Il gardera la double casquette d’auteur-producteur indépendant pour ses neuf autres films.

Résolument engagé, dès le départ, pour la cause du cinéma d’auteur, Ömer Kavur ne refuse pas, dans un premier temps, de conjuguer son art avec les vents dominants de son époque, sans pour autant faire de concessions, ni sur le fond ni sur la forme. Les Gamins d’Istanbul (Yusuf île Kenan, 1979), son second long métrage qui porte bien la signature d’un auteur – certes encore débutant mais qui s’affirme avec force – est l’exemple typique de ce que l’on appelait alors « le cinéma progressiste ». Au cours de sa collaboration scénaristique avec Onat Kutlar, transparaît déjà une préférence pour la psychologie de l’individu au détriment de la démonstration didactique qui caractérise les meilleurs films turcs de cette période. L’histoire des frères Yusuf et Kenan qui quittent leur Anatolie natale après l’assassinat du père pour cause de vendetta, est exemplaire de la vie de dizaines de milliers d’enfants qui tentent de survivre dans les bidonvilles d’Istanbul. Il s’agit là d’un regard sensible et perspicace, face aux réalités d’un pays et aux dangers qui guettent les jeunes relégués en marge de la société, devenant ainsi une proie facile pour les organisations politiques extrémistes.

La première moitié des années 1980 marque pour Ömer Kavur une période de transition très prolifique. Entre 1981 et 1985, toujours en collaboration avec des écrivains contemporains, il réalise cinq long métrages populaires qui sont d’autant d’exercices de style. Il s’agit de variations sur des thèmes classiques comme l’amour difficile, sinon impossible, ou bien des road movies comme il les affectionne. Ah la belle Istanbul (Ah Güzel istanbul, 1981) est adapté d’une nouvelle de Füruzan en collaboration avec l’auteur. Le film connaît un franc succès populaire, puisqu’il arrive en tête du box office. Pourtant, ce n’est pas vraiment un film commercial, et non plus un film d’auteur aux accents personnels…

Une histoire d’amour brisée (Klrlk Bir Ask Hikayesi, 1981) et Le Lac (Göl, 1982) sont les fruits d’un travail commun mené avec un autre écrivain, Selim Ileri. Puis vient le temps de la collaboration avec un jeune scénariste, Barls Pirhasan, qui a un goût marqué pour le cinéma d’art et d’essai ; ensemble ils signeront deux films : Colin-maillard (Körebe, 1984) et La Route désespérée (Amanslz Yol, 1985).

Ömer Kavur ponctue ainsi sa recherche cinématographique. Désormais, il est suffisamment sûr de lui pour se consacrer entièrement à un cinéma intimiste plus personnel, au profit des thèmes existentiels ; son langage cinématographique, bien singulier et fort agréable, puise son inspiration jusque dans des formes narratives traditionnelles. C’est ainsi que L’Hôtel de la Mère Patrie (Anayurt Oteli, 1986) voit le jour. Comme d’habitude, le point de départ est littéraire : le cinéaste adapte lui-même le roman de Yusuf Atllgan. L’histoire désarmante, mélancolique et tragique de Zebercet, gérant d’un hôtel de province, touche le public du Lido de Venise où le film concourt pour le Lion d’Or.

L’année suivante, c’est au tour des festivaliers cannois de découvrir ce cinéaste turc qui vient de réaliser un autre film de la même veine : Le Voyage de nuit (Gece Yolculugu, 1987) qui est une réflexion originale sur la difficulté de créer d’un cinéaste. Pour la première fois le scénario ne s’inspire d’aucun texte littéraire et n’est le fruit d’aucune collaboration, il est l’oeuvre du réalisateur qui domine parfaitement son sujet et sa caméra.

Puis vient un relatif silence de quatre ans, le temps nécessaire au cinéaste pour qu’il réalise son meilleur film. Le Visage secret (Gizli Yüz, 1991) qui nous convie à la recherche initiatique d’un visage perdu dans le temps enchanté d’un conte oriental aux dimensions infinies, est une oeuvre de maturité. Avec ce dixième long métrage qui reste jusqu’à ce jour son dernier film, Ömer Kavur confirme la place importante qu’il occupe dans le cinéma turc contemporain : celle du plus talentueux cinéaste d’une génération qui apporta un nouveau souffle au cinéma d’auteur vers la fin des années 1970.

Ömer Kavur privilégie, depuis L’Hôtel de la Mère Patrie les thèmes relatifs à la difficulté d’être et de communiquer. Le Visage secret élargit les frontières de cette préoccupation majeure, en la plaçant dans un espace intemporel. D’emblée, le film s’infiltre avec douceur dans l’esprit du spectateur, puis secrète lentement un élixir qui l’enchante, en empruntant aux contes orientaux leur rythme doux et leur répétitivité envoûtante.

Une belle femme, grave et mystérieuse, part à la recherche d’un homme dont le visage s’évanouit sur de vieilles photos. Une jeune photographe doit l’aider dans cette quête du passé, quête à la poursuite d’une identité nébuleuse et fuyante, impossible à fixer sur la pellicule… Cette recherche de soi-même à travers mille et un visages qui nous entourent, conduit le jeune homme dans une petite ville de l’Anatolie, où d’étroites ruelles s’enlacent pour mieux faire disparaître la trace de la femme poursuivie – la personne commanditaire est devenue l’objet de sa commande – où les vieilles maisons cachent mal les secrets millénaires, où la tour de l’horloge indique une heure sans précision aucune… De curieux personnages s’épanouissent dans l’infini de ce temps indéfini et ne se sentent pas du tout à l’étroit dans l’exiguïté des vieux murs…

Le Visage secret est le produit de la conjugaison de deux talents. Le scénario du film est basé sur une idée originale d’Orhan Pamuk, jeune romancier très en vue dans les milieux littéraires turcs. Le fait qu’un cinéaste et un écrivain qui occupent chacun une place de tête dans leurs domaines collaborent étroitement, est en soi un événement rare et positif. Ömer Kavur confia dans un entretien (1), l’importance qu’il y attachait : « Les jeunes romanciers comme Orhan Pamuk peuvent apporter une nouvelle vie au cinéma turc. Je crois qu’il est très important pour nous cinéastes, de dialoguer et de travailler avec des hommes de lettres. D’ailleurs, je pense que si le cinéma turc connaît actuellement une grave crise financière, c’est que nous n’avons pas été capables d’attirer vers nous de nouveaux talents et mettre à profit la créativité d’autres artistes, notamment au niveau de l’écriture des scénarios. Je pense même que certains cinéastes ont toujours eu peur d’une telle collaboration… »

Ömer Kavur poursuit son aventure cinématographique de l’indicible et de l’insondable avec le tournage de son onzième film prévu pour septembre 1996, sous le titre provisoire de La Tour de l’horloge (Saat Kulesi).

(1) « A Conversation with Ömer Kavur » in BalkanMédia, 4/1992, pages 9-11