Krzysztof Kieslowski : un cinéma sans anesthésie

Marcel Martin

Voici encore une bonne raison de s’interroger sur les mystères de la distribution com-merciale : l’un des plus importants cinéastes polonais de la nouvelle génération, qui vient de terminer son huitième long métrage, est encore inconnu du grand public français. Il faut espérer que le retentissement que ce der-nier film, Tu ne tueras point, vient de con-naître à Cannes (Prix du Jury) va enfin attirer l’attention des distributeurs qui ne semblent pas s’être aperçus que Wajda et Zanussi ont des héritiers bien dignes d’eux quant au talent artistique et à l’engagement civique. Né en 1941 à Varsovie, diplômé en 1969 de l’Ecole supérieure de cinéma, télévision et théâtre de Lodz, Kieslowski s’est consacré au documentaire et s’est rapidement imposé en remportant plusieurs prix au festival de courts métrages de Cracovie et dans les festivals étrangers pour des films remarquables par l’image sans complaisance qu’ils donnent de la réalité sociale et par leur pénétration dans l’analyse psychologique individuelle. Cet intérêt pour le documentaire, qu’il partage avec bon nombre de ses confrères, n’est pas seulement dû au fait que le court métrage est le passage quasiment obligé, en Pologne comme ailleurs, avant l’accès au long métrage, mais à une motivation plus déter-minante qu’il a formulée en ces termes : « Pour moi, le documentaire est une plus grande forme d’art que le film de fiction car je pense que la vie est plus intelligente que moi, qu’elle crée des situations plus intéres-santes que celles que je saurais inventer moi-même ‘. Cette importance du documentaire comme témoignage sur la réalité n’était pas nouvelle dans le cinéma polonais. Après 1956, à la faveur de la libéralisation consécutive au retour de Gomulka au pouvoir, on a vu fleu-rir une tendance documentaire que les criti-ques qualifièrent de « série noire » parce qu’elle dénonçait sans concessions un certain nombre de graves problèmes sociaux : alcoo-lisme, prostitution, obscurantisme, supersti-tion, crise du logement, santé publique, inquiétude de la jeunesse. Ces films en forme de cris d’alarme ont joué un grand rôle dans la prise de conscience des réformes indispen-sables et la trentaine de documentaires réali-sés par Kieslowski se situent dans le droit fil de cet engagement civique fondé sur une impitoyable lucidité critique. En montrant la réalité telle qu’elle est, le documentaire s’assure une solide position idéologique : la proclamation irréfutable de vérités incontournables sur des faits assez gra-ves pour qu’il ne soit pas nécessaire de les noircir pas plus qu’il n’est question de les enjoliver. Kieslowski a ainsi commenté cette indispensable recherche de la vérité : « Beau-coup de nouveaux cinéastes viennent du documentaire : ils enregistrent la réalité. Alors que la télévision est conçue comme un moyen de propagande, ils s’efforcent de décrire la société telle qu’elle est, de refléter une réalité que personne ne connaissait pen-dant longtemps. Nous voulons dire notre propre vérité, montrer sans hypocrisie les contradictions sociales, dénoncer le hiatus entre la théorie idéologique et sa réalisation quotidienne. Nos films sont des films de ques-tions, pas de réponses. »2 Et il ajoutait une réflexion plus personnelle et plus révélatrice de sa pensée intime : « En général, les hommes sont bons, mais ils sont déformés par le système social et politique. Presque tous les films montrent des gens qui sont bons et rejettent la responsabilité de ce qui ne va pas sur le système, pas sur les indi-vidus. » Cette vision des rapports entre les individus et la société relève certes d’un humanisme militant mais Kieslowski le met en oeuvre parfois sur des cas si désespérants qu’on se demande si sa confiance en l’homme ne témoigne pas d’un volontarisme sans illu-sions plus que d’une certitude sans failles. L’exemple le plus typique de ces individus « déformés » par le « système » est celui du protagoniste de son documentaire le point de vue du gardien de nuit, un employé qui exprime avec autant de complaisance que de cynisme des opinions si inquiétantes sur ses contemporains qu’on se demande si c’est le minuscule pouvoir qu’il détient qui l’a cor-rompu à ce point ou si ses pulsions les plus profondes n’ont fait qu’y trouver l’occasion de s’épanouir de la manière la plus détesta-ble. « Je suis très désespéré ! » Ce cri du coeur de Kieslowski au cours de sa récente conférence de presse à Cannes témoigne à coup sûr d’un profond pessimisme difficilement contre-balancé par la lueur d’espoir qui se fait jour à la fin de ses films. Le qualificatif de « cinéma de l’inquiétude morale », généra-lement appliqué à la production polonaise la plus engagée, ne convient à nul autre mieux qu’à lui. Tu ne tueras point s’ouvre sur les images d’un rat crevé dans une flaque d’eau et d’un cadavre de chat pendu à une balus-trade : « Avertissements ! », a-t-il com-menté, comme pour signifier que nous sommes peu de chose et que la vie ne tient qu’à un fil. Prologue d’une atroce dérision à ce récit, neutre et froid comme un rapport de police, du meurtre d’un chauffeur de taxi par un adolescent et de la pendaison du meur-trier. Le réalisme de la description du crime a traumatisé une partie du public de Cannes parce qu’il est documentaire et non « holly-woodien », donc sans échappatoire. Le réa-lisateur a précisé qu’il est contre le meurtre individuel mais aussi « contre le meurtre commis par la société au nom de la loi », signalant qu’en Pologne (comme en France, soit dit en passant) 60 % des gens sont pour la peine de mort. Après la pendaison de son client, l’avocat pleure : « C’est le signe qu’il reste un espoir, a dit Kieslowski, quelque chose de lumineux, que ses idéaux se réaliseront s’il lutte pour eux. » Fragile espérance, confiance en la nature humaine plus qu’en l’individu trop gravement « déformé » par le « système » ? Meurtrier par hasard, le garçon a sans doute voulu se libérer, par ce crime gratuit, d’une blessure morale intolérable qu’il révèle à son avocat et qui lui confère une humanité inat-tendue : « Cette horrible histoire est le reflet du monde, a expliqué le réalisateur. Je crois que si le monde s’enlaidit de plus en plus, c’est que le Bon Dieu ne veut pas le détruire tant qu’il est en bon état. Mais quand il sera insup-portable à voir, il le détruira. Et on le regret-tera malgré sa laideur 3. » Kieslowski serait-il croyant ? « Je ne vais pas à l’église, a-t-il dit à Cannes, mais je crois que quelque chose comme Dieu existe et j’ai avec lui des relations très personnelles , sans intermé-diaire. » Ce n’est sans doute pas un hasard si Tu ne tueras point fait songer à Dostoïevski et à sa religiosité diffuse par le côté Raskol-nikov du meurtrier et par la possible rédemp-tion du péché par un crime exemplaire, en manière d’auto-punition. Kieslowski est à coup sûr le plus inquiet, le plus rebelle, le plus provocant des représen-tants de la génération qui a commencé à tour-ver vers le milieu des années soixante-dix, la « quatrième », comme disent les Polonais, depuis 1945, qui compte aussi d’autres cinéas-tes non moins polémiques (Felix Falk, Agnieszka Holland, Janusz Kijowski, Marek Piwowski, Janusz Zaorski) et s’est trouvée souvent en butte aux interdictions et aux sor-ties différées, dès avant l’instauration de l’état de siège en 1981. C’est ainsi que Kieslowski, qui a fait remarquer à Cannes que Tu ne tue-ras point était le premier de ses films qui n’a eu aucun problème de censure, a vu au moins deux de ses précédents films bloqués durant plusieurs années : le Calme et le Hasard. Le premier met en scène un ancien condamné de droit commun qui tente de refaire sa vie hon-nêtement comme ouvrier sur un chantier de construction : mais il est soumis à un chan-tage de son contremaître et passé à tabac par ses camarades de travail qui le considèrent, à tort, comme un « jaune ». Dans le Hasard, le scénario propose trois hypothèses de vie à un adolescent des années soixante : entrer au Parti communiste, militer dans les organisa-tions catholiques ou s’abstenir de toute acti-vité politique. La première et la seconde attitude, a précisé le réalisateur, sont celles des gens qui « pensent qu’il faut changer le monde et qui sont capables de le faire », mais c’est la troisième qui a sa préférence car il ne croit pas que le communisme et la religion puissent apporter la « lumière » : pourtant, à la fin, le destin punit « l’homme de peu de foi » qui se refuse à tenter de « changer le monde » 4. La troisième attitude consiste à faire son métier au service des gens : c’est ce que fait notre réalisateur, que son scepticisme sur l’efficacité des idéologies ne conduit pas à la passivité, son engagement à lui étant de faire son devoir civique en proposant dans ses films une critique constructive de la société qui conduit à une prise de conscience des réformes indispensables : on songe à son pro-pos à la célèbre formule de Gramsci sur « le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté ». Mais que peut réellement faire un cinéaste pour aider ses concitoyens ? Kies-lowski a suggéré l’ambiguïté de sa position dans le film qui l’a fait connaître à l’étran-ger, le Profane, significative mésaventure d’un cinéaste amateur qui, possesseur d’une caméra 8 mm, devient malgré lui le cinéaste officiel de l’usine où il travaille : en décou-vrant le pouvoir des images, il en découvre aussi les contraintes, à savoir que son direc-teur exige de lui qu’il mette sa caméra au ser-vice de l’idéologie officielle, donc qu’il produise les images du pouvoir. Amère parabole sur le pouvoir des médias, qui sont les médias du pouvoir, et pas seule-ment en Pologne. L’homme des médias, jour-naliste, écrivain, cinéaste, est confronté au Pouvoir et doit se déterminer par rapport à lui, à ses risques et périls en cas d’incompati-bilité d’humeur. Kieslowski a expliqué ainsi sa position : « Je ne participe à rien de ce qui ne correspond pas à ma vision du monde. (…) Une conséquence immédiate de cette position est qu’aucun de mes documentaires n’a jamais été vendu à l’étranger et que certains n’ont même pas été projetés en Pologne. Ce n’est pas de l’héroïsme de ma part car l’essen-tiel pour moi est d’enregistrer un événement ou une situation donnés. (…) Je me place moi-même automatiquement dans la situa-tion de faire des films qui sont bloqués et non diffusés pendant des années, parfois jamais. (…) Il peut sembler étrange que j’ai reçu tant de prix dans les festivals mais le fait est que, après avoir été projetés et appréciés dans les festivals étrangers, mes films sont ensuite reti-rés de la distribution. (…) Le vrai dommage n’était pas ce que la censure a empêché mais tout ce à quoi il n’a même pas été possible de songer parce que les gens étaient décou-ragés de toute pensée ou pratique créatrice 5. » La réflexion sur le pouvoir est au centre de la thématique du cinéaste : de film en film, depuis vingt ans, il s’est affirmé comme un artisan résolu du contre-pouvoir intellectuel sinon idéologique. Bien sûr, mais c’est le cas de la plupart des contestataires, et pas seule-ment en Pologne, c’est avec l’argent du pou-voir qu’il fait ses films dans une perspective de critique constructive, quitte à ce que les censeurs rendent ensuite le thermomètre res-ponsable de la température. Pourtant il n’est pas contre le système, comme il l’a expliqué : « La théorie de notre système est très bonne mais il est arrivé que dans la pratique ça a été très différent, qu’elle n’a jamais été appli-quée 5. » Face aux interdits, le cinéaste n’aurait-il d’autre ressource que de retour-ner sa caméra et de se filmer lui-même, comme le Profane revenu de ses illusions ? Notre réalisateur ne s’est jamais découragé, la difficulté l’inciterait plutôt à persévérer : d’ailleurs, à le voir, c’est un homme de mar-bre avec un tempérament de feu, chez qui l’humour, noir et rare, est vraiment la poli-tesse du désespoir mais qui n’est pas près de baisser les bras puisqu’il a entrepris une série de dix films sur le thème des Dix commande-ments dont Tu ne tueras point est le premier épisode terminé. Si la motivation immédiate du crime gratuit de son protagoniste reste mystérieuse (il a cité « L’étranger » de Camus comme référence à cette pulsion morbide), les décisions de ses personnages sont en général plus conscien-tes : « Mes films sont toujours l’observation d’un homme dans une situation qui le force à faire un choix pour définir sa position. C’est toujours la tentative de considérer ce qui est juste, la réalité objective ou le personnage qui travaille contre cette réalité. Je suis convaincu qu’en tant qu’individus — et je m’intéresse aux individus dans mes films — nous nous trouvons toujours en opposition avec la réa-lité. Un conflit est dès lors inévitable 5. » Tous ses films traitent donc de conflits entre la conscience morale d’un individu et une réa-lité sociale qu’il ne peut accepter, ce qui entraîne un choix décisif de sa part : un jeune employé de théâtre est sommé par son direc-teur d’écrire une lettre de délation (le Person-nel), le directeur d’une usine chimique, qui croyait apporter du bien-être aux habitants d’une région deshéritée, se voit accusé de pol-luer l’environnement (la Cicatrice), un avo-cat doit accepter un compromis dans le jugement d’un ouvrier poursuivi pour grève illégale durant l’état de siège (Sans fin). Ce dernier film est le plus audacieusement criti-que car il fait clairement allusion à Solida-rité, dont Kieslowski a été membre dès le début comme la plupart de ses collègues. Ce cinéaste est le représentant typique d’une génération qui a rompu avec la vision histo-rique de ses Anciens : tous ses films traitent du présent de la Pologne et non de son passé héroïque ou mythique : « Je pense être plu-tôt un réaliste qu’un romantique, a-t-il dit, mais je voudrais avant tout être un auteur. Je ne considère pas du tout le cinéma comme un métier, mais comme un moyen d’expres-sion. Le film, pour moi, ce n’est pas du tout le maquillage, les projecteurs, la star type Hollywood, mais seulement la pensée. Voilà mon problème de cinéaste d’aujourd’hui » Si la notion d’auteur se définit par la continuité et la cohérence de l’inspiration, alors Kieslowski en est un, un auteur qui poursuit sa tâche sans « hé-roïsme » mais sans faiblesse, un cinéaste à problèmes, ceux qu’il prend à bras le corps comme ceux qu’il s’attire constamment par son « cinéma sans anesthésie » 6.

1. Entretien dans Positif n° 227 (février 1980).
2. Séminaire au festival de Gdansk en 1979 (notes de M.M.).
3. Citation dans Télérama n° 1983 (13 janvier 1988).
4. Conférence de presse au festival de Cannes 1987 (notes de M.M.).
5. Entretien dans Sight and Sound (Printemps 1981).
6. Formule de Jean-Pierre Brossard dans sa bro-chure « Le nouveau cinéma polonais » (Festival de Locarno 1980).