« Je me suis retrouvé dans le cinéma par pur hasard », dit Frantisek Vlácil, le cinéaste solitaire du cinéma tchécoslovaque. Il s’est toujours situé en dehors des modes et des vagues qui agitent la création cinématographique.
Il a l’âge de Karel Kachyña, de Vojtech Jasny, de Zbynek Brynych, de Ladislav Helge…, de toute cette génération de cinéastes qui au début des années cinquante, cherchait à briser le cercle clos du réalisme socialiste. Pourtant, dès son premier long métrage, La Colombe blanche (1960), Frantisek Vlácil se démarque des courants qui précèdent la « Nouvelle vague » tchèque. Dans La Colombe blanche, nous trouvons des impressions extraordinaires et des compositions visuelles très particulières, qui, comme dans un poème en vers libres, chantent l’espoir de trois générations de rêveurs qui souhaitent voler dans le ciel. Frantisek Vlácil avait déjà abordé ce thème dans l’un de ses nombreux courts métrages – Les Nuages de verre (1958). Dans La Colombe blanche, l’expression visuelle est prioritaire pour raconter l’histoire de la souffrance et de la liberté. La musique – comme dans tous les films de Frantisek Vlácil – tient un rôle fondamental par son impact émotionnel.
Contrairement aux cinéastes de sa génération, Frantisek Vlácil n’a pas fait d’études cinématographiques, mais d’Histoire de l’art et d’esthétique. Pour cette raison peut-être, il crée des liens particulièrement étroits et sophistiqués entre l’image et la musique. Les liens sont si subtils qu’en 1960, la critique cinématographique, influencée par la doctrine féroce contre le formalisme (cf. Jdanov), est bien embarassée devant La Colombe blanche, symbole de la paix. C’est l’histoire d’une colombe, lâchée en Belgique, qui blessée en route, est recueillie et soignée par un jeune garçon tchèque, handicapé après un accident. Ce sujet permit, heureusement, à la critique de broder des analyses sur le thème de « l’amitié » et la « solidarité », alors que le propos majeur du cinéaste était bien d’aborder le problème existentiel des rapports de deux êtres marqués par la vie et marginalisés.
Il récidive d’ailleurs dans son film suivant, Le Piège du diable. Le côté esthétique de l’image est moins prononcé ; au contraire, Vlácil lui rend toute sa fonction dramatique. Mais comme dans La Colombe blanche, Vlácil prend clairement position contre les tendances moralistes et l’opportunisme général des années soixante, de même qu’il refuse les analyses officielles et lénifiantes d’une période de l’histoire tchèque – la contre-réforme – appelée en Bohême l’Epoque des Ténèbres.
En 1931, Vladislav Vancura (éxécuté par les nazis en 1942), auteur tchèque avant-gardiste publie Marketa Lazarova. Son roman permettra à Frantisek Vlácil de découvrir les méandres de l’Histoire et les fondements des idéologies, au travers d’une écriture expérimentale, caractéristique d’un mouvement poétique issu du surréalisme.
Frantisek Vlácil et Frantisek Pavlicek, auteurs du scénario de Marketa Lazarova, n’ont pas fait une simple adaptation du roman, mais l’ont enrichi en puisant dans d’autres oeuvres de Vancura, et en particulier dans Les Tableaux de l’histoire du peuple tchèque. Au travers de l’histoire de deux familles rivales de la noblesse tchèque du Moyen-Age, on arrive à une vision globale d’un peuple donné à une époque donnée. Les scénaristes ont transposé l’histoire du XVe siècle au XIIIe siècle, ce qui leur a permis de confronter le christianisme montant avec les traditions paganistes anscestrales. Vancura, historien, est avant tout un poète : son style particulier, mélange de langage archaïque et de stylisation, la charge émotionnelle des événements évoqués, uniquement basée sur des associations de l’âme, ont totalement renouvelé les conceptions du roman dit historique. Aucun événement n’est abordé dans une chronologie, ou dans un cadre idéologique édifiant ce qui donnerait une structure narrative plus ou moins linéaire. Il s’agit bien là, et bien avant Marquez, de « réalisme magique ». Ce style, très original, exigeait de la part des scénaristes une composition cinématographique particulièrement bien construite, tout en se gardant toute la liberté par rapport aux cadres conventionnels du film historique classique.
Vlácil et Pavlicek ont eu toute latitude pour créer l’équivalent cinématographique de l’écriture de Vancura, en exploitant les différentes possibilités du langage cinématographique, lui aussi si spécifique. Le réalisateur, qui a mis plusieurs années à adapter le roman, utilise tous les procédés du cinéma contemporain : introspection, réminiscences, associations, flash-back… Les relations entre l’espace et le temps sont totalement bouleversées, au profit d’une structure proche du rêve extatique.
Le film s’articule autour de plans d’une beauté et d’une force brutales, d’éléments narratifs liés par leur charge émotionnelle. C’est une épopée sauvage, où l’émotion de Vlácil – déjà remarquée précédement – prend toute son ampleur.
Marketa Lazarova est totalement hors des cadres du film historique. Bien sûr, il y a une « ambiance » historique globale, quelques éléments par-ci par-là, mais rien qui puisse ressembler à l’illustration classique d’une page d’histoire. Marketa Lazarova déclenche une polémique autour du film historique : – description fidèle ou poésie exacerbée – pour atteindre le sens de l’histoire de l’humanité ? Marketa Lazarova reste une épopée où se croisent violemment laideur et beauté, innocence et cruauté.
Dans son film suivant, et malgré un contexte lui aussi historique, Vlácil aborde déjà les thèmes du Piège du diable. Il s’agit de La Vallée des abeilles. L’auteur du livre, Vladislav Koerner, écrivain tchèque contemporain est un fidèle collaborateur de Vlácil. Il traite dans son roman d’un thème classique au Moyen-Age : l’idéal de la foi au prix du sacrifice de l’homme.
La Vallée des abeilles met en scène des personnages plutôt métaphoriques, sans existence réelle, incarnation d’idées métaphysiques. Certaines images du film rappellent Marketa Lazarova par leur violence et leur beauté, mais le problème de la foi est abordé d’une manière mystique, très abstraite.
C’est le seul film de la cinématographie tchèque qui réflète une espèce de vision à la Bergman, ténébreuse et mystique, pleine d’irrationnalité. L’idée de l’homme à jamais prisonnier de son époque est portée par le personnage principal, Ondrej. Soumis à une fatalité insurmontable, il constate qu’il ne peut être libre indépendamment du pouvoir : se révolter ou se soumettre ? A quel prix ? Le thème de la sexualité est aussi traité à la Bergman : il transgresse un interdit ; il épouse sa belle-mère et trahit donc l’ordre des croisés dont il fait partie.
Comparé à Marketa Lazarova qui reste tout à fait en dehors de toute classification, La Vallée des abeilles, entre plus facilement dans l’histoire du cinéma tchèque. C’est un « film-parabole » et ce genre, dans les années soixante, devient en Tchécoslovaquie un moyen employé pour prendre position par rapport à la réalité. Le passé, l’histoire, sont utilisés pour crier l’impuissance de l’homme face aux forces brutales qu’il porte en lui et face aux institutions qui font bien peu cas des individus. Vlácil et Körner développeront ce thème dans Adélaïde.
L’histoire se déroule cette fois dans un passé récent, juste après la deuxième guerre mondiale. Viktor, le personnage principal, se retrouve sans raison aux prises avec la police. Dès les premières séquences, le réalisateur suggère que la fin de la guerre ne signifie pas forcément la paix, puisque les hommes, eux, ne changent pas. Viktor fait tout pour échapper à son passé, pour repartir à zéro, mais le film montre bien que ce n’est qu’un rêve et que nul n’échappe à son passé, la brutalité et la rancune se transmettent de génération en génération. Adélaïde est le premier film en couleur de Vlácil. Il est construit plus simplement que les films précédents, c’est un film plus intimiste aussi. Son impact émotionnel tient à la poésie des images, aux associations libres qui prennent valeur de symbole malgré leur sens métaphysique certain.
En 1968, comme bien d’autres, Frantisek Vlácil est durement touché par l’occupation soviétique. La cinématographie tchécoslovaque, « normalisée », change de direction. Vlácil ne peut continuer son oeuvre dans la lignée de Marketa Lazarova. Son projet Wallenstein, condottiere de la Renaissance tardive ne verra pas le jour. La normalisation frappe le cinéaste de plein fouet. Au faîte de sa créativité, il voit son travail brutalement interrompu, sa liberté tuée par l’emprise du régime communiste. Il est donc obligé d’abandonner tous ses projets pour garder l’intégrité de sa personnalité et de ses idées. Frantisek Vlácil restera pour toujours marqué par cette violence. Il fera d’autres longs métrages, mais il ne retrouvera jamais sa liberté de création.
En 1968, les « chefs artistiques » remplacent les censeurs – chaque projet est disséqué afin de traquer l’ennemi : l’individualité. Les réalisateurs doivent écrire et tourner d’un manière compréhensible et claire – compréhensible pour ceux qui les autorisent. De l’écriture au montage, tout est surveillé.
Frantisek Vlácil, érudit, esthète, poète et humaniste ne peut supporter ce formalisme conventionnel. Après une triste période de silence forcé, Frantisek Vlácil, dans les années 70 – 80, a pu se remettre à la mise en scène. Davantage centrés sur ses rapports personnels avec les scénarios et avec les comédiens, les films de la deuxième période, malgré une qualité quelquefois inégale, restent parmi les oeuvres les plus intéressantes du cinéma tchécoslovaque de cette époque.