Edmond T. Gréville

Bertrand Tavernier

Oeuvre fascinante que celle de Gréville, partagée entre la France et l’Angleterre et irrémédiablement étrangère aux principes régissant les cinémas de ces deux pays, aux révolutions esthétiques qui les bouleversèrent. Aussi éloignée du néo-réalisme et de la comédie style Ealing que de la Tradition de la Qualité, aussi peu influencée par Grierson ou le Free Cinéma que par Feyder ou la Nouvelle Vague.

Oeuvre à l’écart des modes, témoignant une fidélité obstinée envers certains principes formels hérités du cinéma muet qui la marqua d’une empreinte indélébile, une fascination pour Stroheim et Borzage, un attachement à un romanesque cosmopolite où des aventuriers plus ou moins anarchistes affrontent espionnes, femmes fatales ou marquées, ingénues, fleurs bleues ou perverses, une prédilection pour une symbolique lyrique où l’on découvre aussi bien des plans de nénuphars griffithiens que des fulgurances buñueliennes ; cette statue de la Vierge dans Quand sonnera midi qui, décapitée par une rafale de mitrailleuse tombe dans un parterre de fleurs ; le visage d’Erich Von Stroheim à demi caché par un masque, symbole de la paix et de la guerre.

Oeuvre en marge du Système si bien que Gréville dut recourir à des productions artisanales ou hétéroclites (coopératives, co-productions farfelues, producteurs d’occasion). L’un de ses derniers films L’Accident fut même produit par José Bénazéraf. L’un des plus ambitieux, Le Diable souffle, par la mystérieuse compagnie ?La France en marche?… Ceci explique la quasi disparition d’un grand nombre de titres notamment Marchand d’amour auquel il tenait beaucoup et qui semble très personnel. Sa dernière réalisation, Péril au Paradis, un pilote de T.V, écrit et produit par Pierre Nord avec Dario Moreno, Armand Mestral et Sophie Hardy ne fut même jamais exploitée…

Oeuvre tellement en marge qu’il mourut sans le sou dans l’indifférence de la profession. Avec certains amis du Nickel Odéon, Bernard Martinand, Yves Martin, nous dûmes même nous cotiser pour éviter que son corps ne soit jeté à la fosse commune, pour lui payer une tombe (qu’est-elle devenue après tant d’années?) dans le cimetière de Cagnes où il avait tourné tant de films. Un journaliste du Figaro Littéraire, Pierre Mazars, choqué par cette injustice, avait fait un article qui entraîna une seule réaction : une lettre (et un chèque) peinée, amicale et chaleureuse de René Clair.

Quelques vingt ans plus tard l’?uvre de Gréville reste toujours aussi méconnue. Certes, la Cinémathèque a retrouvé le bizarroïde et abracadabrant Train des suicidés, a restauré le passionnant et original Remous, l’un des premiers films à aborder le thème de l’impuissance sexuelle. Mais on ignore toujours en France sa période anglaise, qui comprend pourtant certaines de ses réussites les plus évidentes, malgré les restaurations récentes du British Film Institute et les efforts de William K. Everson qui s’est fait l’avocat passionné de Brief Ecstasy qui, à sa sortie, avait déclenché l’enthousiasme de Graham Greene : ?il s’agit du combat entre la tendresse et le désir sexuel. Une ligne dramatique aussi dépouillée permet à Mr Gréville de s’étendre sur ce que les autres metteurs en scène coupent : ?les natures mortes?. D’autres metteurs en scène essaient de faire avancer l’intrigue. Mr Gréville sait que l’intrigue ne compte pas. C’est l’atmosphère qui compte et l’atmosphère – de manque sexuel – est recréée avec une brillante impudeur. Mr Gréville a appris en France comment photographier un corps de femme, sans compromis. Chacun des gros plans de Miss Linda Travers fait passer un climat sexuel : une jambe dans la bibliothèque, des fesses sur une table de billard. J’ai cité longuement cette critique percutante, acérée, parce qu’elle peut s’appliquer à toute l’?uvre de Gréville à commencer par des films comme Remous, Pour une nuit d’amour, Le Diable souffle, L’Ile du bout du monde. Ses autres ?uvres anglaises ne sont pas moins excitantes qu’il s’agisse de Secret Lives, éblouissant exercice de mise en scène qui, par le biais d’un remake inavoué de X 27, rend hommage de manière affectueuse et spectaculaire au formalisme sternbergien et surtout de Noose, film noir, haletant, visuellement très maîtrisé qui, dans sa description d’un univers londonien interlope anticipe sur les Forbans de la nuit. Le puritanisme britannique, l’understatement anglo-saxon semblent électrifier, enfiévrer l’énergie de Gréville, la langue anglaise lui donner plus de rigueur et lui éviter son péché mignon, ce goût immodéré pour les calembours, de préférence exécrables, pour les effets de dialogue voyants qui handicapent souvent ses scénarios français.

Ce qui me touchait à l’époque et qui m’émeut encore plus aujourd’hui, c’était ce plaisir à filmer que l’on trouvait dans pratiquement tous ses films : fugitivement dans des ?uvres de commande (Le Port du désir, Dorothée cherche l’amour, Tant qu’il y aura des femmes); tout au long des meilleurs (Secret Lives, Noose, Pour une nuit d’amour, Remous, Brief Ecstasy, une partie de l’Envers du paradis, du Diable souffle, de L’Accident) : plaisir à filmer sans rapport avec le brio visuel d’un Duvivier, l’éblouissante rigueur d’un Grémillon ou d’un Ophuls, qui privilégie la surprise, le carambolage d’idées, le jeu d’images comme on dit des jeux de mots, sans jamais avoir peur de l’excès ni du ridicule. Il ne recule devant aucun effet, n’hésite pas à diviser un écran comme un damier dans lequel s’incrustent les têtes des personnages, à faire envoler des colombes au dessus du Panthéon (Menaces) et cette audace se révèle souvent payante même si elle peut faire sourire les tenants de la sobriété et du naturel. Son écriture se veut ludique, poétique. Elle récuse, contredit les exigences, les diktats du réalisme (néo ou pas), du naturalisme, procède par ruptures – rythmiques, formelles – ou par association : après un accident, un panoramique vers les nuages s’enchaîne sur un gros plan d’un paquet de coton hydrophile transporté par une infirmière (Remous), un paysage urbain qui succède à une affiche de propagande se reflète dans une flaque d’eau avant de se faire brouiller par les pas d’un passant qui nous entraîne vers une église d’où sort un prêtre, le vicaire de Soho (Noose). Des cadrages formels très élaborés, des mouvements d’appareils inattendus viennent sans cesse rompre l’agencement d’une scène, voire de l’intrigue, déstabilisant continuellement la logique narrative : dans Le Diable souffle, Charles Vanel attend le résultat d’une opération. Il voit tout à coup devant lui le chirurgien qui éclate de rire en lui annonçant qu’il n’est pas docteur… Ce n’est qu’un cauchemar que rien ne venait annoncer (comme dans The Chase d’Arthur Ripley) et qui se révélera sans fondement mais l’effet est spectaculaire. ?Cinéma du discontinu? comme le note très justement Gérard Legrand, ?plus que la coulée lyrique esquissée parfois, ou le contrepoint psychologique (Remous) y comptent des instants forts. Discontinu accepté comme tel, souvent pour des raisons économiques, mais qui est aussi la projection d’une mentalité kaléidoscopique assumée à plusieurs reprises?. Gréville morcelle d’ailleurs ses scénarios, les fait éclater à coups de changements, de tons et de rythmes, accumule les notations étrangères à une trame souvent lâche. Menaces est très révélateur et change littéralement de facture selon les personnages : lyrique à l’américaine avec Mireille Balin (qui lui inspire le plus beau plan du film : ce travelling avant sur son visage quand enfermée dans une cabine téléphonique on la voit parler sans l’entendre), expressionniste et retenu avec Stroheim, pléonastique avec Jean Galland (exécrable dans ce rôle pourtant en or), très ciné français d’avant guerre avec Paul Demange, étonnamment juste avec Madeleine Lambert.

Sa mise en scène procède souvent par ellipse rapide : peu de films ont abordé aussi rapidement, aussi brutalement la dramaturgie du coup de foudre dans le cinéma d’avant guerre que Brief Ecstasy : un homme et une femme se rencontrent. En quelques plans on les retrouve dans une chambre d’hôtel. Tout le début et certains rebondissements des Menteurs, le meurtre de Pour une nuit d’amour, sont traités avec cette même rapidité, cette même volonté de faire disparaître l’intrigue derrière des signes, des repères plus ou moins symboliques. En d’autres occasions ces ruptures narratives peuvent témoigner d’une désinvolture un peu trop évidente – camouflage face au manque de moyens, refus de se prendre au sérieux, attachement à des contrepoints – qui désamorcent la tension dramatique.

Ce plaisir à filmer n’est jamais aussi évident que quand Gréville doit mettre en scène des personnages féminins qu’il filme toujours amoureusement, même la fragile et perverse meurtrière de Pour une nuit d’amour. Cet ?érotomane distingué? comme il aimait à se présenter parsème son ?uvre de plans fétichistes (ce pied qu’on embrasse dans L’Envers du paradis ou, dans le même film, Etchika Choureau qui donne un baiser à son image) de symboles sexuels (L’Ile du bout du monde), ce condensé des obsessions grévilliennes de cris d’amour. Ses héroines balancent ?entre l’émoi et le jeu? pour citer Gainsbourg et il s’amuse à mettre leur c?ur ?à sang et à feu?. Face à elles, les hommes paraissent souvent falots, ballots, incertains. Son héros le plus réussi (je mets à part les personnages interprétés par Stroheim comme ce marin en chambre ?qui voudrait tant être un arbre de Noël? dans L’Envers du paradis) restera Roger Blin – idée de distribution audacieuse et excitante tout comme Helena Bossis dans Le Diable souffle – dans Pour une nuit d’amour dont le sacrifice devient une véritable provocation sociale (c’est ici et dans Secret Lives qu’il concrétise le mieux ses options libertaires et anarchistes).

Le désir sexuel est le moteur de la plupart de ses réalisations. Comme le dit un faux proverbe cité dans Le Diable souffle 😕 la femme est de feu, l’homme est d’étoupe et le diable souffle?. C’est sur ce désir et sur son refoulement que s’articulent les sujets de Remous, Brief Ecstasy, Pour une nuit d’amour, de tous ces films où abondent les personnages qui s’épient, les moments de voyeurisme (Jean Servais surveillant Dawn Adams dans Les Menteurs, Mireille Balin découvrant que la chambre de Jean Galland est tapissée de ses photos et de ses portraits). Mais cette sexualité n’est jamais exempte de tendresse surtout dans les derniers films et il saura tirer d’actrices mal utilisées comme Dawn Adams ou peu sensuelles comme Dany Robin des élans chaleureux et inattendus qui évoquent tout à coup un vers de Pierre Jean Jouve (« l’exquise charité de sa chevelure ») et à qui on a envie de dire comme Patrice de la Tour du Pin « J’agrandirai ton coeur pour contenir tout mon amour ».