Contrairement à d’autres Latino-américains, qui doivent leur vocation à De Sica ou à Rossellini, Arturo Ripstein voulut devenir cinéaste grâce à la découverte de Nazarín. Fils du producteur Alfredo Ripstein Jr, il est né et il a grandi dans le sérail. De même que Luis Buñuel plaça toujours sa dette vis-à-vis du surréalisme sur le plan moral, Arturo Ripstein affirme avoir retenu de son mentor la nécessaire fidélité envers soi-même. Cette curieuse analogie éclaire peut-être davantage la situation de Ripstein, plutôt qu’elle ne révèle une source d’influences. Comme le vieux Républicain espagnol réfugié au Mexique, Ripstein s’insère à l’intérieur de l’industrie locale du film, tout en occupant une place à part. A la fois intégré et étranger, Buñuel maintiendra et cultivera tout au long de sa carrière au Mexique l’ambivalence, la dualité du regard, une vision décalée des codes et des conventions (ceux de la société comme ceux en vogue sur l’écran). Dans le cas de son jeune admirateur, le décalage et l’ambiguïté proviennent de l’équilibre instable résultant de l’insertion obligée dans l’industrie traditionnelle, alliée à une volonté de renouvellement.
Bien entendu, cette situation est en partie commune à Ripstein et à d’autres réalisateurs mexicains apparus pendant les années soixante. Sauf que chez nul autre la conscience aiguë de cette contradiction semble à ce point inscrite dans la matière même de ses films : dans un dialogue conflictuel avec la tradition, il revisite les genres (western, film noir, horreur, mélodrame, etc.), il ne se lasse pas d’explorer et d’exposer toutes sortes d’enfermements, il revient sans répit sur la famille. Lors d’un entretien inédit accordé il y a deux ans, Ripstein avoue qu’il n’a jamais arrêté de parler de cinéma dans ses films – du cinéma mexicain plus précisément. Il souligne le paradoxe qui est le sien et celui des nouveaux réalisateurs : ils constituent la seconde génération du cinéma mexicain. Depuis l’aube du parlant, quand la continuité de la production cesse d’être une velléité, jusqu’à 1965, les films mexicains ont été réalisés par un même groupe de metteurs en scène. Ripstein a connu et fréquenté les « pères fondateurs » de l’âge d’or de l’industrie, voire travaillé auprès d’eux. Au moins deux acteurs auxquels il a confié des rôles, Diana Bracho et Pedro Armendáriz Jr, suggèrent combien cette seconde génération d’Arturo Ripstein entretient une relation de filiation directe par rapport aux prédécesseurs. Néanmoins, rarissimes sont les réalisateurs mexicains qui peuvent se prévaloir d’une pareille affinité élective avec Buñuel.
Ripstein débute à la mise en scène, avec Tiempo de morir (Temps de mourir, 1965), produit par son père. Ce western écrit par Gabriel García Márquez et Carlos Fuentes illustre d’emblée les tentations contradictoires du cinéaste. Il s’inscrivait dans un genre parfaitement codé, sans doute plus qu’il ne l’aurait souhaité (c’était la condition sine qua non, car à l’époque le chili-western s’exportait…). Pour s’affranchir des routines à son avis les plus pesantes (les conventions narratives), Ripstein puisera dans la nouvelle littérature latino-américaine son inspiration ou ses principaux collaborateurs à l’étape de l’écriture. Tiempo de morir cacherait derrière ses allures de western ses inquiétudes novatrices, si ce n’était la fébrilité occasionnelle de la caméra, la recherche d’un point de vue original, l’attention portée aux temps morts, le goût de l’ellipse. Les personnages sont enfermés dans la logique impitoyable d’une vengeance familiale. Ils sont tous plus ou moins prisonniers d’obligations ou d’engagements affectifs qui les dépassent : un homme sorti de prison essaye vainement de renouer avec la femme qu’il aimait; le fils de l’homme qu’il a tué, entièrement identifié à son père en gestes et vêtements, cherchera à le provoquer pour se venger, apparemment sans y arriver; le frère du second croira trouver dans le premier une figure paternelle de substitution, solution manifestement impossible; l’ami de l’homme libéré est, lui, enfermé dans sa paralysie. Cette « chronique d’une mort annoncée » (avant la lettre) brosse une première galerie de portraits de « losers », des perdants devant les défis de la vie, jusqu’à l’inéluctable dénouement.
La prochaine expérience donnera à Ripstein le sentiment douloureux de se fourvoyer dans les impasses du vieux cinéma, alors qu’il est porté par une ambition différente. Parti au Brésil tourner un sketch d’un long métrage qui ne l’intéresse pas vraiment, il assiste à l’effervescence créatrice du Cinema Novo. L’épisode suivant s’avérera encore plus pénible, puisque Los Recuerdos del porvenir (Les souvenirs de l’avenir, 1968) est sérieusement amputé par les producteurs.
Ripstein ne travaillera plus avec son père. Cette décision s’accompagnera d’une attitude beaucoup plus radicale. Avec des gens comme le réalisateur Felipe Cazals et le monteur Rafael Castanedo, il se situe complètement en marge de l’industrie et entreprend des expérimentations qui sont parfois à la limite de la provocation (les courts métrages Crimen, La Belleza, Exorcismos, Autobiografía, 1970-71). Pendant cette phase de recherche, Ripstein tourne La Hora de los niños (L’Heure des enfants, 1969), huis clos centré sur un enfant et un clown qui fait la baby-sitter, et un documentaire sur Buñuel co-réalisé par Castanedo, El Náufrago de la calle de la Providencia (Le Naufragé de la rue de la Providence, 1971) – un autre film d’intérieur en quelque sorte, puisque Don Luis n’accepte de se prêter au jeu que chez lui.
Après avoir ainsi cherché ses marques dans le cinéma – dedans et dehors -, Ripstein donne un second souffle à sa carrière avec une oeuvre dont le sujet même est l’enfermement. El Castillo de la pureza (Le Château de la pureté, 1972) fut proposé initialement à Buñuel, qui refusa et suggéra le nom de son jeune protégé. C’est sans doute le hasard objectif, comme disaient les surréalistes, qui veut que Ripstein ait été son assistant justement sur l’Ange exterminateur (c’est en revanche un choix s’il fera plusieurs fois appel à Julio Alejandro, collaborateur habituel de Don Luis). En tout cas, la hantise de l’enfermement est une constante chez Ripstein, dont les diverses significations lui appartiennent en propre. El Castillo de la pureza n’en contient pas moins un couple parfaitement buñuelien, puisqu’il est incarné par Claudio Brook (Simon du désert, mais aussi la Jeune fille et l’Ange exterminateur) et Rita Macedo (Nazarín). Dans ce film fondamental, les interprétations ne s’excluent pas, elles se complètent. Le phalanstère familial, préservé de la contamination de la société, évoque bien entendu l’utopie, capable de transformer l’élan émancipateur en négation des libertés. Mais il s’agit aussi d’un père sévère qui érige ses principes en système absolu et d’une singulière histoire d’amour : son épouse ne se plaint d’ailleurs pas d’avoir été enfermée pendant dix-huit ans et semble déboussolée lorsqu’elle se retrouve dans la rue, libre à nouveau. Le maître des lieux est un homme malade de la jalousie, un cousin germain de El, à la limite de la paranoïa, pratiquant la morale schizophrénique des hypocrites. Dans l’ambivalence parfaite de ses liens d’affection et d’oppression, El Castillo de la pureza jette un regard implacable sur la famille, non seulement cellule de base de la société mexicaine mais également noyau dramaturgique par excellence de son cinéma.
Il est toujours question d’une famille, victime d’un autre dogme, dans El Santo Oficio (1973), où le même Claudio Brook devient inquisiteur. D’un côté, une famille juive du Mexique colonial, contrainte de vivre ses croyances et ses rites dans la clandestinité. De l’autre, un pouvoir absolu, susceptible de traquer les consciences par les méthodes qu’on connaît (la question, le cachot). L’intolérance vis-à-vis de l’altérité est ainsi décrite dans un film sur l’Inquisition, aux résonances d’autant plus contemporaines qu’il rappelle la vieille obsession antisémite de l’Eglise, moins souvent évoquée que la chasse aux hérétiques et aux sorcières. Quant aux personnages de Foxtrot (1975), ils se confinent volontairement dans une île, croyant y trouver un refuge pendant la Seconde Guerre mondiale contre une violence qu’ils portent au fond d’eux-mêmes : l’utopie de ces anti-Robinson Crusoë échouera. Dans un registre différent, le documentaire de long métrage Lecumberri (1976) recueille les derniers moments de la plus célèbre prison de Mexico. Rarement un metteur en scène aura proposé autant de variations sur le confinement.
Le carcan dont n’arrivent pas à se libérer les protagonistes de El Lugar sin límites (1977) est celui des normes sexuelles. Ce lieu sans limites est l’enfer, suggéré par la dominante rouge sang, qui en annonce le dénouement. Buñuel songea à adapter le roman de José Donoso. La maison close de ce film, à juste titre l’un des plus fameux de l’auteur, est habitée par une famille atypique, puisqu’elle est régie par deux fortes femmes et agrémentée d’un homme à l’homosexualité flamboyante, père bien malgré lui (Roberto Cobo trouve là son premier grand rôle après avoir joué Jaibo dans Los Olvidados). Il ne manque même pas à ce nouveau tableau revu et corrigé de l’imagerie traditionnelle le vieux patriarche, incarné comme il se doit par Fernando Soler. Si le malheur arrive par le macho de passage, Ripstein n’en subvertit pas moins les vieux archétypes familiaux.
La Viuda negra (La Veuve noire, 1977) est une pochade savoureuse sur les amours d’un prêtre et de sa belle gouvernante, cloîtrés dans leur église et cernés par l’hypocrisie du village. Avec Cadena perpetua (Prison à vie, 1978) nous retrouvons le réalisateur au meilleur de sa forme : après un séjour en prison, un homme (Pedro Armendáriz Jr.) reste enfermé dans son passé et dans sa culpabilité, incapable de refaire sa vie dans un contexte de corruption généralisée (lorsqu’il replonge dans la délinquance, les supporters d’un match de football crient en choeur « Mexique, Mexique! »). L’enfermement aux îles Marías (un lieu de détention d’effrayante réputation) englobe ensemble prisonniers et gardiens. La relation entre le microcosme cerné et la société entière est d’une justesse parfaite. Ripstein s’approprie le film noir, l’actualise pour mettre en scène des personnages contemporains, jette un nouveau regard sur le cabaret, bref, parle en passant d’autres films tout en racontant avec rigueur et efficacité sa propre histoire. Le protagoniste de Cadena perpetua, croyant disposer dans l’entreprise qui l’emploie d’une véritable famille, passera une bonne partie du récit à essayer de trouver son père de substitution. La Tía Alejandra (La Tante Alejandra, 1978) nous ramène à une vraie famille et à un autre genre, le film d’horreur, avec son cortège de morts surnaturelles et de magie.
Cependant, Ripstein mettra plusieurs années avant de récupérer une inspiration personnelle. Paradoxe apparent, cette nouvelle phase comporte deux remakes, comme s’il voulait transformer la tradition en partant des matériaux hérités eux-mêmes : après tout, être original, dit-il volontiers, c’est revenir aux origines. El Imperio de la fortuna (L’Empire de la fortune, 1985) part du texte de Juan Rulfo plutôt que de El gallo de oro (Le Coq d’or, Roberto Gavaldón, 1964). Mais la nouvelle adaptation qu’en donne Ripstein comporte d’autres enjeux. L’emprise du jeu est décrite avec férocité : enfermés dans une logique vertigineuse, les personnages deviendront des pantins, au bord de l’inanition. L’univers rural dans lequel ils évoluent est désormais envahi par la pacotille industrielle : la première séquence, déjà, montre l’irruption du néon dans une hutte misérable, à côté des images pieuses traditionnelles. La chanson populaire elle-même n’est plus qu’une survivance, aussi incongrue que les combats de coqs. Le destin inéluctable cher à Rulfo semble dorénavant une spirale descendante, toujours recommencée.
Est-ce le pessimisme de Ripstein qui franchit un nouveau seuil ou est-ce une maîtrise accrue qui confère davantage de crédibilité à son propos ? En tout cas, à la suite de El imperio de la fortuna et des deux films suivants (écrits en collaboration avec Paz Alicia Garcíadiego) on a parlé d’une trilogie de la fatalité. Le mélodrame est le « destin manifeste » national, dit Ripstein, jouant avec les mots qui ont servi jadis pour justifier une vocation hémisphérique des États-Unis. Avec le mélo il semble en effet jouer à cache-cache. Mentiras piadosas (Mensonges pieux, 1988) est un nouveau drame de la jalousie, doublé d’une description impitoyable des illusions humaines, insérée dans une ambiance au naturalisme cru, sans complaisance toutefois envers les misères affectives. Enferrés dans une sorte de délire, construisant laborieusement leurs rêves dans un souterrain, confinés en plein centre historique de Mexico, jamais les personnages de Ripstein ne sont apparus aussi éloignés des conventions dominantes sur le petit écran. Avec Mentiras piadosas et La Mujer del puerto, il semble effectivement filmer plus que jamais par revanche, comme on accomplit une vengeance : il filme contre, contre le mensonge omniprésent de la fiction audiovisuelle. Les « telenovelas », les feuilletons télévisés mexicains ou latino-américains représentent désormais l’image à laquelle aspirent ces sociétés et cultivent donc le paraître plutôt que l’être (la famille y occupe une place aussi médullaire que dans le cinéma d’antan). Ripstein persiste à leur opposer le visage de ses contemporains et de ses compatriotes tels qu’ils les perçoit. Une opposition aussi tranchée l’amène, par exemple, à privilégier le plan séquence dans ces deux films. Parmi d’autres éléments notables, Mentiras piadosas contient un superbe personnage homosexuel, « Matilde » (Ernesto Yáñez), encore plus riche et émouvant que celui de El Lugar sin límites.
La Mujer del puerto (La Femme du port, 1991) donne un tour d’écrou supplémentaire à l’exploration d’une sordidité susceptible de coexister avec les sentiments les plus admirables. Troisième version mexicaine d’un récit de Maupassant, Ripstein tord le cou à toute idéalisation de la pute au coeur d’or. Le cinéaste s’est demandé comment aborder l’inceste, cent ans après Maupassant, alors qu’il est devenu une banalité parmi les familles pauvres. Le film introduit donc un troisième pivot dans le récit, exposé successivement selon les divers points de vue : la mère acquiert ainsi une prégnance qui attribue une densité accrue à la révision des archétypes par Ripstein. Prostitution, tabous familiaux, suicide, truculence, passion, frustrations et illusions typiques de la chanson populaire (le boléro), tous les ingrédients du vieux cinéma mexicain sont révisités à travers un prisme moderne. Les différents points de vue se complètent, plus qu’ils ne se contredisent, suggérant ainsi l’idée de l’altérité. Et l’utopie ressurgit là où on l’attendait le moins, au détour d’un monde apparemment sans pitié, que l’auteur anime d’une profonde humanité.
Dans le nouvel ordre mondial de l’audiovisuel, Arturo Ripstein reste catalogué, si ce n’est enfermé, dans le cinéma mexicain. Cela suffit à expliquer qu’il soit toujours à découvrir, alors qu’il n’a cessé de lui insuffler un regard personnel, d’y affirmer sa singularité.