Qui aurait imaginé que Dariush Mehrjui – l’un des meilleurs réalisateurs de la pré-révolution – deviendrait l’un des cinéastes les plus intéréssants du cinéma contemporain iranien. Son cas contraste avec celui de Abbas Kiarostami dont les thèmes de prédilection n’impliquaient pas de remise en cause dans le cinéma iranien de la post-révolution. D’autres, comme Bahram Bayzai ou Massoud Kimiaee, ne pouvaient pas (ou ne voulaient pas) s’adapter parfaitement à ces circonstances. Comment Mehrjui est-il parvenu à une aussi parfaite transposition ?
Dariush Mehrjui est né en 1941 à Téhéran. Très jeune, il s’intéresse à la musique et joue du Santour (instrument à corde iranien). Plus tard, grâce aux programmes radiophoniques, il se tourne vers la musique classique et, malgré les objections de son père, il suit les cours du soir à l’école de musique. Puis, en raison du climat culturel et social du début des années cinquante – une période de troubles politiques en Iran qui s’achèvera par le coup d’état de 1953 – il se désintéresse de la musique et s’oriente vers la photographie, la peinture et surtout le cinéma. La projection du Voleur de Bicyclette de Vittorio de Sica et le début de la programmation du Ciné-Club à Téhéran ont été déterminants pour lui.
A 19 ans, il part aux États-Unis pour étudier le cinéma. Après un seul trimestre à U.C.L.A. il change d’idée et suit des cours de philosophie. “J’ai réalisé que le cinéma qui m’intéressait était inconnu, méprisé ou pris en dérision. Les professeurs faisaient partie de ces réalisateurs qui n’ont pas trouvé de place dans l’industrie du film. On ne parlait jamais de Bergman, de Welles, de Fellini, et de la Nouvelle Vague française qui débutait…”, explique Mehrjui, dont la fascination pour le cinéma européen se reflétera dans ses films. Là-bas, Mehrjui publie le « Pars Review », un journal littéraire bilingue (persan-anglais), traduisant et publiant des articles de grands écrivains iraniens de l’époque.
Son premier court métrage, inspiré de la dernière scène du « Procès » de Franz Kafka, est interrompu. Mehrjui retourne en Iran et se lance dans le cinéma. Pour percer dans l’industrie du film iranien, il écrit des scénarii sur commande. “J’ai réalisé que je ne pouvais pas écrire n’importe quoi. Mais je devais le faire si je voulais avoir la chance de faire mes films” déclare-t-il.
Finalement en 1966 il réalise Diamant 33, un film d’espionnage « à la James Bond ». “Il était clair pour moi, dès le début, que ce n’était pas le cinéma que je voulais faire”. Suite à l’échec de Diamant 33, Mehrjui, plutôt dépressif, passe huit mois à traduire des œuvres philosophiques et à écrire des nouvelles qui ne seront jamais publiées. Au cours de cette même période, il va au théâtre et s’intéresse aux pièces du Dr. Gholam-Hossein Saedi.
Pour son deuxième film, La Vache, le scénario est adapté d’une nouvelle de Saedi qu’il réalise pour la télévision. Le succès de ce téléfilm d’une heure l’incite à écrire avec Saedi et à affirmer son style propre. Il choisit donc une équipe expérimentée, des comédiens professionnels et décide de tourner le film pour le cinéma, en noir et blanc à la fois pour des raisons économiques et artistiques.
La Vache symbolise ses principales préoccupations cinématographiques même si la forte présence des thèmes et messages sociaux dans le film se fait aux dépens de sa forme, une tendance qui s’intensifiera dans ses prochains films. L’histoire, et la présence de comédiens issus du théâtre, renforcent l’aspect scénique du développement des thèmes audacieux de Saedi. En raison des scènes explicites sur la pauvreté et le retard industriel des campagnes, Mehrjui devra couper et modifier le film pour que La Vache puisse sortir en salles. En 1971, le film est montré au Festival de Venise et il y reçoit le prix de la Critique Internationale.
La Vache et Ghaissar de Massoud Kimiaee confirment une nouvelle tendance intellectuelle du cinéma iranien, et sont précurseurs de nombreux autres films en marge de la production commerciale.
Un an et demi plus tard, Mehrjui réalise Monsieur le Naïf, adapté du premier acte de la pièce de Ali Nasirian. “Après La Vache, j’ai compris que je devais repartir à zéro. J’ai choisi un sujet qui pouvait à la fois satisfaire mes aspirations artistiques, être populaire et surtout plaire à un producteur”.
L’opposition entre la noblesse naturelle du provincial et la vie corrompue du citadin, rappelant la littérature européenne des 18 et 19 ème siècles, est représentée par un élémentaire regroupement de personnages, les “bons” et les “méchants”. Mais sa tendance à généraliser les questions morales par delà les frontières nationales, confère au film un caractère universel, une transposition qui sera encore plus prononcée dans Le Facteur.
Le Facteur, chargé d’un symbolisme évident (la maladie du propriétaire vue comme la désintégration du système féodal, le neveu comme la manifestation de l’influence occidentale, le vétérinaire comme l’intellectuel coupé du peuple etc…), est son film le plus artificiel. Mais son thème politico-philosophique séduit les occidentaux et de nombreux festivals internationaux le récompensent.
En 1975, après 3 ans d’inactivité, Mehrjui s’inspire à nouveau d’une histoire de Saedi. Le Cycle qui raconte les activités d’un gang engagé dans la vente illégale de sang, a contribué à attirer l’attention sur la nécessité de créer un centre de transfusion sanguine. Ainsi grâce à l’audace du thème et à la présence d’une star iranienne populaire, il devient le plus controversé de ses films. Mais Le Cycle tient peu compte du climat culturel de la société iranienne ou du développement des personnages, ce qu’il admet : “…il est difficile de faire jaillir la clarté d’un enchevêtrement de contradictions”.
Sans doute influencé par le climat social de l’après révolution, Mehrjui tourne un film pour l’Institut pour le Développement Intellectuel des Enfants et des Adultes. L’Ecole où nous allions (1981) est un film politique qui démontre deux choses : sa sensibilité face aux changements sociaux, et sa distance par rapport à ses préoccupations philosophiques. Le film n’est pas immédiatement distribué car, comme il l’explique, “Il n’y avait pas encore de critères précis et le film provoquant des malentendus, certaines parties ont dû être coupées”.
En 1984, Mehrjui vient en France et réalise Le Voyage au pays de Rimbaud, un film en 16 mm pour la télévision française. Puis, en 1987, de retour en Iran, il tourne Les Locataires, un film simple mais qui se prête à diverses interprétations politiques et qui s’imposera au box-office iranien.
En 1989, espérant répéter ce succès, il réalise Shirak inspiré d’une histoire de Kambuzia Partovi qui collabore au scénario. Dans Shirak on retrouve des indications sur ses idées philosophiques. “C’était une période de désillusions avec plusieurs écoles de pensées. Je ne voulais pas porter à l’écran des messages philosophiques destinés à résoudre les problèmes de l’existence”.
En réalisant Hamoon (1990), il revient, avec une vision différente, aux problèmes philosophiques. “Ce qui sauve Hamoon ce n’est pas le mysticisme dans son acceptation habituelle. Ici, le mystique représente une sorte de personnalité métaphysique qui est le pivot de l’inconscient collectif de la culture de Shia Mushim. Cet homme a été, au-delà de toutes les différences, entre l’Orient et l’Occident. Il a cherché à l’intérieur de son cœur et de son être la porte qui lui ouvrirait la connaissance ou la vision de Dieu. Et cela fait partie de notre culture religieuse”. Si le film nous montre sa perspicacité à percevoir la position sociale et existentielle des intellectuels iraniens, ce sont ses nombreux éléments mélodramatiques qui en ont fait un grand succès.
Mehrjui publie, en 1989, un livre comprenant un long essai, “Esthétique de la réalité”, et une traduction de Herbert Marcuse, “La Dimension esthétique”.
En 1992, Mehrjui réalise Banoo où l’on retrouve ses préoccupations spirituelles. C’est l’histoire d’une femme abandonnée par son mari. Pour remplir le vide de sa vie elle accueille une famille sans abri. Le film a quelque chose du Viridiana de Buñuel. Mehrjui décrit l’héroïne du film comme…”la mère éternelle, le principe essentiel de vie, la vierge éternelle. On y trouve aussi le processus de l’individualité qui conduit au concept de Jung sur l’archétype et le moi intérieur où réside l’Esprit Divin ou l’Elément Divin de l’homme. Bien sûr cela s’apparente au mysticisme pour qui la connaissance de Dieu s’atteint par la connaissance du Soi. “
Son dernier film Sara (1993) inspiré de “La Maison de Poupée” de Ibsen, semble être une réaction à la censure. L’héroïne intellectuelle de Banoo est devenue une femme au foyer traditionnelle et conforme qui fait tout ce qu’elle peut pour sauver sa vie de famille, mais qui a aussi le courage de l’abandonner quand la situation devient désespérée.
Les personnages de Mehrjui sont habituellement aux prises avec la société. Le conflit entre les personnages et le monde extérieur mène à des révoltes motivées par des causes émotionnelles et des différences idéologiques.
Dans ses premiers films (Monsieur le Naïf, Le Cycle, Le Facteur), le monde extérieur fournit la cause initiale des troubles psychologiques contrairement à ses dernier films (Hamoon, Banoo, Sara) où ces proviennent des conflits internes des personnages.
“J’ai pensé réaliser Hamoon juste après Le Cycle. Je voulais me libérer des restrictions d’une approche directe de la politique et du social. Entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, le climat social était caractérisé par une intense conscience politique – époque où j’ai réalisé La Vache. Mais j’ai toujours été conscient que l’art ne devait pas être directement et explicitement concerné par la politique. Quand je vois mes premiers films, je trouve que ces questions sur le monde extérieur sont trop présentes. Dans mes derniers films je cherchai s’il y avait une réponse à la question fondamentale qui a toujours motivé mon travail”.
(Extrait de « Film International » publié à Téhéran)
Traduction Florence Ayadi