«Je me souviens de ces femmes au pas vacillant et saccadé, leurs manières de naufragées de l’amour qui allaient en effleurant les murs le long des couloirs, s’enivraient du parfum des fleurs entre les jardins ombragés et les petits escaliers de marbre…»
Ainsi s’exprimait Salvador Dali, un excellent témoin de cette époque, à propos des grandes divas italiennes du muet. Aujourd’hui, après des années d’ostracisme et d’oubli, grâce aux copies restaurées, ces silhouettes diaphanes et languissantes, frémissantes et enflammées, vêtues d’habits de soie, à la démarche majestueuse et éthérée, avançant à petits pas comme les musmés japonaises, dans l’atmosphère raréfiée et brûlante de cette époque, nous sont finalement restituées.
Borelli : un passage digne d’un météore. Seulement cinq ans de présence à l’écran, une douzaine de films en tout qui ont marqué toute une époque.
Née à La Spezia le 22 mars 1887, Lyda Borelli a commencé sa carrière à peine âgée de quinze ans dans La veine de Alfred Capus. Ensuite, elle interpréta La figlia di Torio de Gabriele d’Annunzio, aux côtés d’authentiques monstres sacrés du théâtre, comme Ruggero Ruggeri, Virgilio Talli, Irma Gramatica et Oreste Calabresi. En 1905, à l’âge de dix-huit ans, elle est nommée «première jeune actrice» avec Eleonora Duse et en 1907, «prima donna» avec Ruggeri. Son répertoire s’élargit allant d’une interprétation raffinée dans Salomé d’Oscar Wilde à celle décadente dans Il ferro di D’annunzio, adoptant un style boulevard dans La sfumatura di Francis de Croisset ou plus franchement vaudevillesque comme dans La presidentessa de Hennequin et Veber.
Quand la compagnie Film Artistica Gloria de Turin, lui écrit un rôle pour Ma l’amor mio non muore!… (1913) elle est déjà une actrice confirmée, et dans ce film défini par Francesco Savio comme «un manifeste du vivre inimitable et de l’inimitable mourir», son interprétation atteint une exceptionnelle densité, lucidement contrôlée à chaque instant, toujours adaptée aux rythmes imposés par le récit pour les images, où rien n’est laissé au hasard.
Immédiatement après, toujours aux côtés de Mario Bonnard, dans La memoria dell’altro (1913), mis en scène cette fois-ci par l’acteur et réalisateur Alberto degli Abbati, elle joue le personnage d’une intrépide aviatrice partagée entre l’amour de deux hommes.
Après le succès de ces deux premières oeuvres turinoises, vient le tour de la Cines de Rome. La stratégie de cette Manufacture de pellicules cinématographiques, qui a installé ses établissements en dehors de Porta San Giovanni, consiste à élever le niveau de sa production grâce à l’utilisation de grands noms du théâtre contemporain. La Cines a déjà engagé Galli-Guasti-Ciarli-Bracci, Calabresi-Chiantoni-Sabbatini et Ruggeri-Paradossi-Teldi, et c’est maintenant le tour de Piperno-Gandusio-Borelli. A la première dame de cette formation, ils offrent un rôle fabuleux pour porter à l’écran trois œuvres de Henri Bataille. Borelli accepte et successivement elle interprètera La donna nuda (1914), La marcia nuziale (1915) et La falena (1916), incarnant à l’écran les trois héroïnes du dramaturge français.
Qu’importe si quelques critiques aigris relèvent que «beaucoup de lenteurs, de dissertations, d’emphases et d’allitérations entrecoupent les événements, brisant le contour et la ligne».
Antonio Gramsci a été lui aussi sollicité pour affirmer que «l’art de Borelli n’existe pas puisque l’actrice interprète toujours et uniquement son propre rôle».
C’est vrai : perfide ou candide, fatale ou ingénue, elle était toujours elle-même, unique, parce qu’elle portait en elle le charme vivant de ses héroïnes : qu’il s’agisse de la livide Elsa Holbein dans Ma l’amor mio non muore !… ou de l’intrépide Madame Tallien, ou bien de la malheureuse Marina dans Malombra, de la libertine duchesse de Langeais dans La storia dei tredici ou encore de la mystérieuse princesse dans Carnevalesca, Lyda Borelli, délicate ou voluptueuse, est toujours Lyda Borelli, même si elle sait adapter regards et gestes, corps et âme aux rythmes et aux temps dans lesquels se déroulent de mystérieux événements. L’un de ses films les plus intéressants est certainement Rapsodia satanica, tourné par Nino Oxilia en 1915 mais diffusé seulement en 1917, sur un sujet de Fausto Maria Martini et Alberto Fassini, librement inspiré du mythe faustien. Incarnant la vieille Alba d’Oltrevita, qui en échange de sa jeunesse perdue renonce pour toujours à aimer, l’actrice joue un personnage torturé et douloureux. Quand, dans l’impossibilité de respecter le pacte passé avec le diable, elle cède à l’amour tout en sachant qu’embrasser son amant signifie creuser sa tombe, son jeu est entièrement dans les regards mélancoliques, dans la gestuelle des mains, dans les frémissements du corps, un jeu de nuances et d’expressions subtiles et légères, une merveilleuse esquisse florale qui fait d’elle la pâle vestale «rejoignant la mort par les voix de l’amour».
Fausto Montesanti, dans sa mémorable étude Parabole des divas, émet l’hypothèse que dans le personnage de Borelli l’on peut entrevoir certains développements qui deviendront typiques par la suite, comme par exemple, chez Greta Garbo, et construits justement selon la formule du «renoncement au bonheur» et des «amours impossibles».
La brève carrière de Lyda Borelli – elle épousa le comte Cini en 1918 et se retira pour mener une vie discrète jusqu’à sa mort en 1959 – se résume, comme déjà indiqué, à douze films plus deux apparitions symboliques : dans L’altro esercito (1918), un documentaire commandé à la Cines par le Ministère de la Guerre pour faire la propagande des efforts de guerre du front interne, où l’actrice incarne le personnage de Santa Barbara dans un brève prologue. L’année précédente, juste après la défaite de Caporetto, elle prêtait son austère et majestueux visage à l’Italie dans un consolateur court-métrage intitulé Per la vittoria et per la pace !
Traduit par Florence Ayadi