Evgueni Bauer (1865-1917) débuta tard au cinéma, à 47 ans, n’y travailla que 5 ans, et mourut au sommet de son talent entre les deux révolutions russes de Février et d’Octobre, sans savoir que Lénine nationaliserait bientôt le cinéma privé (2). Son activité passionnée et féconde, d’abord pour la firme des Frères Pathé puis celle de Khanjonkov et Cie, eut pour résultat la réalisation de 70 films dont une bonne partie est heureusement conservée.
Le cinéma balbutiant recrutait partout à cette époque : il n’y avait pas encore d’école de cinéma et rien d’étonnant si, parmi les pionniers du 7ème art, nous trouvons des ingénieurs des ponts et chaussées et des charcutiers, des acteurs de théâtre et des chimistes. Mais le chemin de Bauer vers les studios et les plateaux fut particulièrement long et sinueux.
Fils d’un musicien de la Cour, un virtuose austro-hongrois de la cithare installé en Russie, et d’une Russe, Marie Dmitriéva, qui appartenait à une grande famille d’artistes (les sœurs de Bauer furent chanteuses et comédiennes), Evgueni Bauer fit d’abord l’école des Beaux-Arts de Moscou mais par la suite, n’hésita pas à changer de profession ; il fut acteur et maquilleur-décorateur dans un théâtre, tâta de la photographie et même des affaires : on trouve son nom dans les archives municipales de 1902-1905 comme propriétaire et petit entrepreneur dans un faubourg près de la rue Séleznevskaïa. Mais il se fit surtout une réputation de décorateur habile, de concepteur de revues somptueuses pour opérettes, spectacles dans les jardins publics et autres établissements de distraction, en particulier les cafés-concerts de l’entreprise moscovite de Charles Aumont. Evgueni se maria à une Allemande, diva d’opérette et de vaudeville et, entre deux commandes, menait une vie de bohême insouciante. Des photographies et des fragments d’actualités ont à jamais fixé son visage avenant, la raie droite dans les cheveux ondulés, les fines moustaches dites «françaises» alors en Russie, l’éclat joyeux de ses yeux noirs : un vrai air de Latin !
Et voilà que ce bon vivant, ce dilletante se transforme en un véritable créateur, chercheur et artisan du cinéma. Son amour du travail était infini. Par plaisanterie, il disait qu’étant un jour entré dans un studio, il n’en sortait désormais que pour tourner des extérieurs ou faire des repérages. Ce fervent néophyte se découvrit un don inné pour le cinéma, et les décennies suivantes confirmeront que la nature l’avait voulu ainsi. Formé par le théâtre, Bauer se révéla résolument antithéâtral au cinéma. A l’étonnement de ses collègues, il construisait et réglait la composition du plan toujours «à travers le petit carreau», c’est-à-dire l’oeilleton de la caméra, gage d’une vision purement cinématographique.
Dès ses premiers films, parmi lesquels son très remarqué Les Ténèbres de l’âme féminine (1913), Bauer attira l’attention par sa plastique particulière, destinée au seul écran. Dans le film L’Enfant de la grande ville, le destin de la demi-mondaine Manka-Mary s’inscrivait de manière organique dans le milieu vivant et bouillonnant du Moscou enfiévré de 1915 avec son éclat, son luxe et sa pauvreté, ses lieux de plaisir et la nouvelle danse à la mode importée de Paris, le tango. Bauer n’additionnait pas ses expériences de metteur en scène de théâtre, acteur et photographe en une hypothétique somme, une synthèse des arts dans le cinéma. Non, il les intégrait pour dégager une nouvelle qualité esthétique dont la spécificité, ainsi qu’il l’avait deviné, résidait dans l’aspect figuratif (et non pas dans le simple enregistrement d’une action scénique), dans l’éclairage, le jeu des lignes et des volumes, la valeur esthétique des éléments photographiques en mouvement. Avec une intuition infaillible, il sentit la nécessité d’élaborer tout un système de moyens expressifs, de procédés, de secrets et d’astuces, pour créer à l’écran un monde superbe et mystérieux. Bauer adorait les palais, les hôtels particuliers des millionnaires, les enfilades de pièces et de salons, les garçonnières, les salles égyptiennes et romaines, les jardins d’hiver. Poète des intérieurs, il aimait donc une nature fantasque, exotique : il filmait à Yalta en Crimée et à Sotchi au pied du Caucase, des villas mauresques, des côtes rocheuses, des plantes tropicales. Verticales rythmées des colonnades, escaliers, rideaux gonflés par le vent… Tout cela ne constituait pas seulement la poétique du réalisateur mais aussi une stratégie contre l’ennemi pressenti : la platitude de l’écran, l’écrasement optique de la troisième dimension devant la caméra. Bauer découpait cette surface plate par des colonnes, des décors décalés derrière lesquels il cachait des sources de lumière complémentaires ; la profondeur de champ était sa passion. Et sur ce point il devançait plus que son pays et son temps. Il structurait l’espace en profondeur pour obtenir un effet voulu de plans multiples et d’actions simultanées, même au fin fond de l’écran. Pour exemples : la séquence de la double noce dans Une vie pour une autre, la scène de bal des domestiques dans le restaurant de Nelly Raïntseva, les lointains passages de l’héroïne (Véra Kholodnaïa) dans Les Enfants du siècle. Toutes ces découvertes des années 10, banales de nos jours, forgèrent un langage cinématographique dont l’élaboration est visible dans la filmographie de Bauer. C’est lui qui, sans aucune déclaration et précédant l’avant-garde des années 20, introduisit des extraits de documentaires et d’actualités dans les sujets de fiction, utilisa des vues panoramiques (la critique de l’époque fut stupéfaite par le long panorama de Moscou la nuit, ruisselant de lumière, dans le film Je suis seigneur et esclave, vermisseau et Dieu ! (3)). Il essaya même, timidement il est vrai, les zooms et tenta des montages expérimentaux, repris et développés ultérieurement par son élève Léon Kouléchov.
Cependant, tout cela n’était pas isolé mais relevait d’une esthétique constituée que l’on peut sans conteste rattacher au modern style russe, à l’art nouveau, avec sa volonté exacerbée de renouveau, sa profusion décorative masquant la forme utilitaire et la rigueur de la construction. L’architecture de Franz Shekhtel, auteur du Théâtre d’Art de Moscou(4) ; les chorégraphies de Michel Fokine(5) surtout l’immortelle La Mort du cygne qui incita Bauer à tourner sous le même titre un film avec dans le rôle principal Véra Caralli, une exquise danseuse étoile du Bolchoï, les réalisations dans sa période prérévolutionnaire de Vsevolod Meyerhold(6) tant au théâtre qu’au cinéma (Le Portrait de Dorian Gray, Un homme fort (1916) : voilà les parallèles esthétiques à l’œuvre de Bauer dans l’art du «siècle d’argent» russe.
«La beauté d’abord, la vérité ensuite». On retourna la devise de Bauer contre lui pour l’accuser d’indifférence, de formalisme. C’est profondément injuste. Les sujets des films de Bauer comportent toujours une évidente compassion pour les offensés et les humiliés, les faibles, les malheureux. Citons ne serait-ce que Témoins muets. Ses films sont discrètement moralistes et toujours réellement humains. Ses contemporains les plus sensibles le comprirent. Voici un extrait de l’article de Valentin Tourkine(7), l’un des plus intéressants parmi les premiers théoriciens du cinéma : «Une divine mélancolie possédait l’âme de Bauer, et il réalisa ses meilleurs films à la lumière crépusculaire de cette tristesse… Tous ont encore en mémoire ses personnages… figures pensives glissant doucement ou assises ; première étreinte amoureuse, lente et passionnée ; la vie qui passe, paisible, et où soudain surgissent les cris, les élans, la mort…»
Homme d’une rare modestie (il n’écrivait pas d’articles, ne donnait pas d’interviews), bon et délicat, Bauer mourut comme il avait vécu. Avec son équipe il se rendait en voiture à Yalta pour y tourner Le Roi de Paris, en empruntant la route qui longe la mer Noire. La troupe s’arrêta dans un restaurant pour dîner. La nuit tombait. Bauer remarqua que les chauffeurs manquaient à table et sortit pour les appeler. Il glissa sur un galet mouillé et se fractura la jambe et la hanche. Il mourut quelques semaines plus tard d’un oedème aux poumons causé par son immobilisation dans le plâtre. Comme le raconte Alexandre Khanjonkov : «A son enterrement, au vieux cimetière de Yalta, les femmes sanglotaient, et les hommes aussi.»
Traduction et notes de Françoise Navailh
(1) Siècle d’argent : terme littéraire. La poésie russe a connu deux périodes fastes : l’Age d’or (la pléiade autour de Pouchkine dans la première moitié du XIXème) et le Siècle d’argent au début du XXème, moment qui voit aussi en Russie un exceptionnel épanouissement de tous les arts : peinture, littérature, théâtre, ballet, et bien sûr, cinéma.
(2) Décret du 27 août 1919.
(3) Vers tiré de l’ode «Dieu» de G. Derjavine (1743-1816).
(4) Le théâtre du Mkhat fut construit en 1902 pour C. Stanislavski par F. Shekhtel (1859-1926).
(5) M. Fokine (1880-1942). Auteur de nombreuses chorégraphies pour S. Diaguilev : Schéhérazade, L’Oiseau de Feu, Le Spectre de la rose, Pétrouchka…
(6) V. Meyerhold (1874-1940).
(7) V. Tourkine (1887-1958).