Max Davidson, un « schnorrer » (1) oublié

Lorenzo Codelli

Cher Robert Benayoun, toi qui avais découvert et réévalué tous les comédiens majeurs et mineurs de l’exceptionnelle tradition juive, et qui avais même publié un tableau généalogique des trois branches – anglaise, américaine, irlandaise – du comique juif américain (2), avec quels mots inspirés aurais-tu approché ce chaînon manquant qui s’appelle Max Davidson ? Il est vrai que ton illustre prédécesseur, Walter Kerr, dans son oeuvre magistrale dédiée aux « Silent Clowns » (3), ne l’avait pas mentionné non plus. Et il est vrai aussi que ton héritier, Petr Kral, dans son double traité fondamental se demandait : « Se pourrait-il que Davidson, avec Lloyd Hamilton signalé par Walter Kerr, soit le plus grand mystère que les historiens du burlesque aient laissé jusque-là dans l’ombre ? »(4)

Pour approcher le travail de Max Davidson, je dispose aujourd’hui d’une demi-douzaine de courts métrages et d’un long métrage complet (5) – sur les quelques 155 films qu’il aurait interprétés pendant toute sa carrière – ainsi que de recherches « in progress » de l’historien Robert Farr (6). Ce n’est pas beaucoup hélas !

La programmation de cinq de ses comédies, au Festival de Pordenone en octobre 1994, a été un véritable événement. Les films, projetés dans le cadre d’une rétrospective dédiée aux « Rires Oubliés » du cinéma muet américain, ont largement été plébiscités par le public.

Max Davidson est né à Berlin le 23 mai 1875. Selon une biographie parue dans la revue « Motion Picture News » du 29 janvier 1916, Max Davidson a été élevé en Europe. Très jeune, il a travaillé pour le théâtre puis a émigré, encore adolescent, aux États-Unis. Après avoir été assistant de théâtre à vingt ans, il maîtrise suffisamment bien l’anglais pour débuter en province comme acteur dans des mélodrames. Autour de 1895 il rencontre le jeune comédien David Wark Griffith à Louisville (Kentucky), ils deviennent tous deux de bons amis. Ils travaillent ensemble dans la compagnie « The Twilight Revelers », comme le rappelle Griffith dans ses mémoires inédites. Selon Richard Schickel, c’est vers 1907 à New York, que Davidson réussit à convaincre Griffith d’abandonner le théâtre pour se consacrer au cinéma comme acteur et scénariste (7).

Tout comme son ami Griffith, devenu par la suite le génial inventeur du langage cinématographique, Max Davidson commence à jouer dans des films pour l’American Mutoscope and Biograph Company de New York. Il aurait aussi joué, avant la première guerre mondiale, dans certains films de Griffith, mais ce n’est pas sûr.

En 1914, il devient le protagoniste d’une petite série, Izzy ou Les Histoires d’Izzy Hupp, qui raconte l’histoire d’un mari humilié, série produite par le studio Reliance d’Hollywood. Ces sept films ont tous disparu. Il obtient ensuite des seconds rôles de vilain, d’émigrant ou de débonnaire, pour la Keystone de Mack Sennett et pour la Fine Arts. Entre autres, il joue Sancho Pança dans le Don Quichotte de 1916 dirigé par Edward Dillon et supervisé par David Wark Griffith. Il apparaît, également, en voisin sympathique de Mae Marsh dans l’épisode moderne d’Intolérance (1916) de Griffith. Mais il obtient ses toutes premières critiques positives dans la presse grâce au personnage du vieux camarade du petit Jackie Coogan dans The Rag Man (MGM 1925), une comédie ethnique dirigée par l’expert Eddie Cline. La suite, Old Clothes (Jackie Coogan Productions, 1925), confirme l’intérêt du public pour les histoires émouvantes d’immigrés juifs et irlandais qui espèrent connaître un peu de bonheur dans leur pays d’adoption.

En 1926, Max Davidson obtient un contrat du producteur Hal Roach – le plus grand découvreur de talents comiques à Hollywood après Mack Sennett – pour une série de comédies slapstick. En deux ou trois ans, il interprète une vingtaine de courts métrages aux côtés de talents tels Charley Chase ou Laurel et Hardy.

Le seul long métrage avec Max Davidson de cette époque qui nous soit parvenu, Pleasure Before Business (Columbia 1927) dirigé par Frank Strayer, nous permet d’apprécier une variation amusante des pères vieux, têtus et chiches : un producteur de cigares qui se croit millionnaire mais ne fait que gaspiller follement la dot de sa fille. Variety (4 mai 1927) louait le style modéré de Max Davidson.

Les sept titres connus de son âge d’or chez Hal Roach nous montrent Max Davidson en typique immigré juif orthodoxe du vieux continent, petite taille, barbe grise, yeux de hibou, cheveux frisés (« Ne me les touchez-pas Madame ! »), chapeau melon, vêtements noirs ou gris. Il joue souvent le rôle de Papa Gimplewart, un tailleur marié à une femme grassouillette et détestable (Martha Sleeper) et père d’un fils tout à fait crétin. Ce « jeune fils » est merveilleusement interprété par « Spec » O’Donnell, visage lentigineux, manières agressives, un vrai rebelle éhonté.

Selon Robert Farr, Max Davidson représente parfaitement « le poisson hors de l’eau qui lutte pour s’insérer dans l’Amérique « mainstream » comme tous ces millions d’immigrants des ghettos urbains ». Ses névroses, qui nous paraissent aujourd’hui tellement woodyalleniennes avant la lettre, ses réactions de rage ou d’auto-flagellation constante, proviennent évidemment d’une vision du monde arriérée autant que désespérée. Ce qui est à l’opposé de la vision optimiste et hyper-active du metteur en scène Leo McCarey, le meilleur créateur du personnage de Max Davidson. Leo McCarey adore jeter Max Davidson dans des situations absurdes et sans issue pour voir comment il se débrouille. Il ne rit jamais de lui, il s’émeut plutôt devant son formalisme désuet.

Aperçu des sept courtes comédies Hal Roach survivantes, par ordre de sortie.

Dans Jewish Prudence, Max Davidson, le faux malin, essaie de faire passer son fils pour invalide suite à un accident ; ses gags, avec la vraie/fausse jambe « cassée » du garçon en présence des inspecteurs des assurances, exploitent la douleur physique, ainsi que la panique mentale, jusqu’à d’extrêmes limites. Au tribunal, Max Davidson perd son procès à cause d’une réaction trop « naturelle » de son fils idiot. Les grimaces de mépris et de honte de Max Davidson rappellent, plutôt que celles des grands comiques de l’humiliation (Charlot, Oliver Hardy), les réactions d’un Lon Chaney ou d’un Conrad Veidt pris au piège de leurs mêmes oubliettes.

Dans Don’t Tell Everything l’enfant terrible « Spec » O’Donnell se travestit en femme pour mieux se cacher aux yeux de la femme que son père Max voudrait épouser. Ce numéro outrancier s’entrecroise avec les entreprises paradoxales d’un garagiste incompétent qui détruit petit à petit la voiture de Max. L’invention de la couronne mortuaire en souvenir de l’automobile disparue a été jugée par Thierry Lefebvre « le plus exceptionnel [de] toute une panoplie de gags remarquables » (8) des films de Max Davidson.

Call of the Cuckoo est presque une « all-star comedy », dirigée par Clyde Bruckman, un camarade de Buster Keaton, et seulement supervisée par McCarey. Entouré de comédiens populaires, de Stan et Ollie à Charley Chase et Jimmie Finlayson, Max Davidson essaye de s’adapter à sa nouvelle maison dont les portes s’ouvrent dans des sens bizarres et dont les installations fonctionnent à l’envers. La scène de la baignoire qui tombe où l’on voit Max Davidson nu comme un ver, joue sur un effet de scandale tout à fait moderne.

Une autre fois Max essaye de se marier dans Should Second Husbands Come First ?, mais ses deux fils lui rendent la tâche impossible. Comme dans certains films de Laurel et Hardy, la femme semble venir « perturber » une hiérarchie homosexuelle bien ordonnée.

Mon Max préféré est sans doute Flaming Fathers, tant pour son bonheur créatif que pour son esprit d’improvisation génial. Un jour, à la plage qui annonce par bien des aspects les Vacances de Monsieur Hulot, même dans la question finale posée par les enfants qui avaient assisté à tous les malheurs de Max : « Monsieur, est-ce que vous allez revenir dimanche prochain ? », Max et Leo sont en état de grâce.

Pass the Gravy est déjà devenu un classique. Tout se passe pendant un dîner familial durant lequel l’invité d’honneur commence à dévorer, sans le savoir, son poulet, premier prix à l’expo. Max ne le sait pas non plus, seul ‘Spec’ O’Donnell, le responsable, le révèle, dans un premier plan magistral de rosserie et de pudeur. Le rythme du film devient de plus en plus celui d’un ballet loufoque, d’un match de boxe sadique où tout peut arriver. Voyez comment Max sera puni à la fin, tandis qu’il court très loin vers l’horizon. Une « sortie de scène » inoubliable.

Dans sa dernière comédie muette qui nous soit connue, Feed ’em and Weep Max n’a malheureusement qu’un rôle secondaire, celui du propriétaire du restaurant où deux serveuses exubérantes se déchaînent. La série des « Max Davidson Comedies » pour Hal Roach n’aura donc duré que de mai 1927 à la mi-octobre 1928.

Archivistes du monde entier, S.V.P., retrouvez les autres comédies de cette période trop courte : What Every Iceman Knows (17 septembre 1927), Love ’em and Feed ’em (12 novembre 1927), Fentes (10 décembre 1927), Dumb Daddies (4 février 1928), Came the Dawn (3 mars 1928), Blow by Blow (31 mars 1928), Tell it to the Judge (28 avril 1928), Should Women Drive ? (26 mai 1928), That Night (15 septembre 1928), Do Gentlemen Snore ? (13 octobre 1928). Nous serions prêts à accepter même des copies 16mm un tantinet abîmées, comme le sont les autres copies sauvées des films de Max, conservées par des collectionneurs passionnés plutôt que par de grands archivistes, comme l’a souligné justement Paolo Cherchi Usai (9).

Entre 1929 et 1942, Max Davidson apparaît dans de nombreux courts et longs métrages, mais de plus en plus dans des rôles marginaux ou bien de figurants. Son accent allemand ne l’aide pas à jouer dans les films parlants, et Hal Roach l’abandonne en 1930. Il travaille chez MGM, Fox, Columbia, il retrouve Charley Chase en 1935 pour une seule courte comédie (Southern Exposure, produite par Roach, dirigée par Charles Parrott). Il apparaît dans trois films de Cecil B. De Mille (The Plainsman, 1937, Union Pacific, 1939), et enfin, sans barbe, il joue le rôle minuscule d’un juré silencieux et drôle dans Reap the Wild Wind (1942). On ne connaît pas les raisons pour lesquelles il a abandonné le cinéma après ce film, mais on sait qu’il est mort à la suite d’une longue maladie le 4 septembre 1950, dans la Motion Picture Country Home, une maison de retraite pour cinéastes, à Woodland Hills, Californie.

Notre ami William K. Everson, le grand collectionneur anglais disparu en avril dernier, qui nous avait prêté son ancienne copie 16 mm Kodascope, teintée, de Pass the Gravy, a observé qu’à voir l’une après l’autre ces comédies de Max Davidson, on obtient un effet d’avalanche, puisque « chacune fait rire plus que les précédentes » (10). Ajoutons qu’à chaque nouvelle vision vous découvrirez d’autres nuances psychologiques, d’autres racines « mitteleuropéennes », du pitoyable papa juif nommé Max. N’est-ce-pas, Robert Benayoun ?

1. « Dingue » en yiddish, selon la traduction de Robert Benayoun.

2. Robert Benayoun, « Zanies, Wackies, Madcaps et Messhuggehs », Positif, n°180, avril 1976 ; voir aussi : Robert Benayoun, Woody Allen au-delà du langage, Éditions Herscher, Paris 1985, p. 135-139.

3. Walter Kerr, The Silent Clowns, Alfred A. Knopf, Inc., New York, 1975.

4. Petr Kral, Les Burlesques ou Parades des somnambules, Éditions Stock, Paris 1986, p. 308 ; l’auteur avoue ne connaître de Davidson que les deux extraits inclus dans l’anthologie de Robert Youngson Les Folles années de Laurel et Hardy (Laurel and Hardy’s Laughing Twenties, 1965). Voir aussi : Petr Kral, Le Burlesque ou Morale de la tarte à la crème, Éditions Stock, Paris 1984.

5. Un autre de ses long métrages, No Woman Knows (Universal 1921) de Tod Browning, est actuellement en cours de restauration à la Filmoteca Española de Madrid. Max joue un petit rôle dans le fragment conservé d’un autre long métrage, Hold Your Breath (Christie Film Company 1924) de Scott Sidney, montré à Pordenone en 1994.

6. Recherches à paraître prochainement dans la revue Griffithiana, Gemona, Italie. Dans le numéro 51/52 (1994) de Griffithiana on trouve une filmographie partielle des courts métrages de Max Davidson par l’historien tchèque Karel Caslavski. Le numéro 53 (1995) de cette revue propose les textes du colloque de Pordenone 1994 dans lequel des historiens comme William K. Everson, David Robinson, Charles Musser, Robert Farr, Bo Berglund, Jan-Christopher Horak, Richard Bann etc. discutent entre autres de la réputation de Max Davidson en Amérique et en Europe, ainsi que de pas mal d’autres comédiens américains méconnus.

7. Richard Schickel, D. W. Griffith An American Life, Simon and Schuster, New York 1984, p. 90-91.

8. Thierry Lefebvre, « A propos de cinq films interprétés par Max Davidson », 1895, n°19, 1995, p. 49.

9. Paolo Cherchi Usai, « The Revenge of the ‘Minor’ American Comedians », Slapstick & Co., Argon Verlag/Stiftung Deutsche Kinemathek, Berlin 1995, p. 110.

10. William K. Everson, « 13th Pordenone Silent Film Festival », Films in Review, n°2, mars-avril 1995, p.40-41.