Mauritz Stiller

Gôsta Werner (Traduit du suédois par Gunilla de Ribaucourt et Godfried Talboom.)

Mauritz Stiller est avec Victor Sjôstrôm le grand nom du cinéma muet suédois. Mais ni l’un ni l’autre n’ont édifié leur statue de grand créateur. Il leur a fallu plusieurs années et un grand nombre de films pour qu’ils maîtrisent le nouvel art et soient mûrs pour leur grande oeuvre : construire le cinéma muet suédois, celui qui est entré dans l’histoire et qui a créé un style. En ce qui concerne Stiller, ces années au cours desquelles il a sans arrêt développé son savoir-faire et travaillé ardemment pour apprendre à maîtriser la technique narratrice du cinéma, se situent entre 1912 et 1916. En 1917, il est mûr pour les tâches qui se pro-posent à lui. Il a réalisé trente-trois films en cinq ans. A part quelques fragments insigni-fiants de certains d’entre eux, nous n’avons conservé que le trente et unième-A partir de 1917, par contre, les onze films suivants faits en Suède sont entièrement ou en grande par-tie conservés (sauf deux), ce qui permet de suivre presque dans les moindres détails son travail. Mauritz Stiller est né le 17 juillet 1883 à Hel-sinki, en Finlande. Il n’avait pas une goutte de sang suédois ou finnois dans les veines : il était russe, d’origine juive, et appartenait à l’univers russe, même si ses relations direc-tes avec l’empire tsariste sont restées peu importantes. Il a réalisé presque tous ses films suédois en tant que citoyen russe. Il est devenu citoyen suédois, en plein tournage des Emigrés, en 1921 seulement. Stiller a été éduqué au sein de la communauté juive d’Helsinki. Ses études et sa formation n’ont pas été très approfondies et il s’est rapi-dement tourné vers l’école de la vie. Depuis son apparition dans le cinéma sué-dois, Stiller montre des dons très divers. En 1912 il écrit six scénarios qui seront réalisés par lui ou par d’autres. Il joue dans au moins quatre films et réalise la mise en scène de six. De ceux-ci, quatre sont des pièces dramati-ques et deux des comédies. De ses quatre rôles cinématographiques deux sont des rôles dramatiques, tous deux des séducteurs, et deux des figures comiques, tous deux des « pasteurs-adjoints ». En trois ans, Stiller réalise dix-neuf films. Il en entame un qu’il confiera plus tard à Vic-tor Sjôstrôm et il en abandonne deux. Les sujets rocambolesques l’emportent. Mais à côté d’histoires à sensations, il continue dans la voie comique avec un style de jeu burles-que, auquel il était familiarisé depuis longtemps. Il abandonne le comique caricatural, pour ne plus y revenir. Une certaine ironie fine commence à apparaître avec Amour et jour-nalisme (1916) ; elle se précise dans les films qui racontent l’histoire de Thomas Graal, le Meilleur film de Thomas Graal (1917) et Leur premier né (1918) et, surtout, avec Ero-tikon (1920). Dans Amour et journalisme, Stiller raconte, en utilisant comme instrument charmant et docile la jeune Karin Molander, une histo-riette banale. Mais avec Thomas Graal, écrit directement pour Karin Molander par son mari Gustaf Molander, des possibilités tou-tes nouvelles apparaissent et induisent un récit d’un style intellectuel et raffiné. Avec Sjôstrôm dans le rôle principal, celui d’un incurable étourdi, l’écrivain Thomas Graal, cela donne une comédie pleine de charme, (Le Meilleur film de Thomas Graal) où Stil-ler a oublié le comique burlesque d’autrefois pour raconter une histoire totalement invrai-semblable, d’une façon si spirituelle que nul ne songe à y chercher une quelconque logique. Le succès auprès du public fut immédiat et triomphant. La critique, qui depuis des années n’avait guère aimé ce que Stiller réa-lisait, se répandit en éloges. Le film eut immédiatement une suite, Leur premier-né également un succès auprès du public et bien vu des critiques. Ces deux films sont intéressants parce que Stiller, grâce à des comédiens à l’esprit ouvert et un scénario souple, a eu ici l’occasion de développer une technique de récit qui aura son expression la plus caractéristique dans Erotikon. Ici, le côté burlesque est presque complètement mis en veilleuse. Les situations sont comiques plutôt en raison du contexte dans lequel elles s’insèrent, mais non par le jeu des acteurs. L’exemple dont s’inspire Stiller a dû être celui des comédies légères étrangères, surtout amé-ricaines, qui à cette époque suscitaient l’enthousiasme dans le monde entier. Mais il a donné à la comédie légère une nouvelle dimension, en la rendant insinuante de manière sophistiquée et équivoque d’une façon très spirituelle. Stiller fait précéder les différentes scènes par des textes, qui dirigent l’attente des specta-teurs dans une direction déterminée, mais quand la scène se déroule, elle s’avère avoir un sens tout à fait différent. Dans cette rup-ture entre l’attente et l’accomplissement réside une grande partie de l’impact du film. Dans d’autres cas, une situation comique devient encore plus drôle, quand les specta-teurs savent quelque chose d’un contexte ignoré des personnages du film. Et la situa-tion n’a parfois même pas besoin d’être drôle pour que le contexte même ou ce qui était sous-entendu ou suggéré donne au récit cette atmosphère spirituelle qui surgit tout d’un coup, sans que l’on puisse l’expliquer. C’est là une technique du récit typiquement cinématographique, et c’est celle-là même qui a profondément impressionné plusieurs cinéastes étrangers, notamment Lubitsch qui a été conduit à l’essayer après qu’il eut échoué à Hollywood avec le style dramatique « sérieux » qu’il avait importé d’Allemagne. L’accueil versatile, enthousiaste ou critique, réservé par la presse et le public à ses films durant ces années, avait appris à Stiller qu’un film doit être construit sur une action solide, un récit simple et clair, qu’il doit surtout raconter une histoire. C’était la condition essentielle et bien sûr ce n’était pas là une invention de Stiller seul. Victor Sjôstrôm avait déjà fait la même expérience de son côté et on ne risque guère de se tromper si derrière l’un et l’autre on devine à cet égard l’influence du producteur Charles Magnusson. Car cette préoccupation est dans la ligne de la nouvelle politique de production appliquée par ce der-nier au Svenska Bio, à partir de 1916-17. La production jusque là très variée (vingt-cinq films de fiction en 1915 et vingt-quatre en 1916) s’est tout d’un coup réduite à quatre films de fiction en 1917 et trois en 1918. Mais à cette production très réduite on appor-tait en revanche des ressources techniques et économiques beaucoup plus importantes. Et, ce qui est encore plus intéressant, on inves-tissait désormais dans des films construits sur une base littéraire de qualité. Dans le cas de Sjôstrôm, il s’est agi de Selma Lagerlôf. Pour Stiller différents écrivains finlandais et sué-dois, précéderont les personnages de Selma Lagerlôf. Johannes Linnankoski est le premier des écri-vains finlandais vers lequel Stiller a été attiré. Dans les remous ou le Chant de la fleur écar-late (1918) est réalisé d’après un roman adapté au cinéma par Gustaf Molander et Stiller lui-même : il y avait là une matière solide, ancrée dans un milieu tout aussi défini, avec des tensions fortes et dramatiques. A partir de là Stiller a réalisé un film qui, de la même façon que Terje Vigen (1916) et les Proscrits (1917) de Victor Sjôstriim, introduit la nature nordique dans le récit dramatique et suscite des rapports constants entre les hommes et la nature. Sur un fond lyrique, avec comme décor une nature très présente, se déroulent entre autres une rocambolesque descente de rapides, brillamment tournée, et nombre de scènes d’amour. C’est l’opposi-tion de la force primordiale et de la faiblesse, de la passion et de la mélancolie dans un uni-vers nordique spécifique, très « exotique » pour le spectateur étranger. Stiller, hôte étrange d’une terre sauvage, avait été conquis pas le roman de Linnankoski qui lui proposait une saga populaire, une ballade de gens simples dans une histoire obéissant à un fatalisme rigoureux. Il a trouvé le même fond de résonance dans le sujet de son film suivant, peut-être le plus connu et sans doute le plus apprécié de toute son oeuvre le Trésor d’Arne (1919), réalisé d’après le roman de Selma Lagerliif. Ici le mythe est gravé avec des traits nets ; les personnages noirs ou blancs de la saga avancent sur le décor dra-matique et puissant de la nature. Le film de Stiller tient fortement le noeud du récit et son conflit intérieur. Il se concentre sur quelques scènes-clefs très expressives, mais qui se haus-sent de temps en temps jusqu’à des sommets dramatiques avec des scènes de masse, toiles de fond de la tragédie humaine individuelle : l’incendie du presbytère de Solberga avec la fuite des voleurs et la terreur de Elsalill, ou la grande scène finale avec le cortège funè-bre des femmes sur la glace accompagnant la dépouille d’Elsalill pendant la tempête de neige. Après le Trésor d’Arne suivent trois films, où Stiller décrit à nouveau des milieux très caractéristiques, aux conditions de vie dra-matiques et avec des sujets qui sont intime-ment liés à ces milieux. Un seul a survécu, A travers les rapides (1921). Ce film, tourné d’après le roman de l’écrivain finnois Juhani Aho, a été trans-planté par Stiller dans un environnement lapon austère. Il a été tourné presque entiè-rement (pas seulement les extérieurs mais presque tous les intérieurs) dans la région de Morjârv et près d’un affluent sauvage du fleuve Kalix, dans le nord de la Suède. Ce film comporte également une descente de rapides brillamment mise en scène. Stiller aimait à revenir sur ses succès : il y eut deux Thomas Graal ; la descente des rapides que nous montre Dans les remous revient avec A travers les rapides. Le succès remporté aurirès de la critique et du public avec Erotikon n’incite cependant pas Stiller à continuer dans le même genre. Une nouvelle fois il aborde un sujet d’un caractère tout à fait nouveau avec le conte de Selma Lagerlôf Une légende du manoir. Pour lui, ce film qu’il a intitulé le Vieux manoir (1923), est une adaptation libre. Et ce fut là à peu près le seul élément pour lequel il fut en accord avec Selma Lagerkif. Le film, qui n’est conservé malheureusement qu’à moitié, est une production très ambitieuse et coû-teuse, mise en scène et photographiée d’une manière extraordinaire. Mais il a pris un côté mélodramatique et relève plutôt de la litté-rature de gare que de Selma Lagerkif. « Stil-ler a lu trop de mauvais romans », aurait dit à son propos Selma Lagerliif. Elle avait des mots durs aussi bien à l’égard de Stiller, que de son adaptation du sujet et de la réalisa-tion du film. Elle avait en grande partie rai-son : les gens, leurs caractères et leurs destinées profondes s’étaient trouvées empri-sonnées par une technique brillante du récit sans que cela aboutisse comme dans le Tré-sor d’Arne, à un résultat aux qualités indé-niables. Les critiques en Suède furent en général indulgents mais ils signalèrent cepen-dant qu’ils considéraient que le film n’avait rien à voir avec le livre. Cela ne rendit pas Selma Lagerlôf plus indul-gente et elle se battit de toutes ses forces pour que Stiller n’adapte pas à l’écran la Légende de Gôsta Berling, mais sans y réussir. Elle avait le pressentiment que si Stiller tournait ce roman cruel il le ferait suivant sa seule ima-gination. Ce qui fut. Encore aujourd’hui le résultat est éclatant, majestueux, avec des parties magni-fiques. La nature sauvage encadre d’une façon aride et âpre une série de profils puis-samment sculptés : la « commandante » a la puissante force de volonté de Gerda Lunde-quist, le cavalier sous les traits de Lars Hansson est facilement entraîné au milieu de ces existences perdues. Un personnage extraor-dinairement têtu est interprété par Torsten Hammarén. Sur ce fond sombre, courent comme une frise légère trois jeunes femmes : Jenny Hasselqvist dans le rôle de Marianne Sinclair, Mona Martensson dans celui de Ebba Dohna et Greta Garbo dans celui de Éli-sabeth Dohna. Ceci dit, on hésite à définir les qualités dura-bles du film. Est-ce le jeu, qui, il est vrai, était lié à son époque, mais parfaitement exécuté ? Ou les sommets dramatiques, tel l’incendie de Ekeby, ou les loups sur la glace, le tout mis en scène avec une furia étonnante ? Ou est-ce tout simplement l’atmosphère du film, le jeu d’ensemble entre ses différentes com-posantes, rendu par une photographie sensi-ble, fidèle et très expressive ? Reste que la Légende de Gôsta Berling sera le dernier « grand » film muet suédois. Son succès international ouvre à Stiller le chemin vers une carrière mondiale. Il ouvre égale-ment cette même voie à la jeune actrice qui tenait le rôle de Elisabeth Dohna, Greta Garbo. Avec elle, Stiller part pour Hollywood. Mais après cinq films (trois seulement seront ache-vés), il rentre en Suède, déçu, gravement malade. Il meurt le 8 novembre 1928. Stiller était une âme inquiète, un chercheur, peut-être un sceptique, mais en même temps l’exemple d’une affirmation enthousiaste de la vie, un homme d’imagination, de feu et de glace, la Gehenne et Niflheim dans une âme d’artiste inquiète, au tempérament facilement enthousiaste plongeant ses racines dans la profondeur des mélanges des races et des peuples. Il est venu de quelque contrée inconnue, pro-pre à nourrir notre imagination. Il a trouvé une nouvelle patrie en Suède et y a rencontré une terre de résonance à ses forces puissan-tes et originales. Dans ses films de l’âge mûr, il a fait vivre des sentiments, des ambiances et des manières d’être avec une intensité et une sensibilité vis-à-vis du monde suédois qui lui font dépasser de loin ce dont la plupart des Suédois étaient eux-mêmes capables. Le Russe déraciné a trouvé une patrie quand il est parti pour le Nouveau monde. Quand il y a renoncé, lorsque tout s’est désagrégé, il est retourné en Suède, cette terre qui était pour lui avant tout celle de son coeur. C’est là que repose aujourd’hui cet inquiet qui fut Mauritz Stiller, reflet de l’éternel juif errant. Un poète suédois a écrit sur ces âmes inquiè-tes et sans foyer : Ne mettez ni fleurs, ni couronnes sur la tombe au-dessus de leurs ossements. La vie ne leur a pas donné de couronnes vertes mais des pierres. Sur la tombe, mettez des pierres. Sur la tombe de Stiller on mettra donc, selon une coutume juive ancienne, des pierres.

* Le lundi 1″ juin 1987, une copie quasi complète, tein-tée à la main et en excellent état des Ailes (1916), a été retrouvée en Norvège. On pourra la redécouvrir l’année prochaine, après transfert sur support « sécurité », lors de sa présentation au Centre culturel suédois de Paris. (N.D.L.R.)