L’art naturel de Rauni Mollberg

Peter Cowie

Rauni Mollberg n’a réalisé que quatre films de fiction pour le grand écran, mais ceux-ci l’ont déjà hissé au niveau des plus grands réa-lisateurs de la Finlande d’après-guerre. L’art de Rauni Mollberg vient du paysage fin-landais. Ses caractères ne progressent pas au premier-plan d’un pré, d’un lac, ou d’une forêt, mais profondément à l’intérieur de cette topographie. Ils font partie de cette mystérieuse force vitale que nous appelons la Nature. Ils naissent, ils meurent, et dans cet intervalle, ils subissent un processus de maturité spirituelle — ceci enregistré unique-ment en termes cinématographiques. Mollberg avait déjà plus de quarante ans lorsqu’il réalisa son premier long métrage de fiction pour le grand écran, La Terre de nos ancêtres. Ce fut un succès immédiat auprès du public finlandais avec 700 000 spectateurs (pour une population de 4,9 millions d’habi-tants !), et le film a été programmé aux plu-sieurs festivals internationaux. La Terre de nos ancêtres a été vendu dans vingt pays. Mais déjà avant ce succès, Mollberg s’était fait une solide réputation par la qualité de ses téléfilms. Parmi eux, deux adaptations d’un roman de Toivo Pekkanen, Mon enfance et Dans l’Ombre de l’usine, et un moyen métrage stupéfiant L’Ermite de guerre, qui raconte l’histoire d’un vieux villageois, impli-qué dans la guerre contre l’Union soviétique ; il n’y a que quelques lignes de dialogue, l’impact du film vient de la réaction de l’homme souffrant dans sa solitude et les espaces enneigés. Par son travail à la télévision, Mollberg a démontré qu’il pouvait obtenir de ses comé-diens une qualité de jeu qui surpassait celle de la scène (où Mollberg a commencé sa car-rière) et c’était infiniment plus éloquent que le jeu froid et imperturbable des comédiens de Miklos Jancso, entre autres. Puisqu’il s’agit de magie artistique, il est dif-ficile d’analyser la technique qui provoque une telle intensité frémissante. Cela vient en partie de la façon dont Mollberg plonge son regard dans la vie des gens, leurs visages trou-blés, perturbés juste au-dessus du niveau des yeux ; ses personnages bougent lourdement, comme des somnambules courbés par le far-deau de la vie. Mais Mollberg n’est nullement un réalisateur pessimiste. Il croit au potentiel de la compré-hension humaine. Comme le romancier anglais Thomas Hardy, il voit son peuple avancer mu par une force spirituelle, invisi-ble et insondable. La Terre de nos ancêtres et Milka sont des grands films parce qu’ils creusent dans cette force vitale. Siskonranta, dans le Sud de la Laponie, est une île oubliée, une communauté archétypique qui n’a pas été touchée par les inventions modernes comme la voiture et l’avion. La vie dans ce village isolé est un rituel, une jérémiade de souf-france et de désespoir, seulement éclairée par quelques brèves étincelles de joie, dont les vil-lageois s’emparent sans penser à leur coût et à leurs conséquences.
« Les thèmes dans La Terre de nos ancêtres sont universellement humains », dit Moll-berg. « J’ai fait un film sur des sentiments et des émotions. Aujourd’hui notre monde de sentiments s’est rétréci : ce sont les techno-crates qui mènent la danse et les émotions humaines et profondes sont laissées à l’arrière-plan. » Milka, réalisé en 1980 est comme La Terre de nos ancêtres, basé sur un roman de Timo Mukka, et suit l’aspiration spirituelle et le réveil sexuel d’une jeune fille dans les forêts laponiennes. Elle et sa mère qui est veuve, tombent toutes deux amoureuses d’un même homme. Irma Huntes (comme Maritta Vii-tamâki dans La Terre de nos ancêtres) crée une performance d’une ardeur translucide. Mollberg se montre capable d’inspirer ses comédiens à VIVRE leur personnage sans succomber au style intimidé de l’Actor’s Studio. La naissance et la mort surviennent dans le monde de Mollberg sans une trace de mélo-drame ou d’obscénité. Dans La Terre de nos ancêtres, la mort parvient aux habitants de Siskonranta sans affectation comme au renne abattu d’un seul coup expert au corral. La fabrication des cercueils est un travail de rou-tine et fait partie de la structure de la vie. Martta, la fille dont le désir naturel enclen-che les événements dramatiques du film, donne naissance à un enfant, qui survivra pour symboliser le nouvel espoir pour la com-munauté. Le troisième long métrage de Rauni Moll-berg, Des gens pas si mal que ça (1978) se situe dans un petit village finlandais pendant la période de la Prohibition des années 20. Le ton est plus léger que dans ses autres films, et les acteurs principaux, le garçon de neuf ans inclus, sont merveilleusement dirigés et peuvent exprimer leurs peurs les plus profon-des et leurs aspirations. Encore une fois ce sont les membres les moins privilégiés, de la société ; Mollberg n’a jamais été attiré par les riches citadins bourgeois, que nous retrou-vons dans tant de films modernes finlandais. Mais son oeuvre n’est pas non plus soumise à un quelconque plan socialiste ; il travaille toujours à partir d’une impulsion humaniste.
Dans leur milieu bucolique, les personnages de Mollberg sont plus près du rythme essen-tiel de la vie, beaucoup plus vivants, qu’ils ne pourraient l’être dans un environnement urbain. Le Soldat inconnu (1985) fut presqu’aussi populaire que La Terre de nos ancêtres, avec 600 000 spectateurs en Finlande. Le roman de Vâinô Linna sur un peloton de jeunes soldats dans l’âpre guerre contre l’Union soviétique, avait été édité dans les années 1950 et filmé, avec un énorme succès, par Edvin Laine. Trente années plus tard, Mollberg relevait le défi en adaptant Le Sol-dat inconnu pour une autre génération — une génération qui n’était plus émue par la fer-veur patriotique et pour qui le fracas des armes n’était qu’un souvenir lointain. Son film est une accusation fulgurante de la guerre et de l’effet corrosif qu’elle a sur les êtres humains. Mollberg a sévèrement sélectionné un groupe de jeunes comédiens inexpérimentés qu’il a gardé ensemble pendant plus d’un an — on peut observer leur développement, littérale-ment, à l’écran pendant le film. Si des preu-ves concluantes de la compétence de Mollberg à travailler avec des acteurs étaient vraiment nécessaires, Le Soldat inconnu les fournit d’une façon remarquable. Entraînés par les implacables roues de la guerre, ces jeunes gens trouvent encore le temps de boire, de raconter des histoires, de se quereller, de se livrer à la débauche et d’être héroïques. Le film commence et se termine sur deux ima-ges semblables et extraordinaires : les poitri-nes nues et vulnérables des jeunes soldats. Dans la première image, ils palpitent de vie et un médecin de l’armée leur fait une piqûre comme initiation au rite de l’incorporation ; dans la dernière image, ils sont seulement deux, allongés inanimés sur une charette, représentant les centaines de milliers de cada-vres laissés par les ravages de la guerre. La forêt, les lacs et les prés survivent en con-clusion du Soldat inconnu, comme ils le font toujours à la fin des oeuvres de Mollberg. Il ne peut pas y avoir de pessimisme quand le soleil brille sur l’eau, la neige vierge enveloppe le paysage, les oiseaux font chanter, invisi-bles dans les bois. Pas un seul cinéaste con-temporain n’a manié si infailliblement cette mystérieuse palpitation des choses et commu-niqué ses sentiments en de telles structures hypnotiques. Et pour Mollberg, l’animal humain demeure le plus précieux de tous les biens sur terre, une énigme digne d’analyses sans fin et de sympathie.