De l’ange au jugement dernier

Marilyne Fellous

Vouloir rendre compte de la diversité, de la richesse du cinéma soviétique inconnu ou méconnu est une tâche noble mais hasar-deuse, dans un panorama d’une vingtaine de films. Quant à chercher à tout prix un hypo-thétique fil conducteur reliant les films sélec-tionnés pour ce panorama, cela relèverait de la tentative de faire entrer tin lion dans une boîte d’allumettes. Une infinité d’auteurs, de courants, de cul-tures les plus diverses (de l’Estonie à l’Armé-nie, de la Russie à l’Ouzbékistan, de l’Ukraine à la Sibérie), des dates de produc-tion s’étalant sur une vingtaine d’années (de 1967 à 1987), tout cela est placé sous le label « cinéma soviétique », avec pour cadre com-mun un pays de plus de 280 millions d’habi-tants (près de 4 milliards de spectateurs par an), et une longue période de « stagnation » allant de la fin des années soixante au milieu des années quatre-vingt. Il s’agit ici des films interdits pendant vingt ans et sortis tout récemment, ou distribués mais confidentiellement, ou encore de films autorisés, mais marginaux tant par leur forme que par leur contenu. Et enfin de quelques films récemment tournés et témoignant de la « révolution dans la révolution » que cons-titue la perestroïka. Mais revenons quelques vingt ans en arrière. La période du Dégel (1956/1964) avait formé une génération de jeunes cinéastes qui avaient assisté dans l’enthousiasme au premier élan de renouveau dans le cinéma soviétique : c’était l’époque inoubliable de Quand passent les cigognes, la Ballade du soldat, qui surent émouvoir le monde entier. Puis ces jeunes avaient eux-mêmes créé à leur tour quelques chefs-d’oeuvres comme l’Enfance d’Ivan (Tarkovski, 1962), le Premier maître (Kont-chalovski, 1965), la Chute des feuilles (Ios-seliani, 1966), et l’on se prenait à croire à une nouvelle suprématie soviétique au sein du cinéma mondial (on n’avait pas oublié les grandes heures d’Eisenstein, Vertov, Dons-koï, etc.) Mais brusquement le mouvement était interrompu et des auteurs que l’on avait vus s’affirmer disparaissaient, ou bien leurs films subissaient tracasseries et coupures, quand ce n’était pas interdiction pure et sim-ple (la sortie plus que problématique d’Andrei Roublev, de Tarkovski, est restée dans les mémoires). C’est alors qu’a commencé une longue période d’ignorance réciproque entre le cinéma soviétique et le public occidental (surtout français, à quelques exceptions près). Les autorités soviétiques d’une part, et la cri-tique occidentale d’autre part, opéraient la même fâcheuse confusion : attribuant une importance plus grande au (supposé) contenu politique des films qu’à leur réelle valeur artistique, les premières mettaient en avant — en particulier lors des grands festivals internationaux — des films « non-dérangeants » et même au didactisme souvent insistant. De leur côté, nos critiques n’accor-daient un regard complaisant qu’aux « films-martyrs », qu’aux « cinéastes-victimes-du-régirne ». Il est certain que cette tendance à « voir des dissidents partout » (d’un côté comme de l’autre) a porté un tort considéra-ble à l’art cinématographique soviétique et à sa perception dans le monde. L’un des premiers effets visibles de la peres-troïka a été, au lendemain du Ve Congrès des Cinéastes d’URSS, en mai 1986, la création d’une Commission des Conflits chargée de faire sortir des placards les films qui y pour-rissaient depuis une vingtaine d’années ‘. C’est ainsi que nous pouvons voir aujourd’hui le Thème, de Panfilov (1979), mais aussi la Commissaire d’Alexandre Askoldov, lequel n’a rien pu tourner depuis ce premier film interdit ; le Début d’un siè-cle inconnu de Larissa Chepitko (décédée en 1979) et Andrei Smirnov ; Démence, de Kalie Kiisk, qui fut présenté avec succès en Esto-nie en 1967, mais dont la distribution sur l’ensemble du territoire soviétique fut bloquée jusqu’en 1986 ; les oeuvres d’Artavazd Pele-chian, auteur resté totalement inconnu dans son pays même, jusqu’à ces dernières années ; le Bonheur d’Assia, d’Andrei Kont-chalovski ; la Voix solitaire de l’homme, d’Alexandre Sokourov, cinéaste dont aucune oeuvre n’avait obtenu d’autorisation de sor-tie ; les Trois jours de Victor Tchernychev, , de Mark Ossépian. Nombre de ces films prolongeaient la réflexion sur l’histoire de l’URSS, entreprise à la faveur de la déstalinisation. Au début d’un siècle inconnu, composé de deux moyens métrages et conçu à l’origine comme un hom-mage au cinquantième anniversaire de la révolution d’Octobre, devait comporter, entre les récits de fiction, des séquences d’archives sur la Révolution. Il apportait, outre une esthétique nouvelle (écran large déformant l’image et conférant une grande intensité dramatique, noir et blanc surexposé, concision de dialogues) une approche nou-velle des années vingt. On y adaptait pour la première fois des écrivains fort décriés jusque-là : Youri Olécha (l’Ange) et Andrei Platonov (la Patrie de l’électricité). Leur regard « de l’intérieur des événements » s’opposait clairement à toute l’imagerie épi-que sur cette période de l’histoire qui préva-lait depuis les années trente et dont Tchapaev, des Vassiliev (1934) est resté le prototype. On y montrait aussi le décalage existant initiale-ment entre la population locale et les révolu-tionnaires et soldats de l’Armée Rouge, décalage remarquablement exprimé dans la Commissaire, où le ferblantier juif Magaza-nik donnera longtemps du « Madame Vavi-lova » à sa locataire indésirée et indésirable, avant de l’appeler affectueusement « cama-rade Vavilova », lorsqu’il lui parlera de son rêve fou : une Internationale de la Bonté. Malgré le durcissement idéologique qui mar-qua l’avènement de Brejnev, les cinéastes soviétiques ont continué — et continuent —à se tourner, contre vents et marées, vers cette époque d’enthousiasmes révolutionnaires et de combats fratricides, période remarquable-ment décrite par ces écrivains maudits et d’une importance primordiale pour compren-dre de l’histoire récente. Andrei Kontchalovski, lui-même, à peine arrivé à Hollywood, s’est empressé de tour-ner Maria’s Lover (1984), version américa-
nisée (et extrêmement appauvrie) de la nouvelle de Platonov « La rivière Po Tou Dan », que Sokourov avait déjà adaptée en 1978 sous le titre la Voix solitaire de l’homme (sorti en 1987). Comme Larissa Chepitko l’avait fait onze ans auparavant, Sokourov s’est attaché à traduire à l’écran tout l’indi-cible, contenu dans la prose de Platonov, sans se limiter au récit d’un amour perturbé et trop fort pour s’accomplir : « J’ai essayé, a-t-il déclaré, d’entraîner le spectateur d’aujourd’hui, toujours si pressé, dans la contemplation de sentiments subtils et lents… Pour ne plus laisser solitaire la voix de l’Esprit face à la Matière. » On ne peut s’empêcher de rêver à ce que ces films, parfois vieux de vingt ans mais sans une ride, auraient pu, s’ils avaient eu une carrière normale, apporter au cinéma soviétique dans son ensemble, par la représentation et l’analyse de phénomènes individuels et col-lectifs — c’est le cas de Démence, qui traite du système nazi comme d’une maladie de la pensée, fondée sur l’abus de pouvoir ; on rêve à ce qu’aurait pu être l’itinéraire créatif d’un Kontchalovski, celui du Premier maître, du Bonheur d’Assia, qui quitta son pays, trop intolérant pour lui, pour découvrir une autre impossibilité d’être lui-même’- ; on pense aussi à tel auteur dont le travail s’interrom-pit prématurément — c’est le cas de Smirnov, qui n’a pas tourné depuis près de dix ans : « Quand j’étais jeune, dit-il, je pensais qu’on interdisait mes films pour des raisons politi-ques, idéologiques. Maintenant, je.sais qu’il s’agissait plutôt d’esthétique » Quoi qu’en disent les cinéastes eux-mêmes, il reste encore aux historiens, aux soviétolo-gues, la tâche d’analyser les nombreuses rai-sons de ces interdictions, raisons que l’on ne peut raisonnablement limiter au seul « pou-voir des imbéciles et des incultes ». Il est pourtant indéniable que l’esthétique fut un de ces éléments : la conception hyper-classique du cinéma dit officiel, qui avait depuis longtemps abandonné toute expéri-mentation, en particulier dans le domaine du montage visuel et du montage sonore, et accordait une place prépondérante au travail du scénariste et de l’opérateur (une histoire bien écrite, plus de belles images), ne pouvait que rejeter les recherches formelles telles qu’on les trouve, par exemple, dans les oeuvres de Pelechian. Ni documentaires, ni fictions, ses films profondément personnels sont bâtis sur un système, que d’aucuns ont comparé ou opposé à ceux d’Eisenstein ou de Vertov. Par le « montage à distance » (répétition, de loin en loin, d’images, d’idées, de bandes sonores, entraînant une multipli-cité d’éclairages sémantiques et visuels), Pele-chian prolonge, plutôt que répète ou contredit, les recherches de ces deux cinéastes. Il n’est pas étonnant non plus (et tout aussi regrettable et douloureux) que Paradjanov, plasticien génial aux oeuvres filmiques par-fois énigmatiques, ait eu à subir les rigueurs du système cadenassé de la « période de sta-gnation » : ses oeuvres (surtout Sayat Nova et la Légende de la forteresse de Souram) peu-vent sembler aussi inaccessibles que leur auteur nous apparaît familier et attachant dans le très beau portrait qu’a tourné de lui Patrick Cazals à l’automne dernier. Pour-tant, dans le très court Variations sur le thème de Pirosmani, improvisation tournée en trois jours, Paradjanov nous donne les clés de sa réflexion sur l’art, sur son angoisse de créateur. Mais il serait erroné de vouloir, comme on l’a trop souvent fait, et comme le font les jeu-nes cinéastes soviétiques rejetant les concep-tions et les concessions de leurs aînés, réduire le cinéma soviétique inconnu au cinéma sovié-tique interdit. Il suffit pour s’en convaincre de citer les noms aujourd’hui connus de Mikhalkov, Iosse-liani, Panfilov, Kontchalovski, Abouladze, Tarkovski. Même si la plupart de ces mêmes cinéastes n’ont pu forcer le mur de silence autour de leurs oeuvres qu’en travaillant à l’étranger, les films qu’ils tournèrent dans leur pays n’en ont pas moins de valeur et comptent dans le patrimoine culturel de l’URSS des années soixante et soixante-dix. Et l’on n’a pas, une fois cités ces noms illus-tres, épuisé la longue liste des auteurs origi-naux ayant offert des oeuvres à découvrir ou redécouvrir aujourd’hui. A commencer par Vassili Choukchine (1929-1974), amoureux de sa terre sibérienne, l’Altaï, qu’il avait dû quitter pour apprendre le métier de cinéaste et pour le pratiquer. Sur un scénario dont Choukchine est l’auteur (il fut un écrivain hors pair qui bouscula nom-bre de conventions) A bâtons rompus — son film le plus réussi, bien que l’on connaisse mieux l’Obier rouge (1974) — conte avec humour et poésie le voyage d’un couple de Sibériens (Choukchine, qui était aussi un grand acteur, y joue le rôle principal avec sa femme, Lydia Fédosseïevna) quittant son vil-lage pour une station balnéaire de la mer Noire, en passant par Moscou. Ce voyage est l’occasion d’aventures rocambolesques, de rencontres intriguantes, de découverte d’un monde étranger (la capitale), le tout com-menté en voix off par les lettres du voyageur à sa famille : « Ici, il y a beaucoup plus de communisme que chez nous », dit-il en par-lant de Moscou, sur le ton d’un homme fati-gué et déboussolé qui ne rêve que de rentrer à la maison. Dans cette phrase, dans son into-nation, est contenue tout entière la préoccu-pation majeure de Choukchine : le progrès, l’urbanisation sont nécessaires, inévitables, mais quel gâchis sur l’être humain, qui ne sait pas toujours s’orienter dans un système moral aux règles confuses. Cinéaste ouzbèque au tempérament original, Ali Khamraev est l’auteur du film Triptyque (tourné en 1978) qui subit force coupures et remaniements avant sa sortie à l’étranger (en France, en 1983) : il évoquait avéc une grande puissance émotionnelle le destin de trois fem-mes dans l’Ouzbékistan de l’immédiat après-guerre (à l’origine, le film se situait dans les années soixante-dix, mais sa représentation de la réalité contemporaine fut jugée trop sombre). Dans Je me souviens de toi, le retour au passé est délibéré, puisqu’il s’agit d’un récit autobiographique. Dans une oeuvre au rythme lent et majestueux, Khamraev nous introduit dans un monde en train de mourir : après une visite à sa mère malade, il entre-prend une longue traversée du pays vers la tombe de son père tombé à la guerre et enterré quelque part en Russie. Les souvenirs d’enfance s’entremêlent aux images du pré-sent, dans un Tachkent envoûtant et merveil-leux, puis à travers la campagne russe enfouie sous la neige. Le mélange des cultures, leur enrichissement, mais souvent aussi la prédo-minance de l’une sur l’autre (le fait que cer-tains dialogues en langue ouzbèque ne sont pas traduits en russe constitue une sorte de protestation « muette » contre la supréma-tie russe en Asie Centrale), l’histoire com-mune enfin, sont au centre de cette oeuvre qui ne suit aucun modèle. Roman Balaïan, cinéaste d’origine armé-nienne travaillant en Ukraine (comme l’a fait avant lui Paradjanov), mais se tournant essentiellement vers les classiques russes, observe dans Vols entre rêve et réalité, avec l’attention d’un médecin amoureux de son patient, la crise que traverse un homme à la veille de son quarantième anniversaire. Ce cinéma sans récit, balançant, comme l’indi-que son titre, entre le rêve et la réalité, a étonné le public de son pays, peu habitué à ce non-conformisme, qui annonçait pourtant un renouveau dans la réflexion sur l’individu. Mais il est dans la nature du cinéma de Balaïan de surprendre et de provoquer, puis-que tous ses films suivants (le Baiser, Protège-moi, mon Talisman) ont fait l’objet de débats acharnés dans la presse soviétique. Pour les amateurs de folklore non trafiqué, l’Incroyable est un « surprenant » spectacle où s’accumulent tous les clichés de la littéra-ture orale russe : sagesse populaire et fantai-sie, humour décapant et application à la lettre des proverbes qui émaillent cette langue si riche qu’est le russe. Ovtcharov, jeune cinéaste plein de talent semble s’amuser à illustrer le mot par l’image, dans un style pit-toresque et ingénieux. Les Trois jours de Victor Tchernychev, , de Mark Ossepian, réalisé en 1968 et Mars froid, d’Igor Minaïev, réalisé vingt ans après, abor-dent un thème très fréquemment traité : la jeunesse soviétique contemporaine. Comme elle reste semblable à elle-même, cette jeu-nesse, qui traîne son mal de vivre dans les années soixante ou dans les années quatre-vingt, en URSS ou en France ! Comme elles nous paraissent identiques, les interrogations des adultes face à l’absence de valeur com-munes à leur génération et à celle de leurs enfants ! Pourtant, une différence notoire est à signaler : si dans les années soixante les pro-blèmes étaient plus suggérés que formulés, dans une esthétique très « Nouvelle Vague », les héros de Mars froid quant à eux appel-lent un chat un chat et les conflits (glasnost oblige) apparaissent au grand jour. Et si le film de 1968 démontraient une grande maî-trise, une profondeur restée inégalée, celui de 1988 nous fait espérer un bel avenir, avec ses éclairages très élaborés, ses images com-plexes, et son absence de démagogie envers ses héros. Un panorama des aspects incon-nus et originaux du cinéma soviétique sans documentaire aurait été incomplet. Réalisé en février 1987, le Jugement dernier, est aussi le film engagé d’un citoyen-cinéaste, Herz Frank, réalisateur letton à la longue car-rière de documentariste. Partisan d’un cinéma d’auteur, Frank filme la dramatur-gie de la vie réelle, accompagnant ses « héros vivants » dans leur itinéraire (ou leur chemin de croix). Il écrit à propos de ce film : « Je sens qu’il nous fallait faire ce chemin. Tous les deux. Peut-être ne sera-t-il pas donné de le sauver de la mort physique, mais de la mort spirituelle… Quand un homme entreprend de se purifier, la mort n’existe plus. L’esprit est toujours le plus fort. L’homme sera toujours un homme. Même quand il est au plus bas, même quand on ne peut plus rien pour l’aider. » Ce chemin, c’est celui d’un jeune homme de vingt-quatre ans qui a tué deux femmes et qui attend, en compagnie de Frank, la décision des juges. Puis, une fois la sentence de mort tombée 4, il continue, face à la caméra, à faire ressurgir jusqu’à sa conscience les processus qui l’ont amené à commettre cet acte, pour en saisir enfin toute l’horreur. Et le « jugement dernier », c’est celui de l’homme face à ses propres actes. Avec un panorama à la fois large et restreint d’un cinéma national et multinational, riche d’auteurs originaux, alors même que la société soviétique, après vingt ans de verrouil-lage, semble vouloir donner la parole à l’indi-vidu créateur, on peut se réjouir que le réalisme socialiste ait fait place au « plura-lisme socialiste », comme l’ont eux-mêmes défini les cinéastes soviétiques.

1. D’après l’estimation du président de cette com-mission, Andrei Plakhov, plus de cent films ont été « libérés » à ce jour.
2. Les Soviétiques ne sont pas les derniers à le pen-ser, qui offrent aujourd’hui à Kontchalovski, pour ce film, le Premier Prix du Festival inter républi-cain de cinéma à Bakou.
3. Propos recueillis en juillet 1987 à Moscou.
4. La peine de mort existe toujours comme peine exceptionnelle en URSS, mais un débat public est engagé autour de ce sujet.