Entretien

Si l’on estime que le cinéma coréen a commencé à exister dans les années 1920 et vous, à travailler dans les années 1960, on peut dire que vous appartenez à la troisième génération?

C’est exact. La deuxième génération était constituée essentiellement de Lee Man-hee et Kim Ki-young. J’aimais beaucoup le premier personnellement et j’ai appris à aimer le second à travers ses films. Dans les années 1960, j’ai débuté dans le genre du cinéma « mélodrame » et ceci pendant quatre ans. Ce travail ne me satisfaisait pas car j’avais l’impression de traduire de la littérature en cinéma. J’ai donc changé d’orientation, cela a donné Cho-bun, Pee-mak et Le Rouet.

Du mélodrame, vous êtes donc passé au film historique.

Je ne suis pas historien, mais ce qui m’intéressait, c’était de raconter la vie du peuple coréen. Pee-mak a eu un prix à Venise, mais il a été mal reçu et mal compris en Corée. J’ai voulu dire dans ces films l’histoire des gens qui n’apparaissait pas dans l’histoire officielle. J’ai voulu dire leurs souffrances multiples dues aux invasions diverses, à la colonisation japonaise, à la faim, et surtout, j’ai voulu dire la souffrance des femmes. J’estimais que c’était mon devoir de cinéaste de le faire.

Mais vous avez également tourné beaucoup de films d’action ?

C’est vrai. J’avais besoin d’argent et c’était la tendance générale à cette époque. Je me disais aussi que cela me permettrait de faire plus tard les films que j’aimais réellement, en donnant confiance aux producteurs.

Est-il vrai que, jusqu’à maintenant, ni les banques, ni la télévision ne sont intervenues dans le financement des films ?

Oui. Les producteurs ont du mal à monter les films, c’est pourquoi je réalisais aussi en vue d’exporter ces films d’action. J’en ai réalisé 20 en quatre ans, et quelques uns ont été vendus à l’étranger.

A quels pays ?

Hong Kong et l’Asie du Sud qui, dans les années 1970, n’étaient pas encore très performants dans ce domaine. Mais les films d’action coréens étaient si violents à cette époque qu’ils ont perdu leur popularité auprès des Coréens eux-mêmes et, de ce fait, mon audience a également baissé.

Parlez-nous de Pee-mak.

La coutume d’abandonner les mourants ou les malades contagieux dans une cabane retirée, appelée Pee-mak, surtout chez les classes dominantes, s’est perpétuée jusque dans les années 1950. Dans ce film, je n’ai pas voulu spécialement parler du chamanisme, mais de la vengeance inouïe d’une jeune femme d’origine modeste contre ceux qui avaient tué son père. Elle symbolise à elle seule la résistance du peuple à ses oppresseurs. Les chamanes étaient les seuls à pouvoir passer facilement d’une classe à une autre, c’est pourquoi elle avait endossé ce personnage.

En ce qui concerne Le Rouet, à quelle époque avez-vous situé l’intrigue de ce film ?

Au 18ème siècle, à la fin de la période Cho-Sun.

Ce film pose le problème d’une contradiction terrible mise en place par la société, mais dont seule la femme est la victime.

En apparence, ce système était très rigide et immobile. Il existait, en fait, des possibilités de le modifier, simplement, elles n’étaient pas utilisées. Ce film tente d’exprimer ce sentiment, qu’ici, on appelle « ham », et qui est le point précis où la souffrance (individuelle ou collective) devient insupportable. Je ne sais pas si on peut comprendre cela à l’étranger. C’est l’histoire des femmes, pour diverses raisons, tout au long des siècles. Leur vie était régie par sept commandements. Le manquement le plus grave était de ne pouvoir avoir de fils. Pour cette raison, elles pouvaient être chassées par n’importe quel membre de leur belle-famille. Elles n’avaient pas non plus le droit de se remarier après la mort de leur mari.

Vous avez beaucoup parlé des problèmes des femmes, mais dans Eunuques, vous abordez un problème typiquement masculin.

C’est juste. Mais en fait, ce n’est pas un problème de sexe, mais de classe sociale. Les eunuques étaient recrutés chez les gens les plus pauvres. Ils étaient bercés dans l’illusion d’appartenir à la haute société, mais en réalité, ils n’étaient que des serviteurs comme les autres. Parfois, les parents castraient eux-mêmes leur fils pour le vendre au palais. Dans un palais, on pouvait compter 200 à 300 eunuques. Ils constituaient la domesticité du harem.

Dans Le Fils aîné, vous abordez le thème de la chute de la famille traditionnelle comme un effet de la croissance économique des années 1980.

C’est mon film préféré. Le processus auquel vous faites allusion n’est pas encore achevé. La famille coréenne était traditionnellement très étendue, mais c’est le fils aîné qui avait le rôle prédominant du lien avec les ancêtres. En cas de décès des parents, il devait tout sacrifier au bien-être de sa famille, dont il devenait responsable. Il n’existe pas de couverture sociale en Corée, et si le fils aîné n’assume pas ses responsabilités, comme c’est de plus en plus le cas, les parents risquent de se retrouver très démunis à leurs vieux jours. Je ne suis pas un défenseur de ce système, mais actuellement, nous naviguons à vue entre deux eaux. Je me demande vraiment comment la famille va évoluer. Il est inévitable que nous soyons influencés par l’Occident, mais il nous faut beaucoup de temps pour assimiler cette influence. Sinon, les résultats seront tragiques. Notre société s’est beaucoup transformée, mais l’image des parents, surtout celle de la mère, n’a pas changé. Elle est toujours prête à tout donner pour sa famille. Nos mères ont toujours été très fortes, elles ont été un moteur du développement économique.

Avez-vous déjà eu des problèmes avec la censure ?

Oui, beaucoup. Surtout sur Le dernier témoin en 1979. Le film a dû subir une demi-heure de coupes. C’était une période très sombre pour tous les cinéastes.

Dans Le chemin qui mène à Chong-song, vous abordez un nouveau drame social.

Oui. C’est un film proche, en un certain sens, du Fils aîné. J’ai lu un jour dans le journal qu’un homme avait été condamné 38 fois à la prison, à chaque fois pour des délits mineurs. Si une telle chose arrive, c’est une honte pour notre société, c’est parce qu’il n’existe, dans notre pays, aucune couverture sociale, aucun revenu minimum qui permette aux plus faibles de survivre. L’acteur qui joue dans ce film est un moine pour qui c’était la première expérience de comédie. Je le connaissais depuis longtemps, j’avais toujours trouvé qu’il avait une tête de bagnard et j’avais du respect pour lui car c’est un homme qui a toujours vécu librement, sans se laisser, par exemple, enfermer dans un temple. Il est peintre aussi. Quand je lui ai proposé le rôle, il a accepté en disant que cela l’aiderait à propager son idéal bouddhiste. Pour ce rôle, ce qui comptait le plus n’était pas la performance, mais l’atmosphère qui régnait autour du personnage.

Vous n’utilisez pas beaucoup de flash-backs généralement, mais il y en a deux dans ce film.

En effet, j’ai dû montrer les causes de sa misère, ses conditions de vie, pour éclairer sa situation actuelle. Le sens du film est que ce personnage, peu attaché aux choses matérielles (à part la nécessité absolue du papier toilette) est au fond un homme libre. Il est arrivé au monde les mains nues et le quitte de la même façon.

Comment travaillez-vous actuellement ?

Il y a six ans, j’ai monté ma société de production. Ainsi, je suis plus libre et je vais continuer à produire mes propres films. Il me faut cinq mois de travail entre la préparation, le tournage et le montage pour réaliser un film.

Propos recueillis par An-Cha Flubacher-Rhim