Jaime Humberto Hermosillo, le jongleur

Paulo Antonio Paranaguá

Jaime Humberto Hermosillo, tout comme Arturo Ripstein et Paul Leduc, est un des précurseurs et un des maîtres du nouveau cinéma mexicain. Si au Mexique la conjoncture est favorable, si la crise semble moins désespérée qu’ailleurs (particulièrement en Amérique Latine), c’est grâce à la convergence entre une nouvelle génération – Nicolás Echevarría, María Novaro, Carlos Carrera, Dana Rotberg, Guillermo del Toro, Francisco Athié – et des cinéastes chevronnés comme Ripstein, Leduc, Hermosillo, qui ont ouvert la voie depuis une bonne vingtaine d’années.

Hermosillo partage avec Ripstein la volonté d’insertion dans l’industrie existante et donc une filmographie relativement abondante, serait-ce au prix de quelques compromis et d’une certaine irrégularité. Leur oeuvre porte également la marque d’une méfiance commune envers les idéologies politiques, alors que Leduc reste fidèle aux engagements militants de la génération de 1968. Plus schématiquement, Hermosillo et Ripstein ont été formés à l’école américaine, tout en restant imprégnés par le cinéma mexicain, tandis que la formation de Leduc est plutôt européenne. En revanche, Hermosillo s’éloigne à la fois de Ripstein et de Leduc par son rejet du baroque et des constructions complexes, au profit d’un style dépouillé, volontiers “transparent”, au point d’épouser carrément le point de vue du spectateur-voyeur dans ses derniers films.

Enfin, ces trois cinéastes à la cinquantaine bien portante, en pleine forme, privilégient résolument la mise en scène: pour eux, comme pour d’autres réalisateurs formés intellectuellement pendant les années soixante à travers le monde, une mise en scène souveraine est le signe par excellence d’un cinéma d’auteur. Chacun à leur manière, ils ont tous les trois expérimenté des formes d’expression nouvelles, au service d’un propos personnel. Ils ont tous recouru à la littérature latino-américaine contemporaine, sans oublier néanmoins leur dette vis-à-vis des écrivains anglo-saxons.

Hermosillo apporte un regard ironique et sans préjugés sur les rôles et les mentalités sexuels des Mexicains. Cinéphile averti, il n’en méprise pas pour autant des jeux et des défis de langage qui suggèrent une transgression d’autres normes, les codes filmiques. Au moins depuis El cumpleaños del perro (L’Anniversaire du chien, 1974), Hermosillo élabore des variations successives autour de l’hypocrisie et la mesquinerie de la classe moyenne, la misère affective des couples, les illusions et les leurres de la famille, dissimulés sous les apparences et les conventions sociales. La province, idéalisée par le vieux cinéma mexicain, trouve en Hermosillo un connaisseur aigu, capable d’y déceler le refoulement et les non-dits.

La pasión según Berenice (La Passion selon Bérénice, 1976) est sans doute le premier film de Hermosillo qui montre une notable sensibilité envers la sexualité et la psychologie féminines, justement dans le cadre étouffant d’une ville provinciale. D’autres portraits de femmes nuancés et inspirés suivront, notamment Naufragio (Naufrage, 1977) et María de mi corazón (María de mon cœur, 1979), qui contribuent à mettre en valeur le talent de María Rojo, la comédienne emblématique du nouveau cinéma mexicain, et montrent que Hermosillo peut être un bon directeur d’acteurs. María de mi corazón, d’après un argument de Gabriel García Márquez, expose la fragilité de la protagoniste, évoluant entre l’abandon involontaire et la folie, en passant par le malentendu social. Le couple de saltimbanques du film gagne sa vie grâce à des tours de magie. Le metteur en scène lui-même jongle parfois avec des irruptions d’imaginaire qui frisent le tour de passe-passe. C’est le cas, en particulier du final de Naufragio, lorsque la mer inonde l’appartement hanté par une interminable attente.

Moraliste opposé à la morale traditionnelle, capable de justifier un acte de révolte violent chez ses personnages, Hermosillo n’en reste pas moins un optimiste. Il est absolument convaincant et réjouissant, lorsqu’il truffe un film d’aventures (avec enfants et tout), de connotations homosexuelles et de suggestions anarchisantes, sans se départager un seul instant de la bonne humeur: le dénouement de Matinée (1976), dont il s’agit, avec cambriolage et course poursuite autour de la plus sacrée des basiliques mexicaines, celle de la Vierge de Guadalupe, préfère la décontraction burlesque à l’emphase sacrilège, et l’auteur et les spectateurs y trouvent leur compte. La même veine comique enlève toute pédanterie didactique au message de tolérance de Doña Herlinda y su hijo (Doña Herlinda et son fils, 1984), premier film gay mexicain sans inhibitions. Bien entendu, la sollicitude faussement naïve de Doña Herlinda peut être vue comme une reformulation très personnelle du personnage de la mère, archétype traditionnel des écrans mexicains. En effet, si Ripstein réélabore et modifie les genres et les formes du vieux cinéma mexicain, Hermosillo a souvent en tête des figures archétypiques toujours inscrites dans la mémoire collective.

Il connait alors un début de reconnaissance internationale, d’autant qu’il organise la première Muestra de Cine Mexicano (1986), vitrine de la production nationale plus ambitieuse, patronnée avec un succès croissant par l’Université de Guadalajara, où il finit par s’installer (comme quoi la province, même la conservatrice Jalisco, n’a pas que des inconvénients aux yeux de Hermosillo). Malgré ces succès, le contexte de crise ne favorise pas ses projets personnels au Mexique. Il caresse depuis longtemps une idée coûteuse, destinée à un retour de María Félix. Entre-temps, pour la Télévision Espagnole, il dirige Hanna Schygulla dans El verano de la señora Forbes (L’Été de Madame Forbes, 1988), portrait d’une femme à la double vie, qui fait partie de la série sur les “Amours difficiles” de García Márquez. Ses expériences minimalistes ultérieures, entreprises initialement en vidéo, avec peu d’acteurs et un seul décor, donnent de meilleurs résultats.

L’auto-limitation de la production confère à sa mise en scène une tension qui suscite une intensité accrue du regard. Le point de vue explicite adopté par le metteur en scène coïncide avec celui du public et met en évidence le voyeurisme du spectateur. El aprendiz de pornógrafo (Le Pornographe-apprenti, 1989) et sa version en 35 mm mieux connue, La tarea (Le Devoir, 1990, programmé à La Rochelle en 1991 et diffusé sur ARTE), ont recours au procédé du plan unique, déjà utilisé par Hitchcock dans son classique La Corde. Hermosillo cerne les jeux de la séduction entre un homme et une femme et réserve un dernier pied de nez aux spectateurs. De manière symptomatique, lorsqu’il développe la situation avec des professionnels (dont María Rojo, à nouveau), La tarea choisit d’inverser le point de départ, donnant désormais l’initiative à la femme. On est bien sûr frappé et amusé par la virtuosité du metteur en scène et de ses interprètes (sous l’affiche-photo de Pedro Armendáriz alors qu’il était encore jeune premier et non pas la ré-incarnation de Pancho Villa). Mais au-delà, Hermosillo compose à travers ce vrai-faux couple une sorte de Sexe, mensonges et vidéo à la mexicaine, un petit tableau de maître de l’amour au temps du sida et de l’ALENA (l’Accord de libre échange entre le Mexique, les États-Unis et le Canada).

Intimidades en un cuarto de baño (Intimités dans une salle de bain, 1989, également diffusé sur ARTE, en 1994) est filmé avec un angle unique de prise de vues, la caméra (absolument fixe) occupant la place du miroir dans lequel vient se refléter la dramatique désintégration d’une famille de cette classe moyenne mexicaine à laquelle Hermosillo reste attaché. Cette fois, il retrouve la férocité de ses débuts, comme si l’aspect encore plus ludique que d’habitude de la mise en scène l’amenait à davantage de sévérité envers ses créatures. Enfin, La tarea prohibida (Le Devoir interdit, 1992), toujours avec María Rojo, suppose un tour d’écrou supplémentaire de sa problématique, avec l’inceste, présenté sans l’habituelle gravité.

Jaime Humberto Hermosillo est décidément un homme tranquille.