Kon Ichikawa

Max Tessier (Extrait d'un entretien inédit avec Ichikawa, recueilli à Kyoto [avril 1987]. Traduction de Catherine Cadou)

En 1956, un film japonais, la Harpe de Bir-manie, obtenait le Prix San Giorgio, à Venise et, en pleine renaissance du cinéma nippon après la guerre, attirait l’attention sur un « jeune cinéaste », Kon Ichikawa. Ce dernier avait tout de même 41 ans, et avait dirigé un nombre confortable de films depuis ses débuts à la Shintoho en 1947. Plus tard, il devait devenir célèbre à l’étranger avec sa (fausse) « trilogie » : Enjo, Kagi, Nobi (le Brasier, 1958 ; la Clé ou l’Etrange obsession, 1959, Prix spécial du Jury à Cannes ; et Feux dans la plaine, 1959, Voile d’or de Locarno en 1961). A cause de ces quatre films, qui étaient tous des adaptations littéraires de renommée, on l’a pris en Occident pour un cinéaste sérieux et profond, une sorte de Wil-liam Wyler japonais. En vérité, Ichikawa s’était fait au Japon une réputation d’auteur de comédies et de mélodrames, où on le sur-nommait alors… « Le Frank Capra japo-nais », ce qui dénotait une coloration très différente : des films comme M. Lucky (1952), la Femme qui toucha les jambes (1952), et surtout M. Pou (1953), Un milliar-daire (1954) et l’étonnant Train bondé (1957) (présenté à La Rochelle en 1985) témoignent de son talent de satiriste, dans la lignée de Kinoshita, à une époque où le Japon, sortant de la défaite et de la ruine, avait un intense besoin de dérision et de recul comique. A noter que ces deux éminents représentants de la comédie à la japonaise étaient de grands admirateurs de René Clair, cinéaste très prisé au Japon par cette génération (qui est aussi celle de Kurosawa). Mais, dit aussi Ichikawa : « C’est mon côté Walt Disney » comme pour s’excuser de l’invasion américaine… En fait, Kon Ichikawa avait fait ses débuts cinématographiques aux studios des films d’animation de Kyoto, au début des années trente. Il était aussi peintre : « Je suis pein-tre et pense comme tel. » Il fit ses premières armes juste après la guerre, en 1945, avec un film de marionnettes adapté d’une pièce de Kabuki, la Fille du temple Dojo (Musume Dojoji), qui fut purement et simplement interdit par la censure américaine parce que i% scénario ne lui avait pas été soumis avant la production… Aujourd’hui, le film semble être perdu, mais Ichikawa considère qu’il s’agit d’un de ses meilleurs films. Dans le dif-ficile contexte de l’après-guerre, Ichikawa entre à la Cie Shintoho (« Nouvelle Toho »), formée de dissidents de la Toho en grève, et y réalise un nombre remarquable de comé-dies et de mélodrames assez délirants, comme Passion éternelle (1949), ou Sanshiro à Ginza (1950), dont on ignore encore l’importance dans sa jeune carrière. Avec sa femme, Natto Wada — dont le rôle a été occulté ici au nom de la politique des auteurs —, il concote des scénarios ingénieux traduits par une inventi-vité de la mise en scène tout à fait neuve dans le cinéma japonais. Dès 1953, ils signent un de leurs chefs-d’oeuvre du genre, le désopi-lant M. Pou (Pu -san), d’après une bande dessinée de Taizo Yokoyama, dont le person-nage ahuri est interprété par le merveilleux comédien Yunosuke Ito, surnommé le « Michel Simon japonais » à cause de son visage.
Dans Un milliardaire (Okuman choja, 1954), une jeune fille pauvre, croyant au réarme-ment du Japon, fabrique une bombinette ato-mique dans un taudis où vivent 23 frères et soeurs, « car le Japon n’a pas de planning familial ». Cette comédie de l’absurde était aussi signée Kobo Abe, le futur auteur de la Femme des sables. Et le Train bondé (1957) est une extraordinaire et roborative satire du Japon moderne dont la société est vue méta-phoriquement comme un train trop plein où n’arrivent en gare que les plus forts, les plus conformistes ou les moins scrupuleux… Ce n’est donc qu’en 1955 qu’Ichikawa, passé à la Cie Nikkatsu, commence à aborder ce que les Japonais appellent la « jun bungaku » (« Littérature pure »), avec un roman célè-bre de Soseki Natsume, le Coeur (Kokoro) —traduit en français par le Pauvre coeur des hommes —, dont le héros est un professeur obsédé par le souvenir d’une trahison amou-reuse : intériorité et lyrisme marquent cette adaptation littéraire ambitieuse, la première d’une longue série dont certaines font décou-vrir Ichikawa à l’étranger. C’est aussi à cette époque que les critiques japonais l’affublent du surnom de « cinéaste mannequin », pour bien souligner que ce n’est pas un « auteur » comme Mizoguchi, Ozu, Naruse ou Kuro-sawa, mais un artisan habile qui sait se tirer à son avantage de tous les genres abordés. Le succès de la Harpe de Birmanie (Biruma no tategoto, 1956) marque un tournant : ce roman de Michio Takeyama, dont le person-nage central est un soldat qui décide de res-ter après la guerre en Birmanie pour donner une sépulture bouddhique à ses camarades morts, indique déjà, dix ans après la défaite, une tendance à l’absolution des responsabi-lités du Japon, sous un voile humaniste où tout le monde communique par des chants : le remake, réalisé en couleurs en 1985, ne fera qu’accentuer cet aspect, à l’attention « des jeunes spectateurs qui n’ont pas connu la guerre » — et le film a visé juste, qui a remporté le plus gros succès commercial de l’année. Plus intéressante est l’adaptation du remar-quable roman de Shohei Ooka, Feux dans la plaine (Nobi, 1959), qui, à travers l’expé-rience de l’écrivain, met en scène un soldat de l’Armée impériale en déroute aux Philip-pines en 1945, qui passera par toutes les épreuves, y compris celle de manger de la chair humaine (du « singe ») avec ses com-pagnons affamés et à demi-fous. Comme souvent dans ses films, Ichikawa regarde ses personnages un peu comme un entomologiste des insectes, les cadrant de loin, dans des pay-sages désolés, sous un ciel éternellement gris et pluvieux. C’est une fois encore le sort de l’individu qui le préoccupe, plus que le des-tin d’une communauté, et les responsabilités de cet individu dans la guerre elle-même : filmé dans de magnifiques images en scope noir et blanc par l’opérateur Setsuo Kobayashi, Nobi est indiscutablement une des grandes réussites du cinéaste. Plus curieux est aujourd’hui le fameux Kagi (l’Etrange obsession), d’après Jun ‘ichiro Tanizaki, où le sens parodique d’Ichikawa est en conflit avec le côté dramatique de l’impuissance sexuelle, un des thèmes de prédilection de l’écrivain. C’est surtout la peinture de la bourgeoisie d’Osaka qui est intéressante dans ce film assez hybride dont le succès est dû au caractère « scandaleux » du thème (il fut à l’époque distribué par Warner Bros en France). Plus réussis sont par exemple la Chambre de punition (Shokei no heya, 1956), d’après un roman à scandale de Shintaro Ishihara, mon-trant le désarroi d’une certaine jeunesse reve-nue de tout, ou Nihonbashi (1956), une adaptation de Kyoka Izumi située dans les milieux des geisha, où Ichikawa fait preuve d’un sens plastique inné, et nous rappelle sa formation de peintre. C’est d’ailleurs à par-tir de 1957/1958, lorsque fut généralisé au Japon le format Cinémascope importé des USA, qu’Ichikawa et ses opérateurs (Setsuo Kobayashi et Kazuo Miyagawa en particulier) surent le mieux tirer parti d’un format qui n’était finalement que la transposition ciné-matographique de la scène large du Kabuki : la Vengeance d’un acteur (Yukinojo henge, 1963), produit par la Daiei pour la trois-centième apparition à l’écran de l’acteur Kazuo Hasegawa (un record !) est dans ce domaine une parfaite réussite, où, grâce à une stylisation ingénieuse de l’esthétique théâ-trale, Ichikawa investit un espace souvent imaginaire. Pourtant, au début, l’utilisation du scope est encore malhabile : les Hommes du Nord (Tohoku no zummutachi, 1957), adapté d’une curieuse nouvelle de Shichiro Fukazawa, est une expérience encore indé-cise. Mais, dès le célèbre Brasier (Enjo, 1958), d’après Yukio Mishima, Ichikawa et Kazuo Miyagawa morcellent l’écran rectangulaire, et utilisent le côté esthétique des « shoji » (parois de papier coulissantes) pour isoler cer-tains personnages, comme ce sera le cas dans l’Etrange obsession. En ce qui concerne le problème des adapta-tions littéraires, dont Ichikawa fut l’un des adeptes les plus prolifiques au Japon, avec Toyoda et Yoshimura, le cinéaste rappelle qu’il bénéficie d’une assez grande liberté par rapport à l’Europe : « En général, les auteurs disent au metteurs en scène : « Débrouillez-vous, je vous laisse faire ! « , ce qui est une attitude sans doute très différente de ce qui se passe en Europe, où souvent l’auteur par-ticipe à la rédaction du scénario. Pas au Japon. Même pour Ooka ou Tanizaki, on a beaucoup changé l’histoire. Pour le Brasier, on a été plus fidèle à l’original, mais peut-être parce que Mishima lui-même était parti d’un fait divers authentique, l’histoire du jeune pyromane qui avait effectivement mis le feu au Pavillon d’Or de Kyoto. Par con-tre, pour l’Etrange obsession, l’histoire ori-ginale était très nettement une fiction, et je l’ai beaucoup transformée pour le cinéma. Pour Feux dans la plaine, Ooka s’était basé sur son expérience personnelle aux Philippi-nes, mais j’ai beaucoup modifié l’histoire : par exemple, le soldat Tamura était dans le roman un soldat chrétien, mais ça ne me sem-blait pas plausible de montrer un soldat japo-nais qui disait « Amen », et j’ai donc changé la trame originale*. » Pourtant, dans le cas d’un roman aussi fameux que le Pavillon d’Or, il semble que Mishima ait assisté au tournage, et suivi de plus près la fabrication du film. « Pour ce film, dit Ichikawa, il a été très difficile d’écrire le scénario, car le style de Mishima était trop somptueux, brillant, et c’est le pro-ducteur, M. Fujii, qui nous a apporté les cahiers de notes que Mishima avait pris au cours de son enquête sur le pyromane, Goi-chi. Grâce à lui, nous avons donc laissé de côté le roman, et nous sommes plus basés sur ces notes de travail : c’est cela qui nous a per-mis d’écrire un scénario plus réaliste. » En outre, Ichikawa s’est battu pour imposer une esthétique du noir et blanc : « Déjà, à l’épo-que, on tournait beaucoup en couleurs, et le président de la Daiei, Masaichi Nagata, vou-lait absolument que l’on tourne en couleurs, pour rendre le film plus spectaculaire, notam-ment dans la scène de l’incendie final : je m’y suis opposé, et voulus le tourner en noir et blanc pour éviter la banalité coloriée. J’ai tra-vaillé avec l’opérateur de Rashomon, Kazuo Miyagawa, avec qui j’ai eu de nombreuses disputes professionnelles, mais le résultat a été, je crois, excellent* » Après cette série de films dramatiques, il n’est pas étonnant qu’une nouvelle incursion dans la comédie romantique, avec Mon frère cadet (ou Tendre et folle adolescence / Ototo, 1960, d’après Aya Koda) n’ait pas été comprise en Europe : « Le film a été sélectionné à Can-nes, et j’étais sûr qu’il y obtiendrait un prix. Mais il a été assez mal accueilli, et je me demandais vraiment si les spectateurs fran-çais comprenaient quelque chose au cinéma ! J’avais beaucoup travaillé sur la couleur avec Miyagawa, et je n’ai rien compris à cet échec cannois : la France avait-elle perdu la tête du cinéma ? * » Cela n’empêcha pas Ichikawa de revenir sou-vent aux comédies satiriques, avec par exem-ple Bonchi (Un fils de famille, 1960), J’ai deux ans (Watashi wa nisai, 1962), dont le héros est un bébé à travers les yeux de qui est vue toute l’histoire, ou encore Je suis un chat (1975), remake en couleurs d’un classique de Kajiro Yamamoto (1938) d’après Soseki Nat-sume. Après la commande officielle du film sur les Tokyo Olympiades (1965), dont il se tira brillamment, Ichikawa a dû céder du ter-rain devant le déclin de l’industrie cinématographique japonaise, tournant des sujets souvent indignes de lui. Mais, alors que ses collègues, Kinoshita, Kobayashi et Kurosawa (avec qui il créa l’éphémère Société des Qua-tre Mousquetaires vers 1969) ont les plus extrêmes difficultés à tourner, il semble qu’Ichikawa ait réussi à s’accommoder du système, en tournant, bon an mal an, son film annuel. Malgré quelques échecs patents, il réussit encore à tourner quelques films per-sonnels, comme l’Actrice (Eiga Joyu, 1986), une biographie de l’actrice Kinuyo Tanaka et un hommage à l’âge d’or du cinéma japo-nais, ou ce remake de la Harpe de Birmanie (1985), qui atteste de la profonde nostalgie pour cet âge d’or, perdu. Alors, Kon Ichikawa, auteur ou « cinéaste-mannequin » ? Ni l’un ni l’autre, mais un véritable artisan, de ceux qui ont fait du cinéma japonais l’un des plus forts du monde.