Les femmes en devenir de Bertrand van Effenterre

Jacques Siclier

Au commencement était la Suisse… Né à Paris, Bertrand van Effenterre avait fait des études de lettres à la Sorbonne, passé une licence d’histoire et fait, aussi, des études à l’I.D.H.E.C, d’où il était sorti diplômé en 1967. Deux ans après, il allait s’installer à Genève.

Au commencement, donc, était la Suisse, les émissions pour la télévision et le travail d’assistant pour Alain Tanner (Le Retour d’Afrique, 1972). Et, en 1973, le premier long métrage d’un cinéaste de vingt-sept ans, Erica Minor, production franco-helvétique qui, via la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes et le Festival du jeune cinéma à Toulon (en 1974) révéla un auteur en train d’élargir, pour commencer, le cinéma post-godardien de Tanner, Soutter et quelques autres. Bertrand van Effenterre reprend à son compte dans un mode de récit mêlant à une réflexion théorique des moments anecdotiques de la vie de trois femmes l’influence qu’a pu avoir Jean-Luc Godard sur le langage du cinéma contemporain. Mai 68 n’est pas encore très loin, les sociétés de consommation industrielles sont en proie au mal de vivre : Erica Minor, c’est sa Chinoise à lui, enfin… l’après-Chinoise. Trois figures de femmes que l’on peut superposer ou dissocier, à mesure que le film se fait avec elles et par elles ; Marianne (Edith Scob), la scientifique, séparée du monde extérieur, l’introvertie racontant sa prise de conscience politique, ses luttes et ses échecs ; Anne (Brigitte Fossey), étudiante qui a rompu avec son milieu bourgeois pour aller travailler en usine près de la frontière suisse et qui transpose ses problèmes en milieu ouvrier ; Claude (Juliet Berto), l’asociale obsédée par l’idée de la mort, ayant une double attitude de lutte pour l’existence matérielle et de fuite en avant. Trois femmes qui, à Paris, Genève et en d’autres lieux, veulent se libérer, cherchent leur devenir.

Toutes ces idées-là étaient dans l’air du temps, on entrait dans les années du féminisme militant. Or, le monde des femmes – cela restera une constante chez lui – passionnait Bertrand van Effenterre. Il appartenait à une génération de rupture, qui allait bientôt, côté masculin, se trouver quelque peu déconcertée par l’accession des femmes à l’autonomie. Et ses réflexions théoriques sur le cinéma passaient forcément par la prise en charge des transformations socio-culturelles. Revenu en France en 1974, assistant de Jean Eustache pour Mes petites amoureuses, de Jacques Rivette pour Duelle et Noroît, il commence à écrire en 1976 avec Dominique Wolton (auteur de l’essai Le nouvel ordre sexuel) le scénario de Mais ou et donc ornicar, qu’il va produire et réaliser en 1978. Et, surprise, le film va à contre-courant du féminisme qui s’annonçait dans Erica Minor.

Anne (Brigitte Fossey), nommée chef d’atelier dans un garage, n’a pas beaucoup de temps à consacrer à son mari (Jean-François Stévenin) et à leurs enfants. Elle devient l’amie d’Isabelle (Géraldine Chaplin), sociologue séparée de son mari (Didier Flamand) et qui mène une enquête sur la communication humaine. De leur côté, les deux hommes se connaissent et sympathisent. Il est bien question de la libération sociale et sexuelle de la femme mais aussi de la complexité engendrée par le féminisme (et le gauchisme que le féminisme a relayé) dans les relations des femmes – intellectuelles, bourgeoises dans ce film également – aux hommes et à l’activité professionnelle. En somme, il s’agit des problèmes des couples arrivés à la trentaine dix ans après Mai 68, et de la non-communication (mais rien à voir avec le cinéma d’Antonioni des années 60), des cloisonnements établis entre les sexes à cause de l’échange, de l’homme à la femme, d’un pouvoir qui devrait être partagé. Cette lucidité sur la société contemporaine s’exprime par une écriture plus classiquement narrative mais non psychologique. Bertrand van Effenterre capte les constats sociaux dans des images-miroirs, et les renvoie à l’ensemble de la société en les offrant aux spectateurs. L’attention portée aux femmes, à leurs contradictions idéologiques et sentimentales, l’amène comme instinctivement à choisir des actrices qui, sous sa direction, donnent le meilleur d’elles-mêmes.
Curieusement, Mais ou es donc ornicar commence par l’évocation d’un fait divers dont, à la même époque, Jacques Doillon s’inspire pour La Drôlesse.

Dans le cinéma français, Bertrand van Effenterre apparaît comme un tempérament très singulier. Il lui faut du temps pour monter financièrement des films qu’il a envie de tourner, et la critique a du mal – pour autant qu’elle s’en donne la peine – à le suivre à la trace. En 1983, il revient comme producteur, avec Marie-Françoise Mascaro, du Biquefarre de Georges Rouquier – autre cinéaste singulier depuis une quarantaine d’années – admirable suite du Farrebique. La même année, il tourne Le Bâtard, adaptation-transposition d’un roman américain d’Erskine Caldwell. C’est comme le développement d’un fait divers. A Marseille, Patrice (Gérard Klein), né de père inconnu, reconnaît à la morgue le cadavre de sa mère. Elle l’a abandonné vingt ans auparavant. Elle était prostituée. Patrice tue son souteneur et s’en va sur les routes, étranger à tout, faisant escale ici ou là au hasard des rencontres. Il monte du Midi au Centre de la France, puis aux portes de Paris, dans un climat de désenchantement et de solitude. Trois figures de femmes (Julie Jézéquel, Brigitte Fossey et Mylène Demongeot) ont, ici, moins d’importance que cet homme en proie à un mal de vivre existentiel dont la mise en scène scrute le comportement étrange des sinuosités, des volutes qu’on ne connaissait pas chez le réalisateur. Dans Le Bâtard, se manifeste cette tentation du baroque destinée à s’épanouir dans Poisson-lune.

Retour aux thèmes antérieurs, Côté coeur, côté jardin (1984), tourné en trois semaines avec du matériel léger et des méthodes d’improvisation des dialogues, est la confrontation dans un village de Bourgogne, en hiver, de deux soeurs, Anne (Bérangère Bonvoisin), parisienne universitaire ayant dépassé la trentaine, militante politiquement déçue par la gauche, et Claude (Julie Jézéquel), adolescente agressive. Deux hommes intérieurement blessés (Jean-François Stévenin et Jean-Jacques Biraud) apportent à cette chronique sociale en grisaille le mystère d’un fait divers. On n’y a pas assez prêté attention : Côté coeur, côté jardin est un film charnière, une sorte d’adieu aux théories filmiques et aux illusions sur les changements de société. Comme ses héroïnes, Bertrand van Effenterre est en devenir. Il produit Double messieurs de Jean-François Stévenin et Histoires d’Amérique de Chantal Akerman avant de trouver une nouvelle inspiration. Ce sera Tumultes (1990), le chef-d’oeuvre de sa maturité, tragédie intimiste où les images du ciel et de la mer, dans un petit port de Bretagne, sont un appel à l’infini soutenu par la musique du Requiem en ut mineur de Chérubini. La femme d’un propriétaire de pêcherie (Nelly Borgeaud) refuse, quitte à passer pour folle, d’accepter la disparition de son fils, mort au loin. Ses trois filles, Anne (Julie Jézéquel), Isabelle (Clotilde de Bayser) et Claude, la jumelle du garçon (Laure Marsac) accourent pour la soutenir et pour soutenir leur père (Bruno Crémer). Elles ont chacune leur vie, leurs soucis, leurs rancunes et leurs raisons. Soeurs par le sang, femmes d’aujourd’hui en quête de leur devenir comme autrefois les trois femmes d’Erica Minor, mais modelées avant tout par les passions, les sentiments, elles vont galvaniser la mère. Celle-ci fait ressurgir l’instinct de vie et ressoude l’unité familiale. Magnifique Nelly Borgeaud qui, ressuscitant de son malheur, révèle à elles-mêmes, pousse en avant, ces trois s?urs qu’incarnent trois comédiennes exceptionnelles. Tumultes commencera sa carrière au Festival de Cannes 1990 dans la section Un certain regard.

Poisson-lune, écrit avec Anne Bragance, retrouve le soleil de Provence et la bizarrerie du Bâtard. Anne (Anémone), fait construire avec son frère Tom (Robin Renucci) non loin d’une route nationale, un grand centre de loisirs qui sera inauguré le jour des seize ans de sa fille Fabienne (Aurélie Berrier). Des ouvriers maghrébins installés en campement avec leurs familles, travaillent au chantier. Bertrand van Effenterre prend en compte une certaine réalité sociale et les problèmes des immigrés (Latifa, fille d’un ouvrier et amie de Fabienne veut échapper à son milieu pour vivre à la française). Mais la mise en scène constamment baroque par les mouvements d’appareils, les déplacements dans le temps, provoque un véritable dépaysement vers l’Amérique, disons d’Erskine Caldwell, auteur littéraire du Bâtard. La robe rouge d’Anémone (dans un contre-emploi stupéfiant) est le flamboyant porte-drapeau des destins de cette femme et de ces adolescentes, de cet homme aussi, figure insolite (autant qu’autrefois Gérard Klein) d’un univers cinématographique placé sous le signe de la quête féminine.