Fredi M. Murer

Daniel Sauvaget

Dans le cinéma suisse comme dans la littérature ou la peinture, la montagne est une référence sinon constante, du moins habituelle et familière, qui a pu encourager un repli sur soi-même bien au delà des codes qu’on pourrait dire « géographiques » (voire touristiques), et nourrir des ?uvres conformistes attachées aux valeurs du terroir et de la tradition, à l’accord ancestral entre l’homme et la nature. (1)
Fredi M. Murer, cinéaste indépendant dans chaque sens du terme, respecte la montagne et les montagnards, auxquels il a consacré quelques uns de ses plus beaux films, documentaires comme Ce n’est pas notre faute si nous sommes des montagnards ou film de fiction comme l’Âme-s?ur. Il a toutefois, dès ses premières réflexions sur le cinéma, refusé la tradition de ses pères : « Il fallait dépasser le cinéma traditionnel suisse, en inventer un autre, pratiquement tout réinventer » (2). Et comme il n’a pas filmé que la montagne et la nature, conscient que les enjeux de la société moderne se définissent aujourd’hui au sein de la civilisation urbaine, on comprend que dans Zone grise, son premier film de fiction, son refus d’une image traditionnelle de la Suisse repose sur la mise en ?uvre d’une méthode cinématographique novatrice.
Dans leur rapport à la mère patrie, les nouveaux cinéastes suisses apparus dans les années soixante et soixante-dix ont su rompre avec la tradition et parmi eux, avant Fredi M. Murer, Henry Brandt (Quand nous étions petits enfants, 1961) et Kurt Gloor (Die Landschaftsgärtner / Les Jardiniers du paysage, 1969), qui ont su aller au-delà des apparences du visage lisse de l’Helvétie et de l’art de la carte postale. Beaucoup de ces nouveaux cinéastes, les documentaristes en particulier, venant de la Suisse alémanique, ont montré que ?leur pays ne peut plus apparaître comme un jardin d’Eden miraculeusement épargné par les contradictions de l’Histoire? (3)
Fredi M. Murer (M pour Melchior), au premier rang d’une école qui aurait pu rassembler Richard Dindo, Villi Herman, Markus Imhoof, est de ceux qui auront le plus fait contre le confort moral et les tabous idéologiques d’un pays qui, depuis trente ans, ne cesse de nous surprendre par des ?uvres, précisément non-conformes, d’une rare qualité, insuffisamment diffusées peut-être, mais profondément marquantes.
Entré en rébellion contre la famille et les institutions, en particulier contre les conseillers d’orientation professionnelle qui voulaient en faire un tailleur pour messieurs, il s’installe à Zurich à l’âge de seize ans, puis entre dans la section-photo de l’Ecole des Arts Décoratifs de la ville. C’est là qu’il a la révélation du cinéma : « en 1960, Zurich fut le théâtre d’une exposition internationale consacrée au cinéma. En très peu de temps, j’eus ainsi l’occasion de voir toutes les ?uvres marquantes de l’histoire du cinéma, certaines jusqu’à quatre ou cinq fois d’affilée. Pour moi, le cinéma fut dès lors une véritable révélation. Je découvrais en lui un langage qu’aucun professeur de grammaire ne pouvait saccager. Peut-être ai-je aussi trouvé dans le cinéma ce que je cherchais à l’époque où je voulais absolument aller voir au-delà du Nez ». Le Nez, ainsi était nommée la colline derrière laquelle disparaissaient les bateaux à vapeur sur le lac de son enfance.
Les cinéastes qui ont le plus influencé ses années de formation ont été Flaherty, le cinéaste de la simplicité, qui lui semblait travailler seul, la caméra au poing, dans une approche quasi-ethnographique, et Buñuel, qui ne pouvait qu’impressionner un jeune issu de la Suisse centrale, région profondément catholique et conservatrice (« Je me sentais proche de lui, de son surréalisme aussi »). Photographe, et de temps à autre enseignant, il a réalisé ses premiers films dans les méthodes légères de tournage, en particulier dans le format 16 mm auquel il est resté fidèle – à une exception près – jusqu’à la réalisation de Zone grise, et il s’est établi cinéaste et producteur indépendant à Zurich dès 1965.
C’est en tant que documentariste qu’il s’est tout d’abord affirmé. Comme Richard Dindo – qui lui a rendu hommage en affirmant que Ce n’est pas notre faute si nous sommes des montagnards est un film plus beau, plus subtil que ses propres films, plus explicitement politiques (4) – il a cherché par la démarche documentaire à défricher des terrains propres à faire naître de nouveaux types de récits, refusant l’image purement illustrative d’un discours et l’image simple reflet d’une situation qu’on croit connaître ou découvrir.
S’il a surpris par la réalisation de son film Zone grise, c’est par l’oubli, ou l’ignorance dans laquelle on pouvait se trouver de la dimension expérimentale de son approche. Une approche qu’il avait poussée auparavant très loin : en 1969, après une série de films post-synchronisés qui pourraient constituer la partie la plus « classique » de son ?uvre, il réalise un film d’une heure Vision of a Blindman – pour lequel, les yeux bandés, un magnétophone au cou, une caméra à l’épaule, il filme une vingtaine de lieux dispersés dans la ville de Zurich, tentant de décrire à l’aveugle ce que la caméra peut enregistrer des paysages potentiels qui ne lui parviennent que d’une partie de ses sens. Cet essai préfigure pour une part Zone grise dont le personnage principal est un chasseur de sons amateur, doublé d’un technicien, chargé par ses employeurs de mettre en place un système de surveillance très sophistiqué – il faudrait dire totalitaire. Le réalisme banal, quotidien du film compose avec une atmosphère d’angoisse imposée par la société urbaine déshumanisée de notre temps, dont s’évade une minorité à qui pourrait être confiée la tâche de subvertir et les techniques et les signes de cette civilisation technicienne. Son héros utilise des matériaux qui lui sont étrangers, « le langage des autres, pour en faire autre chose, quelque chose de lui-même » (2)
Fredi M. Murer réfléchit à ces prélèvements, à ces découpages, à ces montagnes. Ainsi soumet-il à ce regard décalé, critique, l’exercice de la démocratie directe dans les vallées de la Suisse centrale, cette forme convenue et glorieuse des institutions nationales bien présente dans Ce n’est pas notre faute si nous sommes des montagnards et dans La Montagne verte.
Ce n’est pas notre faute si nous sommes des montagnards, comprend plusieurs parties portant des titres empruntés à des déclarations recueillies auprès des habitants – par exemple : « vallée de Maderan mais parfois il nous semble ici que nous sommes des citoyens de seconde classe ». Dans cette fresque de la vie quotidienne des paysans de la montagne, la dimension ethnographique fait bon ménage avec l’intervention de l’équipe technique, notamment lorsque les montagnards sont confrontés à leurs propos enregistrés.
C’est dans la même région qu’il a tourné son film de fiction L’Ame s?ur – titre français fatalement approximatif pour un titre original évoquant les passions et l’altitude – avec des acteurs qui ont été doublés dans le dialecte du canton d’Uri. L’expérience documentaire aura servi à l’auteur, plus exact quant à la vie des montagnards ; mais il traite ici de destins exceptionnels : une famille réputée « irascible » chez les gens de la vallée, une jeune fille « qui lit trop de romans », un jeune sourd-muet, le Bouèbe (der Bub)…Ce dernier représente une marginalité à composantes redoublées – de même que le récit, qui se déroule successivement à plusieurs niveaux sur le flanc de la montagne. Du refus des normes et d’un impétueux besoin de tendresse naît le refus du tabou sexuel entre frère et s?ur – d’où le drame dont la poésie sauvage échappe au cadre documentaire au profit d’un quasi-onirisme qui, a suggéré Murer, aurait relevé de la légende d’autres siècles.
Le dernier long métrage de l’auteur est un retour au documentaire et un retour au pays d’Uri, où les villageois s’opposent depuis 1986 à une institution nommée NAGRA (Nationale Genossenschaft für die Lagerung radioaktiver Abfälle) qui veut creuser leur montagne pour y entreposer des déchets nucléaires. On ne trouvera dans La Montagne verte ni une ?uvre militante-écologiste ni un simple reportage sur la complexité des choses et des processus propre à paralyser la réflexion. Sans reculer devant une salutaire ironie lorsque les faits l’imposent, Fredi M. Murer, d’entretien en entretien, élargit le champ des problèmes posés en même temps que celui des interlocuteurs avec une honnêteté exemplaire. Le sacrifice d’une colline nommée Wellenberg et de la vie quotidienne d’une poignée de paysans est aussi le sacrifice d’intérêts à long terme au profit d’objectifs à court terme imposés par la société actuelle. La Montagne Verte, superbe enquête révélatrice de la démarche de l’auteur, est aussi, comme il l’a dit lui-même, « un film sur la Démocratie », ou plus exactement un plaidyer contre l’abolition de la démocratie avec des moyens démocratiques ».