Le cinéma des trois républiques baltes est l’un des plus méconnus de toutes les républiques soviétiques. Pour le public occidental, il n’existait quasiment pas jusqu’à la décou-verte toute récente des écoles de documentai-res de Riga et de Tallin, de l’animation estonienne. Pour le public soviétique, il ren-voyait à une image de cinéma commercial type série B partagé entre les films policiers ou d’espionnage, situation frôntalière oblige. Le cinéphile averti, qui en général ne connait guère la production commerciale des studios soviétiques, s’était fait, au hasard de quelques festivals une autre image, celle d’un répertoire où l’importance du thème de la guerre reflé-tait les conditions dramatiques de l’éveil des consciences nationales de ces trois peuples, ballotés au gré d’une histoire mouvementée.
Trois peuples, un destin parallèle Lorsque sont organisées les premières séan-ces de cinéma, entre 1895 et 1897, Estonie, Lettonie et Lituanie font partie de l’Empire russe et Riga la première touchée est la qua-trième ville de l’Empire et l’un des principaux centres industriels. Les trois peuples baltes sont très divers de par leur origine. Lituaniens et Lettons sont de langue proto-balte alors que les Estoniens sont du groupe finno-ougrien. Les premiers sont catholiques (le grand duché de Lituanie, allié à la Pologne, connut une extension considérable au xve siècle) alors que les deux autres, influencés par les chevaliers teutoniques, puis les Sué-dois, adoptaient le luthérianisme. Leur des-tin va cependant s’unir à partir du 18e siècle avec leur intégration dans l’Empire tsariste. L’arrivée du cinématographe correspond à une période de bouillonnement national qui voit l’éclosion des littératures et des arts. Les premières salles sont ouvertes dans les trois capitales entre 1901 et 1907 et comme dans le reste de l’empire, la production commence el-lue 1908 et 1910, avec des documentaires tournés par des opérateurs de Pathé et Gau-mont, des photographes locaux ou, en Litua-nie, par un Lituanien émigré aux U.S.A. (Antanas Raciunas). Les premiers films de fiction apparaissent dès avant la première guerre mondiale mais les velléités de produc-tion vont être durablement perturbées par les événements politiques : après une courte période révolutionnaire, les trois Etats deviennent indépendants en 1918. De nom-breuses maisons de production tentent leur chance, mais sans grand succès. Les meilleurs talents originaires de la région travaillent en Russie comme Tisse ou Eisenstein. Tchardy-nin vient travailler un temps à Riga où il tourne quelques films entre 1921 et 1923, puis il regagne l’Ukraine. D’autres tentent leur chance en Occident. C’est que les conditions de création ne sont pas simples dans ces tout petits Etats, aux régimes de plus en plus con-servateurs. Peu d’oeuvres ont été sauvegar-dées. Beaucoup sont des comédies ou des mélodrames dans le goût de l’époque, très marqués par le jeu théâtral. Les productions les plus intéressantes sont certainement les films à caractère historique qui retracent la lutte de ces peuples contre les occupants étrangers et que favorisent des régimes très soucieux de développer les consciences natio-nales : L’Ombre du passé (Kusbok, Estonie 1924), La Révolte de Kauguri (Puce, Letto-nie 1939-41) qui décrivent les conflits avec les « barons allemands ». Latchplesis (L’Even-treur d’ours) de Rusteikis (Lettonie 1929) est exemplaire de ce genre, en partie inspiré par la littérature, mais utilisant déjà toutes les possibilités du cinéma, flash-back, intégra-tion de documents d’époque dans une fable qui nous conduit du moyen-âge aux années 20. L’intégration dramatique au territoire soviétique (une première fois suite au pacte germano-soviétique de 1939, puis à l’issue de la seconde guerre mondiale très destructrice dans les trois Etats), va modifier les points de vue idéologiques tout en préservant l’essentiel des sources d’inspiration.
La réorganisation soviétique des studios Comme dans toute l’U.R.S.S., le cinéma des trois nouvelles républiques fédérées va béné-ficier de moyens importants. On réorganise la production en nationalisant les principa-les firmes existantes qui seront peu à peu com-plétées par la création de studios de télévision, puis d’unités de production séparées pour les dessins animés. Dans les trois cas, ce sont les langues nationales qui servent de base à toute la production, à l’exception parfois de films de commande pour la télévision fédérale comme certains films policiers. L’histoire reste une source privilégiée d’ins-piration. On reprénd le thème de la forma-tion de la cohésion nationale face aux barons allemands ; on illustre abondemment les sou-bresauts contemporains en choisissant, idéo-logie oblige, des épisodes révolutionnaires, que ce soit lors de la révolution de 1917 (Dans 100 ans au mois de mai de Kalie Kiisk, Esto-nie), les contradictions des Etats indépen-dants (L’Aventure Ceplis de Roland Kalnis-Lettonie) et surtout la fin de la seconde guerre mondiale et la période de soviétisation. Même si de nombreux tabous empêchent de traiter tous les aspects de cette période difficile (en particulier les déportations massives de 1949), c’est sans doute là qu’on voit se développer à partir des années 60 les traits singuliers de ces cinématographies avec Personne ne vou-lait mourir (Jalakevitchious, Lituanie 1965), Le Nid au vent (Olev Neuland, Estonie 79), ou Le Front dans la maison paternelle (Lacis, Lettonie 84). Lents développements psycho-logiques, tension contenue et explosions sou-daines, ancrage vital dans un terroir meurtri où les hommes tentent difficilement de don-ner un sens à leur vie, sont parmi les thèmes récurrents de ces films souvent prenants.
Une recherche de langage et une approche nouvelle Dans le même temps, des oeuvres moins liées aux canons idéologiques ou aux modes commerciales se font jour qui attestent de l’enrichissement de cette culture cinématogra-phique encore hésitante. Approches et thè-mes se diversifient. Une source originale est le folklore qui donne quelques films très mar-qués par l’inspiration populaire : des comé-dies comme Ni pernaadi de Kiisk (1983), des évocations de la société rurale, poétiques et quasi documentaires comme Puika d’Aivars Freimanis (Lettonie 1977) ou plus réalistes et dramatiques comme le superbe Ukuaru, La Source dans la forêt de Leida Lajus (Estonie 1973). L’analyse psychologique est au coeur de nom-breuses oeuvres des jeunes réalisateurs qui n’hésitent pas à transgresser les thèmes con-venus comme Arvo Iho qui met aux prises les cultures russes et estoniennes dans L’Obser-vateur (Estonie 1987), Arvids Krievs qui tente de renouveler le genre policier (Photographie de femme avec sanglier ou les formes comme Alguimantas Puipa (Une femme et ses qua-tre hommes, Lumière éternelle) sans doute l’un des auteurs les plus marquants du jeune cinéma balte. Les effets de la perestroïka qui se sont déjà faits sentir sur le documentaire, ne manque-ront pas de favoriser ce renouvellement en cours. Pourtant, l’autonomie nouvelle des studios dans le contexte de ces républiques qui luttent pour une redéfinition de leur sou-veraineté dans l’espace soviétique n’est pas en soi un gage de qualité. Le risque de voir donner la préférence aux aspects commer-ciaux d’une production déjà très engagée dans ce sens est d’autant plus grand que les studios sont petits (ils produisent, films TV compris, entre 4 et 9 longs métrages par an) et que leurs moyens sont limités. Mais l’orga-nisation d’un festival de cinéma de recherche comme Arsenal à Riga peut favoriser encore la diversification de productions qui restent à découvrir.
Jean Radvanyi
Le documentaire des pays baltes. Avant-garde et maturité
Doit-on parler d’un cinéma balte ou de cinéma estonien, letton et lituanien ? On le sait, chaque république balte possède sa propre culture, son histoire, ses traditions, sa langue et son langage cinématographique. Cependant, dans le domaine du documen-taire, certaines caractéristiques communes non négligeables indiquent l’existence d’une véritable école balte. Quelles sont-elles ? Tout d’abord, le cinéma non joué, non fic-tionnel, documentaire y est incontestable-ment plus riche et plus développé que le cinéma de fiction. De plus, chaque école balte, avec ses auteurs et ses tendances propres, témoigne d’une ancienneté et d’une diversité plus grande qu’aucune des douze autres cinématographies documentaires de l’U.R.S.S. 1, et leurs raci-nes remontent aux débuts du cinéma. Ainsi, en Estonie la tradition était au film eth-nographique où excellèrent, dans les années 10/20, des hommes comme Johannes Pââ-suke (Promenade à travers le pays setou, 1912) ou Théodore Luts (Voyage à travers l’Estonie avec une caméra, 1924-26). Le deuxième trait commun — qui en même temps les sépare et les identifie — est que le documentaire balte constitue le lieu privilé-gié d’expression des identités nationales : les films n’ont pas seulement pour objet des thè-mes locaux, ils véhiculent des modes de pen-sée spécifiques, des démarches intellectuelles et philosophiques qui ne sont ni celles d’un Russe ni celles d’un Ouzbek. Cela semble évi-dent. Pourtant jusqu’à un passé récent, les documentaires tournés dans les autres répu-bliques de l’URSS s’adressaient à tous les peuples la constituant, ils soulignaient donc leurs points communs et gommaient les par-ticularités nationales. Il existait ainsi un « documentaire soviétique », au contenu souvent insipide, destiné à refléter (avec plus ou moins de véracité) des éléments de la vie de « l’ensemble des Soviétiques », sous un éclairage fortement marqué par l’idéologie dominante.
Réhabiliter l’image du réel C’est sans doute leur cheminement histori-que commun qui a conduit les républiques baltes à adopter une autre attitude face à la réalité, et à produire des films différents : à travers un traitement poétique du réel hérité d’une riche tradition photographique, grâce à l’apport des journalistes de l’écrit et de l’audiovisuel, grâce aussi aux liens directs avec leurs voisins (Polonais, Suédois, Finlan-dais dont ils captent les télévisions), les docu-mentaristes baltes se sont rapidement, dès les années 60, engagés dans un cinéma d’inter-vention sociale, rejetant, autant que faire se pouvait, l’embellissement de la réalité, et par-dessus tout la propagande. Il s’agissait pour ces cinéastes de faire du cinéma, c’est-à-dire de réhabiliter à la fois l’image cinématographique et la réalité au cinéma. Une telle démarche implique une position d’auteur, une revendication individuelle, par le cinéaste, du message contenu dans ses oeuvres — et le foisonnement d’auteurs ori-ginaux est encore un point commun des éco-les baltes de documentaire — ce qui rendrait d’ailleurs délicate une définition rigide de chaque école nationale.
De l’observation à la prise de position Ainsi, en Estonie, Mark Sôôsââr, tout en per-pétuant la dominante ethnographique de ses prédécesseurs, bénéficie de la souplesse des méthodes télévisuelles 2. Il possède une écri-ture originale et forte où se côtoient l’image documentaire et la fiction, dans des oeuvres aux thèmes allant de l’avertissement écolo-gique à l’essai pacifiste (Les Femmes de l’île Kikhnou, 1974, Le Monde de Monsieur Vene, 1981, La Pirogue, 1986, Les Hommes de Kikhnou, 1986). Les cinéastes de Lituanie, de leur côté, ont toujours privilégié l’exploration de la psycho-logie de l’individu, à travers des portraits d’artistes représentatifs de l’identité national lituanienne (La Nuit avant l’exposition, d’Algiras Dausa, 1964), ils mènent une réflexion subtile sur l’homme, ses enthousias-mes, ses désillusions (Post scriptum à un vieux film, de Viktoras Starozas, 1979), et jusqu’à ses détresses, celle des enfants aban-donnés (Les Écorchés, de Rimtautas Silinis, 1985) ou celle de ce jeune confronté à la cruauté de l’armée, qui le transforme en assassin (Le Drapeau de brique, Sauilius Ber-jinis , 1988).
Un cinéma biographique L’école lettonne est sans conteste la plus riche en auteurs originaux formant une oeuvre commune cohérente, d’un film à l’autre, d’un auteur à l’autre. On peut le définir comme « l’école biographique». La Rochelle a vu l’an dernier Le Jugement suprême de Franks, un film grave qui consi-gne un acte grave : Francks aidait un jeune condamné à mort à passer, dans sa cellule, de l’adolescence à « l’âge d’homme » en pre-nant véritablement conscience de son crime 3. Partisan de l’abolition de la peine de mort. Hercs Franks cherche toujours à délo-ger la « dramaturgie de la vie même », dans le destin d’hommes à un tournant de leur vie — on se sépare avec angoisse du jeune gar-çon de Zone interdite, 1975, qui peut aussi bien construire sa vie dans la société que s’en exclure définitivement. A voir toutes affai-res cessantes un film d’une efficacité abso-lue, Dix minutes d’une vie, long plan fixe du visage d’une fillette regardant un spectacle de marionnettes. Il faut avoir vécu cette émo-tion pour percevoir la puissance du documen-taire à l’état pur. Autre brillant cinéaste, Juris Podnieks, a été l’élève et l’assistant de Franks. Est-il facile d’être jeune ? a fait le tour du monde, après avoir fait huit millions d’entrées en un mois, à Moscou en 1987. Ce coup de maître n’était pas un coup d’essai : il avait déjà tourné La Constellation des tirailleurs, oeuvre poignante sur les derniers survivants du « Bataillon let-ton », la garde personnelle de Lénine, envoyé à l’avant-garde des combats de la guerre civile puis décimé lors des purges staliniennes. Le grand-père de Podnieks fut un de ceux-là et quand l’auteur déclare : «Nous nous cher-chons en vous », sa démarche n’est pas uni-quement collective. Elle se perçoit encore dans les questions de Podnieks à l’élève de l’école militaire dans Est-il facile… sur ce qu’il sait du bataillon letton, ses ancêtres. L’image du père est aussi abordée dans Roule ta pierre, Sysiphe, où Podnieks réfléchit, avec des artistes, sur leur relation au pouvoir —le propre père de Juris était un speaker célè-bre, qui prêta longtemps sa voix « off » aux documentaires de propagande (il est le personnage central — et déchu — du film d’August Sukuts, La Voix). Quelques mots sur Ivars Seletskis : vieux rou-tier du cinéma letton, il fit scandale en 1978 avec La Femme qu’on attend, puis en 1983 avec L’Homme de rêve, l’un sur la condition des femmes, l’autre sur celle des hommes (eh oui !) dans un pays trop rapidement indus-trialisé et urbanisé. La Rue de travers, 1988, montre aussi, avec tendresse et compassion, des hommes et des femmes vivant dans un village-rue, aux confins de la capitale, où le temps semble s’être arrêté. Le cinéma de fiction raconte des fables, et il le dit: le cinéma documentaire raconte aussi des fables, même s’il ne le dit pas. Tel est le credo de la génération des maîtres du docu-mentaire balte. Aujourd’hui, emportés par l’enthousiasme de la parole libérée, la jeune génération se tourne vers un cinéma de reportage, consacré aux points chauds de la société moderne. Espé-rons qu’il ne s’agit que d’une «crise d’ado-lescence ».
Marilyne Fellous
1. Il existe aujourd’hui une école à Léningrad, une à Sverdlovsk et une à Erévan, qui témoignent des démarches nouvelles et originales. 2. Jusque récemment, le tournage était exclusive-ment en 35 mm, et le passage à la vidéo s’est fait sans transition par le 16 mm. Le son synchrone est apparu dans les années 60, mais la plupart des films étaient assortis d’un commentaire en voix off. 3. Ce film bouleversant a reçu de nombreuses récompenses internationales, mais la seule qui comptait, la grâce du condamné, a été refusée par la cour suprême de l’URSS, au milieu de l’immense débat d’idées qui secoue le pays dans le processus de la pérestroïka.