Tout le monde connaît Kaïdanovski, sans peut-être le situer exactement : c’est lui qui tient le rôle de Stalker dans le film de Tarkovski, visage glabre et crâne rasé, à la fois ténébreux et illuminé. Son expérience sur ce tournage l’a profondément marqué : travail long et difficile, mais surtout personnalité charismatique du réalisateur. Quelques années plus tard, il devait être son élève lors de l’enseignement donné par Tarkovski dans le cadre de cours supérieurs de réalisation, formation accélérée d’une durée de deux ans organisée à l’intention des candidats ayant déjà exercé une activité artistique. On comprend donc qu’il ait été considéré, dès son premier long métrage en tant que réalisateur, comme un disciple du grand cinéaste : il a, en tout cas, explicitement déclaré qu’il doit tout à Tarkovski comme acteur et réalisateur.
Sa formation théâtrale ne peut qu’avoir développé des dons à coup sûr innés. Le studio-école du Théâtre d’Art de Moscou, le fameux Mkhat de Stanislavski, où il a travaillé dans les années 60, a toujours été une pépinière de grands comédiens. Nul doute que son apparence physique ait autant attiré l’attention des cinéastes que son talent : ses apparitions au cinéma, à partir de 1967, ont été peu nombreuses et rarement dans des films de premier plan, mais ses prestations ne sont pas passées inaperçues, même avant que Tarkovski ne lui donne sa vraie première chance dans un rôle mémorable.
C’est dans le cadre de ces Cours Supérieurs, où il obtiendra son diplôme de metteur en scène, qu’il vient à la réalisation. L’impulsion donnée par Tarkovski l’a incité à vouloir passer à son tour derrière la caméra mais il développe immédiatement un ton et un style originaux : disciple, peut-être, épigone, certainement pas. Il tourne donc deux courts métrages, travaux d’école qui révèlent une forte personnailité. Le Jardin s’inspire d’une nouvelle de Borgès, le jardin aux sentiers qui bifurquent : c’est un essai philosophique sur les efforts de l’être humain pour vaincre le cours irrésistible du temps en franchissant les limites du possible qui lui est accordé, définition quelque peu sibylline de ce qui peut apparaître comme un rite de passage. Dans les images, traitées en noir et blanc très contrasté, on déchiffre une intrigue : un espion allemand (cela se passe durant la première guerre mondiale) tue un homme portant le nom de la ville qu’il doit transmettre à ses chefs : filé par un policier, il est arrêté et fusillé. Jonas, sous-titré L’Artiste au travail, adapte une nouvelle de Camus figurant dans le recueil L’Exil et le royaume : un peintre pertubé dans son travail par les intrusions du monde extérieur perd peu à peu sa créativité ; il s’isole alors dans un exil intérieur, ne laissant comme testament artistique, avant de tomber épuisé, qu’une toile entièrement blanche.
Son premier long métrage vaut à Kaïdanovski une soudaine et flatteuse réputation internationale. C’est Une simple mort, rebaptisé, pour la distribution en France, La Mort d’Ivan Illitch, titre de la nouvelle de Tolstoï qu’il adapte. Le cinéaste y développe une réflexion déjà esquissée dans ses courts métrages et qu’il formule ainsi ; « la vie n’a de sens que lorsque sa finalité est placée hors des limites accessibles à l’esprit humain ». Sur son lit d’agonisant, le bourgeois Ivan Illitch dialogue avec la Mort, qui est là, guettant sa proie : « pourquoi tant de souffrances ? Comme ça, pour rien ! » Il fait le bilan de sa vie, réalisant qu’il n’a rien d’autre à laisser aux siens que l’argent gagné au cours de sa vie de « fonctionnaire modèle qui n’a pas peur de la mort ». Dernière révolte avant la fin, il crie à la Mort : « Pars ! Je ne veux pas mourir ! »
Le film est tourné dans un noir et blanc violemment contrasté. La bande sonore est traitée de manière non réaliste, comme perçue dans la fièvre du mourant, avec le leitmotiv d’une comptine que lui répétait sa mère : « qui es-tu ? qu’es-tu ? » Et la voix authentique de Tolstoï se substitue à la sienne pour conclure : « Adieu, mes chers ». Le film mêle le surréel à la réalité, comme dans une vision en proie aux errances fantasmatiques du délire de l’agonie. Ainsi est évoquée plus par la suggestion que par la description, une expérience spirituelle, le dialogue sans réponse entre le corps meurtri par la souffrance et l’âme avide de s’en libérer, constat tout autant clinique que mystique car le cinéaste, qui se recommande de Dreyer et de Bergman comme ses maîtres spirituels, écarte la religiosité au profit de l’humanisme laïc.
Dans son second long métrage, L’Hôte, (inédit en france), Kaïdanovski revient à Borgès à travers deux de ses nouvelles, Trois versions de la mort de Jésus et L’Evangile selon Saint Marc. De la première, il n’a conservé que le thème de son introduction : une discussion entre deux amis dont l’un estime que Judas a trahi Jésus pour l’obliger à proclamer sa nature divine. Puis les deux hommes se retrouvent dans une maison de campagne où le propriétaire laisse bientôt son hôte seul en compagnie de trois inquiétants serviteurs auxquels il lit l’évangile, au cours de repas filmés frontalement comme une Cène à la manière de Bunuel (autre grande admiration du cinéaste) dans Viridiana. Les serviteurs s’avèrent si bien convaincus par cette lecture qu’ils finissent, après que l’hôte leur ait assuré que le Christ a pardonné à ses bourreaux, par le crucifier symboliquement. A la fascination du surréel, point commun de Borgès et de Bunuel, s’ajoute la dérision d’un message christique abusivement interprété dans une parabole sarcastique que le cinéaste définit comme « une tragédie-farce sur les fous, les diables et les vampires d’une société où tous rêvent d’un paradis inaccessible ».
Dans La Femme du livreur de pétrole, Kaïdanovski renonce à la violence esthétique du noir et blanc porté à l’incandescence mais les couleurs y sont traitées, dit-il, comme « les couleurs de la peur », volontiers glauques et cauchemardesques. Le film est une sorte de polar existentiel où deux frères sont ennemis depuis que l’un deux, par amour pour la même femme, a brisé la vie de l’autre au prix d’une traitrise : lui est devenu le maire de la ville tandis que son frère est réduit à la misérable condition de marchand de pétrole ambulant. Mais voilà qu’un juge d’instruction, enquêtant sur une affaire de corruption, démasque le maire. Au possible thème de Caïn et Abel (mais c’est ici Abel qui est méchant) suggéré par le fait que les deux personnages sont incarnés par le même acteur, s’ajoutent des éléments empruntés à Dostoïevski, la parabole sur le double et la réflexion, sur l’affrontement entre le bien et le mal, l’innocent payant pour le coupable jusqu’à ce que justice soit faite.
L’action se situe dans les années 50 et le film se présente, au premier abord, comme un pamphlet social typique du cinéma de la Perestroïka. Mais cette thématique d’actualité est sublimée par le traitement visionnaire de la réalité, dans des épisodes où la magie et l’onirisme se donnent libre cours. Et le message de l’?uvre est à nouveau fondé sur une sorte de mysticisme matérialiste typiquement russe : « je suis une ordure, tu es un saint ! » lance le mauvais frère avant de se suicider et la conclusion est qu’il y aura une résurrection.
« Je ne peux pas raconter une histoire d’une manière simple » a dit Kaïdanovski. On peut trouver inutilement confuse sa conception de la narrativité et abusivement fantasmagorique son style visuel. Mais à une époque où le cinéma majoritaire, contaminé par la platitude de l’écriture télévisuelle, nous gave d’insipides photocopies de la « réalité » au nom du « réalisme », on devrait savoir gré à ce cinéaste exigeant et ambitieux de poursuivre son rôle de Stalker en conduisant le spectateur au-delà du miroir des apparences, dans ses voyages de passeur du surréel.