Qui est António Campos? La question mérite d’être posée dans la mesure où j’ai entendu, un jour, un charmant garçon qui se piquait d’être cinéphile demander sans complexe aucun: qui est Georges Rouquier? Voilà donc deux cinéastes qui appartiennent à la même famille (une famille à laquelle on pourrait rattacher un Mario Ruspoli, un Imre Gyöngyössy et un Barna Kabay quand ils tournent Une vie toute ordinaire et pourquoi pas le Robert Flaherty de L’Homme d’Aran, l’Ermanno Olmi du Temps s’est arrêté, le Mario Brenta de Vermisat) et qui ont en commun la même modestie, le même effacement devant le tohu-bohu des médias, le même regard fraternel à l’encontre des acteurs improvisés de leurs films. António Campos est donc forcément un marginal. Marginal parce qu’il est toujours resté à l’écart du cinéma portugais “urbain”, celui de Lisbonne ou celui de Porto. Marginal aussi parce qu’il a choisi d’être le chantre d’une certaine ruralité en voie d’extinction. Il est devenu peu à peu, au fil de ses documentaires, l’irremplaçable témoin d’un monde longtemps assoupi dans le cocon de ses traditions ancestrales et soudain confronté à l’irruption d’une vie moderne que les vagues successives d’émigrants en cette deuxième partie du XXe siècle ont peu à peu introduite dans leurs villages d’origine.
Avec des moyens souvent dérisoires, Campos a “mémorisé” la fin d’un monde – notamment dans son remarquable Vilarinho das Furnas – , un monde où régnait parfois la pauvreté voire l’extrême misère mais où, en même temps, coexistaient certaines vertus populaires, une certaine forme d’entraide, un monde où les rapports entre voisins étaient dictés par d’autres lois que le chacun pour soi et la primauté du paraître. On ne trouve néanmoins dans aucun des documentaires du cinéaste un éloge du passéisme ou une idéologie réactionnaire. Si l’on décèle une ligne directrice, c’est celle d’une nostalgie humaniste qui ne saurait être ni de droite, ni de gauche. Campos regarde vivre les personnages qu’il a choisi de filmer avec une totale complicité. Il n’impose dans aucune séquence le point de vue doctrinal de l’ethnologue, de l’intellectuel qui “sait tout” et qui décortique avec commisération les us et coutumes de peuplades exotiques. Bien au contraire, on imagine assez l’auteur ne faire qu’un avec ceux qui l’entourent, immergé dans une communauté qu’il a décidé d’emblée de faire sienne.
Le cinéma d’António Campos est un cinéma du respect et de la fraternité, un cinéma qui s’appuie sur les traditions et les légendes locales, qui a délibérément choisi de tourner le dos au folklore et à l’esbroufe pour mieux pénétrer dans l’écorce vitale des êtres et des choses.
Qui est donc ce personnage peu médiatisé avec lequel il fait bon voyager du Nord au Sud du Portugal, de l’Ouest atlantique au Nord-Est rude et montagneux, avec lequel il faut s’embarquer sans hésitation aucune sur les chemins buissonniers d’un pays particulièrement attachant? On sait que Campos a tâté du théâtre amateur, s’est passionné pour la peinture et la musique (en témoignent ses nombreux courts métrages réalisés à l’époque où il travaillait pour la célèbre Fondation Gulbenkian) et que son œuvre à vocation anthropologique ne s’est construite que lentement, avec les innombrables contraintes économiques que l’on devine à la lecture même de ses génériques (il est l’homme-orchestre de ses films: réalisateur, scénariste, opérateur, monteur).
Artisan – dans le sens le plus noble du terme – António Campos a néanmoins très certainement souffert de la pauvreté des moyens qui lui étaient offerts pour concrétiser ses rêves. On sait que la pauvreté n’est jamais vice mais qu’en matière de cinéma, elle est parfois un frein à l’enthousiasme. Le cinéma de Campos vaut sans doute beaucoup plus par le regard du metteur en scène que par la munificence des prises de vues (le paysage portugais est le plus précieux des décors, l’image est saisie dans l’urgence et non dans la sophistication, on devine la participation des non-acteurs à cette gaucherie franche et sympathique qui caractérise les tournages en direct, ceux où le spectateur ne ressent à aucun moment qu’une scène est justement “bien” ou “mal mise en scène”).
Campos n’a quitté le champ du documentaire qu’en de rares occasions. Et s’il a abordé la fiction, c’est avec l’œil aigu du documentariste. On le sent parfois gêné aux entournures lorsqu’il lui faut gérer de A à Z un scénario fictionnel. Dans Terre froide par exemple, le mélodrame paysan de Ferreira de Castro est plus intéressant par l’accumulation de ses détails (reconstitution minutieuse de l’atmosphère d’un village perdu du Tras-os-Montes dans les années 1940) que par le fil même de l’intrigue. Chassez le documentariste, il revient au galop.
La force d’António Campos ne s’est jamais si bien exprimée que dans l’ambiance d’une “communauté paysanne”. Avec les pêcheurs de thon de l’Algarve, avec ceux de la plage atlantique de Vieira qu’il accompagne tout au long de leur curieuse migration vers le Ribatejo, avec les paysans de Vilarinho das Furnas, ce Tignes portugais photographié avec tant de connivence fraternelle avant son ensevelissement sous les eaux d’un barrage, avec ceux de Rio de Onor, avec les saliniers de l’estuaire de l’Aveiro, Campos se sent de toute évidence en accord total avec ses idées, sa philosophie de vie.
Tout récemment, Campos évoquait sa trajectoire de cinéaste d’Almadraba Atuneira (1961) à La Trémie de cristal (1993) en expliquant la naissance de ces deux films par des impressions émotionnelles et des souvenirs liés à la magie de l’enfance. Quand en 1958, il avait présenté (à Carcassonne) un premier court métrage intitulé O Tesouro, un journaliste français lui avait dit : “Campos » en traduction française veut dire « champs » et « tesouro » : « trésor ». Aussi peut-on rappeler au sympathique concurrent portugais les vers de La Fontaine au sujet des champs que le laboureur lègue à ses enfants: travaillez, prenez de la peine, un trésor est caché dedans”.
La prophétie du journaliste français avait troublé Campos dans la mesure où elle le reliait à ses souvenirs personnels. Mais pour nous spectateurs, on peut aussi penser que le trésor offert par Campos ne se mesure pas dimensionellement et ne saurait se définir par sa seule valeur financière: la mémoire d’un peuple n’a en effet pas de prix.