Alexandre Sokourov

Marcel Martin

« Mon scénariste Youri Arabov et moi, nous cherchons des solutions artistiques. Ceux qui trouvent cette sorte de recherche obscure et même gênante n’aiment pas notre approche. Notre relation avec le public, et pas seulement le public soviétique, est donc plutôt problématique. La raison en est que les gens ont en général une idée extrêmement simple et sommaire du visible. »

« Avec nos idées esthétiques, nous ne faisons pas de films populaires. Mes films ne sont pas une forme d’art pour le peuple, ils ne sont pas conçus pour les masses. Nous avons notre propre public. Il faudrait même l’appeler un public non film parce que notre public est plus orienté vers la culture en général que vers toute forme particulière de culture, la culture cinématographique par exemple. »

« Partout dans le monde, prévaut l’idée qu’un film naît au moment où il entre en contact avec le spectateur. Je ne suis absolument pas d’accord. Un film ne vient à la vie que lorsque son père et créateur – l’auteur-réalisateur – y insuffle le dernier souffle de son âme. Un film est plus que de l’art et l’art du film n’est pas la vie même. C’est pourquoi un film ne peut jamais être un reflet de la vie. Un film est autre chose, une sorte particulière de vie existante quelque part entre Dieu et l’homme. »

Ces extraits d’une interview donnée par Alexandre Sokourov en 1990 révèlent de manière frappante la conception inspirée, voire mystique, qu’il a de son travail de cinéaste. Cette vision fervente et altière de la création le rapproche de Tarkovski et il n’est pas étonnant qu’on ait pu le considérer comme un disciple du maître disparu. Une influence qu’il dément formellement : « Quand on me demande si je suis son élève, je réponds par un triple non. Je n’ai jamais étudié sous sa direction, je ne l’ai jamais déifié et je ne continuerai jamais son oeuvre parce que chacun doit suivre sa propre voie ». Il reste que le rayonnement artistique et intellectuel de Tarkovski a été tel qu’il n’a pas pu ne pas en être marqué, comme bien d’autres débutants dans les années 1980, et qu’il a dédié à la mémoire d’Andreï Tarkovski son premier long métrage lorsque ce film a enfin pu être diffusé, après dix ans de retard, grâce à la perestroïka.

Car Sokourov a été l’une des principales victimes de la censure sous Brejnev. Dans une autobiographie, il a précisé : « Entre 1980 et 1987, j’ai réalisé deux longs métrages, plusieurs courts métrages de fiction et six documentaires. Les censeurs du gouvernement n’ont pas permis à un seul d’entre eux d’être montré. Après 1987, sous l’effet des changements politiques et des efforts de l’Union des cinéastes, presque tous ont été diffusés. Ces sept années ont été pour moi une affreuse expérience, mais en aucune manière on n’a réussi à me forcer à capituler ». Pour Tarkovski aussi, faut-il le rappeler, les tracasseries qu’il a subies jusqu’à son départ d’URSS ont constitué une affreuse expérience.

Les déclarations de Sokourov ont souvent des résonances tarkovskiennes en ce qui concerne l’exigence artistique et la liberté intérieure, indispensables au créateur, mais aussi la croyance, en vertu d’un mysticisme typiquement russe hérité de Dostoïevski, que l’artiste est un médium entre Dieu et les hommes et que c’est en lui qu’il peut trouver l’inspiration de son oeuvre, comme le gamin d’Andreï Roublev réussissant à fondre une cloche alors qu’il n’a aucune expérience du métier. Cette haute, voire hautaine, conception du cheminement intellectuel du créateur peut sembler obscure, voire gênante au spectateur qui ne serait pas disposé à faire l’effort de sympathie indispensable à sa perception. Rien d’étonnant donc à ce que notre cinéaste, questionné sur l’importance qu’il attache à l’opinion du public, ait pu répondre avec une laconique et provocante assurance : « Aucune ! ». Arrogance d’artiste maudit trouvant dans l’incompréhension de la foule une confirmation de la certitude de sa supériorité ? Non, à coup sûr, mais claire et sereine conscience d’oeuvrer dans la bonne voie, celle de la recherche d’une authentique spécificité artistique dont la marginalisation de plus en plus radicale par l’industrie culturelle rend d’autant plus indispensable la mise en oeuvre opiniâtre et solitaire.

Déplorant le fait que « le cinéma russe a cru devoir faire le choix qu’avaient fait les autres pays : sentimentalisme commercial, narration, représentation » et que « à part Bresson, le principe esthétique doit être revendiqué » et qu' »il faut maintenant réparer en s’inspirant des années 1920″. Il serait vain de chercher dans ses films un héritage direct du grand muet russe de jadis mais on y trouve quelque chose de plus essentiel : la pratique de la spécificité du langage filmique comme transmutation de la vision du réel à l’heure où la grande majorité des films se borne à une photocopie caractérisée par l’aplatissement et la platitude de la représentation. Chez Sokourov, plus encore que chez Tarkovski, l’image est une icône qui n’a pas d’abord pour but de figurer un fragment de réalité supposée objective, mais qui fonctionne comme métaphore d’un univers mental d’ordre onirique ou fantasmatique. A cela s’ajoute un codage dramaturgique qui laisse insatisfait le besoin de rationalité du spectateur désireux avant tout de comprendre ce qu’il voit : d’où le reproche d’hermétisme et donc d’élitisme auquel s’est souvent heurté Sokourov comme ses confrères attachés à un cinéma de recherche et non de simple consommation.

Entre documentaire et fiction

Ces deux genres, en principe opposés, coexistent dans les films de Sokourov. Le fait qu’il a titré « Elégie » sept de ses documentaires est une indication qu’il corrobore en précisant que « ces films sont basés sur des documents mais ne sont pas des documentaires ».

Le terme d’élégie, suggérant un lyrisme pathétique ou nostalgique, les situe en effet du côté de la poésie et de la musique par le travail de mise en forme effectué sur le matériau d’origine et dont le but essentiel semble être de donner aux documents bruts une vie spécifiquement filmique par des procédés recréant la durée (fondu enchaîné, ralenti, montage saccadé) comme pour se rendre maître du temps dont il dit que c’est le seul « monopole » que Dieu a refusé d’accorder aux humains. Qu’elles soient consacrées à Chaliapine ou à Eltsine, à Chostakovitch ou à son confrère Elem Klimov, ces élégies sont des fascinants poèmes audiovisuels dont le plus émouvant est dédié à Tarkovski, preuve encore de tout ce dont Sokourov se sent redevable au disparu qui a naguère déclaré le considérer comme un « génie ».

« Dans les Elégies, a-t-il dit, mon idée romantique que le film est une autre forme de vie s’éclaire probablement ». Ses six longs métrages sont proches de cette conception et le terme de fiction qu’on est amené à leur appliquer s’avère inadéquat car ce n’est pas le côté supposé fictif de leur contenu dramatique qui les caractérise mais la mise en oeuvre à travers un récit plus ou moins structuré de sa conviction de l’existence d’une autre forme de vie démontrée par des moyens un peu différents, essentiellement par le recours à une narrativité plus traditionnelle. Il définit d’ailleurs lui-même comme sa première élégie son long métrage de début, la Voix solitaire de l’homme, une « élégie supra-terrestre, au sens dantesque du terme » : cet admirable film est un intense bonheur d’expression poétique et un enchantement plastique dont l’apparente fragilité renforce la puissance émotionnelle.
Deux de ses longs métrages suivants, Insensibilité chagrine (d’après Bernard Shaw) et Sauve et protège (d’après Madame Bovary), sont paradoxalement plus déroutants parce que leur références à des oeuvres connues incite à y chercher une logique narrative et une crédibilité textuelle qu’il s’ingénie à perturber, mettant à rude épreuve le désir de rationalité du spectateur par des entorses à la vraisemblance et des anachronismes délibérés. Le Jour de l’éclipse transmue la science-fiction du scénario des frères Strougatski en une approche visionnaire et hallucinée d’une Asie centrale où la folie et la mort rôdent dans l’aveuglante lumière du désert. Ses deux derniers films sont les plus caractéristiques de son inspiration profonde par leur propos ésotérique et leur magie visuelle : Le Deuxième cercle et La Pierre se présentent comme des réflexions sur la mort avec l’encombrant cadavre du père du protagoniste dans le premier, l’apparition du fantôme de Tchekhov dans l’autre. Tous deux se réfèrent, plus ou moins directement, à l’Enfer de Dante comme lieu d’une autre vie qui est, justement, la définition que le réalisateur donne du cinéma. Alors, ceux qui entrent dans l’univers crépusculaire et incantatoire de Sokourov devraient-ils laisser toute espérance ? Non, certes, car ils y découvriront d’inépuisables trésors d’insolite et fascinante beauté.