En plein XIXe siècle, en deçà des apparences, la société danoise demeure encore toute pro-che du xville siècle et c’est ce qui fait la dua-lité du film danois des années 1910. D’un côté, une société, un public encore assis dans cette manière de vivre, dans cette stabilité, dans ce calme, dans ces vertus que décou-vraient les voyageurs dans les principautés éclairées, sylvestres et bourgeoises du Saint-Empire d’avant la Révolution française. De l’autre, des individus placés au-dessus de cet ordre par le savoir, l’intelligence, la fortune ou le rang et qui, comme au xvnie siècle, par-ticipent aux grands courants intellectuels et mondains de la vie européenne. D’un côté, des films comme le Président, de Dreyer, encore tout imprégné de l’esprit des monar-ques réformateurs et des ministres éclairés d’avant la Révolution, ou comme Mariage sous la terreur et Pages arrachées au livre de Satan, qui nous font découvrir l’image de cette Révolution telle que la virent la bour-geoisie et l’aristocratie éclairées de Copenha-gue. Il nous faut encore remonter au xvme siècle pour saisir dans toute leur force les situations de Clown ou des Tentations d’une grande ville, basées sur le conflit du fils avec le père, conflit oublié déjà dans le Paris de la belle époque et qui causa tant de drames jadis dans une société basée entièrement sur l’autorité du père et sur la force de la cellule familiale, conflit illustré chez nous par la vie de Mirabeau. De l’autre côté, Asta Nielsen, fille de Baudelaire, et ses scénarios, son jeu aigu à la pointe des courants les plus auda-cieux de « l’Intelligenzia » d’ alors . L’équi-voque d’Hamlet avec ses sous-entendus jusqu’alors jamais évoqués ou la liberté des moeurs, l’audace du travesti dans l’A.B.C. de l’amour. Holger-Madsen et sa prescience de l’avenir plastique du Cinéma, le Vaisseau du ciel et la science-fiction. Christensen et le fantastique du crime. C’est dans les films qui traitent des bas-fonds que s’entrecroisent les deux courants. Il faut aller à Copenhague, avoir su flâner le long des quais du port, avoir pénétré dans les boîtes à matelots pour com-prendre l’importance des barrières sociales qui donnent à ces films une violence incon-nue depuis l’histoire d’un crime, de Zecca et font d’ Afsporet, où se libèrent les instincts, un film si attachant. (…) Les deux premiers cinéastes danois qui nous soient connus furent des photographes qui filmèrent des vues animées dans l’esprit des frères Lumière : Pacht et, peu après, Peter Elfelt, auteur, en 1897-1898, d’une suite de prises de vues sur la famille royale. Ole Olsen fut le véritable fondateur de la Ciné-matographie danoise qui se réalisa en 1906 à la fondation de la Nordisk, firme qui n’a jamais interrompu depuis son activité. Dès 1906, cent films sortent sur le marché et le cinéma danois allait conquérir le marché scandinave et germanique. Venus de toutes les professions, les premiers cinéastes danois commencent à réaliser des films inspirés de la littérature nationale et internationale : Il était une fois d’après un conte de Drachmann, qui sera refilmé en 1922 par C.T. Dreyer, la Danse de mort, d’après Strindberg, la Dame aux camélias, le Dr Jekyll & M. Hyde, Kean et ce Mariage sous la terreur, d’après la pièce du dramaturge Michaëlis, que l’on retrouve depuis à toutes les étapes du cinéma danois. Si Ole Olsen fut le Charles Pathé du Cinéma danois, Viggo Larsen en fut le Zecca. Peu de ses films subsistent mais la Dame aux camélias, sans doute la première de toutes les adaptations de l’oeuvre de Dumas dont on a comblé l’écran, suffit à définir son style. Il a la simplicité des primi-tifs, de Nonguet, par exemple, et déjà le niveau de Calmettes, du Film d’Art. C’est ce qui caractérise le Cinéma danois à sa nais-sance. Il est, au fond, déjà très loin des thè-mes forains et c’est pourquoi ces films déjà exploités en France par Pathé sont passés ina-perçus chez nous jusqu’à l’apparition des Tentations d’une grande ville qui remua les entrailles des spectateurs. Ses réalisateurs cherchent d’abord leur inspiration dans des oeuvres littéraires que le Cinéma n’appro-chera d’ailleurs qu’un peu plus tard, et ce n’est que par la suite que des thèmes d’inspi-ration plus populaires feront leur apparition au Danemark, sans doute sous la pression des classes qui forment le fond des spectateurs. Les Tentations d’une grande ville, film qui nous apparaît aujourd’hui comme l’Histoire d’un crime ou les Victimes de l’alcoolisme du Cinéma danois, ne vient qu’après cette flo-raison de films littéraires, prémices de l’avè-nement du film d’art. Ainsi s’explique le succès commercial de cette oeuvre, la pre-mière qui ait laissé un souvenir en France, et l’oubli des films danois qui l’avait précédée à Paris, et dont certains négatifs ont pu être sauvés par la Cinémathèque (Française. Ndlr). Entre-temps, l’avènement du Film d’Art a eu lieu et dès lors le film danois va attirer de plus en plus l’attention d’un public dont l’éducation cinématographique va crois-sant et auquel viennent se joindre de nouvel-les couches de spectateurs. C’est à partir de 1910 que commence dans l’Histoire de l’Art cinématographique la grande aventure du cinéma danois qui tint dans les années qui précédèrent la mobilisa-tion de 1914 la place occupée après l’armis-tice de 1918 par le cinéma allemand. A cette époque, l’empire du Cinéma danois s’étend déjà au-delà de la Scandinavie et de l’Europe centrale où il inspire la production nationale. Il va bientôt gagner New York et Moscou, tout en s’assurant une place solide au sein des marchés français et italiens. Sur ces bases s’édifient des films d’une si grande portée qu’on en verra les sujets repris après 1918, non seulement en Scandinavie, mais à Ber-lin, à Hollywood, par les grands réalisateurs de films de la génération suivante. Rien n’est plus significatif que ce phénomène, ni plus révélateur. A la même période on le retrouve en Allemagne (le Golem de 1914 et le Golem de 1920), aux USA dans les années qui sui-vent la sortie de la Naissance d’une Nation. (…) Georges Sadoul, dans son « Histoire Générale du Cinéma », a su montrer l’influence des sujets danois sur les films d’Hollywood. Sa thèse trouve sa confirmation matérielle dans le transfert aux USA des stars danoises devenues si populaires en Amé-rique qu’elles figurent déjà en 1918-1919 parmi les femmes fatales du Cinéma améri-cain où elles continuent à animer les mêmes personnages, à vivre les mêmes scénarios, comme si on les avait transplantées à Holly-wood, avec leur décor, comme le fantôme et le château du Fantôme à vendre. Il était nécessaire de le rappeler. On l’a trop oublié pour avoir été trop subjugué par Asta Niel-sen. A force d’avoir incarné l’expression-nisme et l’exode vers Berlin des Stellan Rye, des Urban Gad, des Olaf Fonss et de tant d’autres, elle nous avait fait oublier l’exode vers New York. Si le rôle joué par le Cinéma danois dans la constitution d’Hollywood est subtil, il est au contraire évident que tout ce que les Allemands accomplissent dans le domaine de la lumière, de la composition, de la technique s’est ébauché à Copenhague. Toute société cosmopolite a plusieurs pôles d’attraction. Celle de Copenhague regardait du côté de Berlin et l’on ne peut comprendre ni connaître le Cinéma allemand sans connaî-tre la haute époque du Cinéma danois. L’interdépendance est totale : Gerhart Hauptmann inspire d’abord des films danois comme Atlantis, les films de Lubitsch et de Buchowetzki, la Dubarry, Danton ont pour point de départ le Mariage sous la Révolu-tion d’August Blom dont les décors sont construits selon une technique inconnue jusqu’alors. Les photographies, derniers ves-tiges des grands films de Holger-Madsen, évoquent avec dix ans d’avance les images de Fritz Lang ou d’Arthur Robison. (…) Holger-Madsen, si longtemps oublié dans les histoi-res du cinéma, nous apparaît aujourd’hui comme un maître de l’image, un très grand précurseur, mais n’est-il pas vrai que les Amé-ricains n’avaient pas attendu notre jugement pour le faire venir à Hollywood en 1919 ? Mais déjà la guerre et la révolution allemande ont jeté une ombre sur l’éclat mondial du cinéma danois, tandis que monte sur la Scan-dinavie l’étoile du cinéma suédois. C’est à Stockholm que Dreyer et Christensen produi-ront, l’un son dernier chef-d’oeuvre, la Sor-cellerie à travers les âges, l’autre le film qui le révélera au monde, la Quatrième Alliance de Dame Marguerite qui fait de lui aussitôt l’égal de Sjôstrom et Stiller. Pourtant le cinéma danois n’a perdu ni son activité, ni sa force créatrice, ni ses marchés. Mais, par un phénomène bien connu et dont le cinéma italien nous offre un exemple aujourd’hui, ce crédit se retourne contre lui. Ses films les plus intéressants, les plus authentiques, les plus nationaux ne franchissent plus ses fron-tières. Exportateurs, importateurs, attendent de lui ce que l’on appelle encore aujourd’hui la grande production de classe internationale et, peu à peu, se dresse le mur qui écarte de lui les forces vives qui pouvaient le renouve-ler. C’est ainsi que Dreyer nous sera révélé à travers Stockholm, tandis qu’au contraire, les films inspirés par Dickens à Sandberg s’imposeront partout parce qu’ils ont su atteindre une certaine perfection, mais qui n’est liée qu’à un stade de l’art cinématogra-phique déjà largement dépassé. Bientôt, de recul en recul, on en arrive à l’époque où sur le marché mondial le Cinéma danois n’était plus connu que par Doublepatte et Patachon. Seul, Dreyer, lancé par la Svenska, réclamé par Berlin pour Michael, bénéficiera d’assez de crédit pour tourner en marge de la Nor-disk le Maître du logis, qui montre au monde ce qu’aurait pu être le cinéma danois s’il avait pu échapper à la hantise de son empire com-mercial. Le triomphe de cette oeuvre intimiste et pauvre est tel qu’il va déterminer le choix de Dreyer comme metteur en scène de Jeanne d’Arc. Il quitte Copenhague pour Paris au moment même où s’ouvre avec la faillite et la reconstitution de la U.F.A., la crise du cinéma européen. Pour y parer, les industriels inventent la co-production morale, en atten-dant d’inventer la co-production financière. C’est à l’époque où les Italiens font appel à Jannings pour sauver Quo Vadis, où Léonce Perret fait venir à Paris Gloria Swanson, où le fin du fin est de tourner des films avec une femme fatale importée de Paris, un traître ou un fou importé de Berlin, une jeune première engagée à Turin, un jeune premier venu de Londres et un Don Juan de Stockholm. Le décorateur est français, le scénariste autri-chien, le metteur en scène hongrois, l’opéra-teur allemand. On croit ainsi s’assurer les marchés et comme le film est muet, il semble qu’il n’y ait pas de problème. (…) C’est ainsi que s’écroulait le Cinéma muet. Pour résis-ter à cette négation des véritables lois de la création cinématographique, il fallait des tra-ditions de production si solides qu’elles puis-sent imposer une certaine discipline à cette anarchie fondamentale, ou des hommes à la personnalité, si forte ou au métier si sûr qu’ils puissent imposer leur volonté ; ce fut le cas d’un Dreyer à Paris, d’un Feyder à Berlin, d’un Dupont à Londres. Pour avoir su con-server sa machine de production et l’un de ces hommes de métier, à défaut de génie, capables de résister à ces données dissolvan-tes, le cinéma danois retrouve, vers la fin du muet, un certain relief au milieu de cet écrou-lement. Le Clown et la troisième version d’Un Mariage sous la Révolution surprenant sans doute parce qu’ils restent encore tout proches d’un certain caractère national. Avec le par-lant le Cinéma danois disparaît du concert cinématographique européen. Il redevient un Cinéma replié sur soi-même et dont personne ne sait plus qu’il existe en dehors des Danois…
Le cinéma danois
Henri Langlois (Extrait d'une brochure de la Cinémathèque Fran-çaise publiée en 1956 et intitulée : Images du Cinéma Scandinave. Henri Langlois présentait alors dans la salle de la Rue d'Ulm une rétrospec-tive du cinéma danois et suédois.)