Paul Leduc, cinéaste-salamandre

Paulo Antonio Paranagua

Paul Leduc est un cinéaste qui occupe une place tout à fait à part en Amérique Latine. A l’égal de l’Argentin Fernando Solanas ou du Chilien Raoul Ruiz, Leduc s’insurge contre la boulimie audiovisuelle contemporaine et défend l’originalité irréductible de toute création véritable. Attaché à ses idées et à sa propre sensibilité, ce soixante-huitard mexicain n’a jamais renoncé à être à la fois témoin de son temps et créateur de formes, prenant ainsi le contre-pied d’une époque caractérisée par le retour en force de l’académisme, la platitude et l’uniformisation des langages, sans parler bien sûr du conformisme prêt-à-porter en vogue, sous prétexte de crise des idéologies.
Au Mexique, Paul Leduc appartient peu ou prou à la génération de Jaime Humberto Hermosillo, Arturo Ripstein et Felipe Cazals, des réalisateurs ayant débuté à la fin des années soixante. Ils se situent dans le sillon du « Nuevo Cine » mexicain, avorté à force d’être ballotté entre les pesanteurs d’une industrie sclérosée et le protectionnisme envahissant de l’Etat. Avec plus ou moins de bonheur, ils ont cultivé un cinéma d’auteur, personnel, dans un contexte qui ne s’y prêtait guère. Leduc en particulier a défendu farouchement son indépendance, serait-ce au prix de tourner peu.
Paul Leduc est né à Mexico le 11 mars 1942. Il fait des études d’architecte et de théâtre, tout en prenant une part active aux ciné-clubs et en exerçant la critique (notamment à la revue Nuevo Cine). Grâce à une bourse, il fréquente l’IDHEC et travaille à l’ORTF. De retour au Mexique, il fonde le groupe Cine 70, avec Rafael Castanedo, Alexis Grivas, Bertha Navarro. Ils débutent en tournant dix-sept courts métrages pour le comte du Comité Olympique. Au c?ur de l’effervescence universitaire de 1968, Leduc et son plus fidèle complice, Castanedo, filment trois Communiqués du Comité National de Grève, des ciné-tracts.
Comme tous les Mexicains qui avaient moins de trente ans à cette époque, Paul Leduc est marqué par la sanglante répression du mouvement étudiant, le massacre de Tlatelolco, la place des Trois Cultures, le 2 octobre 1968. Ce point de rupture suscite une réflexion en profondeur sur les origines du régime. En 1970, Leduc va donc produire Mexico, la révolucion congelada de Raymundo Gleyzer (disparu par la suite en Argentine) et surtout réaliser Reed, Mexico insurgente (prix Georges Sadoul). Tourné en 16 mm, hors des structures traditionnelles, ce film fait date sur le double plan de la production et de l’expression. Le témoignage du journaliste américain John Reed lui permet d’appréhender la Révolution mexicaine à l’échelle humaine, pour ainsi dire, avec un mélange de surprise et de tendresse pour ses personnages, qu’ils soient célèbres ou anonymes. L’image en noir et blanc (signée Grivas), virée au sépia, s’inspire des photos des archives Casasola, plutôt que de la tradition picturale souvent édifiante. Leduc retrouve ainsi une authenticité de ton à propos de cet événement fondateur du Mexique contemporain que le cinéma avait perdue depuis longtemps.
Le deuxième long métrage, Etnocidio, notas sobre el Mezquital (1976) confirme son talent dans un domaine différent : celui du documentaire. Il brasse un dossier complexe, le sort des indiens Otomis, paysans laissés pour compte par la réforme agraire, tout en faisant appel à l’intelligence et au c?ur : sans recourir à la voix off habituelle, il met en scène ses témoins, en les situant de manière volontiers hiératique dans leur espace naturel, et présente le matériel en ordre alphabétique et thématique, comme si le ?montage? final incombait au spectateur. La photographie, toujours aussi soignée, est désormais confiée à Angel Goded.
Cependant, en cette période caractérisée par une forte participation de l’Etat dans la production, Leduc reste en marge : Etnocidio est coproduit par l’Office National du Film canadien. D’autres organismes universitaires et publics, des coopératives, financent ses films : plusieurs courts métrages, notamment Estudios para un retrato autour de Francis Bacon, Monjas coronadas qui évoque la culture coloniale et Puebla hoy, une série assez militante autour de l’université locale (tous en 1978). Deux autres documentaires sont des longs métrages : Historias prohibidas de Pulgarcito (1980) retrace les origines de la lutte armée au Salvador ; malgré son inachèvement, Como ves? (1985), à mi chemin entre documentaire et fiction, est un remarquable portrait de groupe des « Olvidados » de nos jours, la jeunesse marginalisée de cette métropole, Mexico, où l’on survit plutôt qu’on ne vit. Leduc adapte pour la télévision un roman à suspense de Carlos Fuentes, presque un polar politique, « La Tête de l’hydre », sous le titre Complot petrolero (1981), resté pratiquement inédit pour une question de droits.
Entre temps s’accumulent des projets inaboutis, plus passionnants les uns que les autres : les adaptations de « Los Hombres de a caballo » du romancier argentin David Vinas et d' »Au dessous du volcan » de Malcom Lowry (en collaboration avec Gabriel Garcia Marquez), une évocation de la photographe italienne Tina Modotti. Pendant une bonne dizaine d’années, les frustrations semblent l’emporter sur les réalisations.
La démarche de Paul Leduc ne se fait pas moins rigoureuse pour autant. La meilleure preuve de sa haute exigence est Frida, naturaleza viva (1984), magnifique remémoration de Frida Kahlo, découverte à l’origine par André Breton, une figure féminine aussi mythique dans ce pays de machos que Tina Modotti. Le film est à la fois un spectacle visuel digne de la grande période de la peinture mexicaine, le portrait émouvant d’une artiste déchirée dans son corps meurtri et une incursion profonde dans toute une époque de la gauche mexicaine, sur laquelle planent comme des âmes damnées des esprits aussi différents que Diego Rivera, Léon Trotsky et David A. Siqueiros.
Dans Frida, déjà, les dialogues étaient réduits à l’essentiel, faisant ainsi ?parler? davantage par la gestualité et par les images (d’une éblouissante plasticité) un Mexique à juste titre réputé silencieux : le métissage bien plus marqué par les indigènes que par les Africains n’a pas fait des Mexicains des bavards. Leduc pousse le défi sur le plan de la narration et de la mise en scène encore plus loin dans Barroco (1989), d’après une réjouissante nouvelle d’Alejo Carpentier. L’exploration des liens entre l’Europe et l’Amérique Latine, au c?ur de l’?uvre de Carpentier, se double d’une interrogation justement sur les origines métissées de la musique et donc de la culture latino-américaine, avec pour leitmotiv, le refrain d’une chanson populaire cubaine (« d’où viennent les chanteurs… »). Il faut se laisser entraîner par les mélodies, comme si un concert bigarré déroulait subitement dans notre esprit une série d’images, dont l’association dévoile peu à peu le sens caché…
Latino Bar (1991) est nettement plus dépouillé, son récit linéaire n’a rien de baroque et on oublie assez vite le parti pris de l’auteur, renonçant au dialogue pour mieux attirer notre attention sur une bande sonore richement élaborée. Il s’agit d’une version de « Santa », roman de Federico Gamboa (1903), une sorte de Zola mélodramatique, plusieurs fois porté à l’écran. La prostituée au c?ur d’or, son amoureux, l’aveugle emblématique, sont replacés dans un contexte où la misère laisse peu de place à l’idéalisation et à l’angélisme. L’anecdote devient une épure, chargée par le réalisateur de nouvelles significations, absolument contemporaines. Il tourne cette fois au Vénézuéla, sur la baie de Maracaïbo, dont on perçoit au loin les installations pétrolières. Gamboa doit se retourner dans sa tombe, à voir sa créature incarnée par une négresse caraïbenne…
Leduc est un homme assez pessimiste dès qu’il s’agit d’analyser la situation du cinéma d’auteur, que ce soit en Amérique Latine ou dans le monde en général. Il compare le cinéma tel que nous l’avons tous connu naguère à un dinosaure, irrémédiablement disparu. Et pourtant, d’autres espèces survivent bien à la catastrophe : les lézards, les salamandres, sans oublier les fourmis, avec leur sens du collectif…Le cinéaste a beau cultiver la lucidité, il ne se résigne pas pour autant, au contraire, il redouble d’exigence, il mise toujours sur l’innovation. Le pessimisme de la raison n’interdit pas l’optimisme de la volonté.
En tout cas, Reed, Etnocide, Frida, Barroco, Latino Bar, cinq titres à peine suffisent largement pour imposer Paul Leduc parmi les réalisateurs dont il faut suivre et soutenir l’évolution. Pour que vive le cinéma salamandre?