John Cassavetes

Comme pour faire pardonner quelque effronterie de goût, les admirateurs de Cassavetes essaient trop souvent de défendre son cinéma en lui donnant des excuses. On s’efforce de justifier un défaut technique par une qualité d’émotion, un balbutiement à rallonge par l’apologie de l’improvisation, l’incongruité d’un raccord par la volonté de « déran-ger »… De tels arguments ne prêchent que les convaincus et entretiennent, hélas, un cli-vage : d’un côté les pro-Cassavetes, de l’autre les anti. Parce que Cassavetes provoque et surprend sans cesse, tout en donnant l’impression de se répéter, ses défenseurs comme ses détrac-teurs sont périodiquement déroutés. Les malentendus, les revirements datent de ses débuts de réalisateur : le montage initial de Shadows, son premier film, fut brandi comme un manifeste par l’avant-garde new-yorkaise, puis dénigré par ses thuriféraires dans son montage définitif, accusé de com-promis avec la narration traditionnelle !

Les trois Cassavetes
Ces avatars ont été cultivés par la triple image de Cassavetes, tour à tour emmêlée jusqu’à la confusion ou scindée de manière schi-zoïde : l’homme, l’acteur, le metteur en scène. Contradictoire, mais jouant de ses con-tradictions, le personnage est à l’opposé d’un Paul Newman, dont la sérénité « sportive » stabilise les conflits intérieurs (ils sont de la même génération, tous deux comédiens et cinéastes, mariés à des actrices « de compo-sition » et inspiratrices). Chez Cassavetes, point de stabilité possible, mais une sorte de fluctuation incessante, dans le propos comme le style, et qui finit par bâtir un univers équilibré. Cassavetes ou l’art du va-et-vient : le ton est celui de la rupture de ton, la disposition celle du changement d’humeur perpétuel. Du coup, le paradoxe ne s’efface pas, il constitue la source vive d’un style : devant et derrière la caméra, in et off Hollywood, anarchiste et père de famille, brillant dialoguiste et improvisateur obstiné, acteur taciturne et cabotin. Un flux et reflux continuels caractérisent la thématique du cinéaste, ses parti-pris formels et son jeu d’acteur. Cette cohérence remarquable s’applique d’ailleurs autant à des oeuvres dites personnelles qu’aux ouvrages « de com-mande », ou à ses interprétations dans les films des autres. Ainsi la touche d’ambiguïté qu’il apporte à ses rôles détermine volontiers l’efficacité d’une narration (Libre comme le vent de Parrish, A bout portant de Siegel, Douze salopards d’Aldrich, Rosemary’s baby de Polanski, Furie de De Palma), sans par-ler des protagonistes auxquels il imprime directement son univers de cinéaste (la série Johnny Staccato, dont il réalisa quelques épi-sodes, ou Mikey et Nicky d’Elaine May). Les aventures de Cassavetes avec les produc-teurs, la critique et le public témoignent éga-lement de cet inventif va-et-vient…

Premières grimaces
A la fin des années 50, John Cassavetes (né en 1929) est un acteur « qui monte ». Pen-dant la promotion d’un polar racial où il excelle (l’Homme qui tua la peur de Martin Ritt, avec Sidney Poitier), il lance un provo-cant appel radiophonique à la souscription. Quelques jours plus tard, il reçoit des audi-teurs les premiers dollars qu’il investit dans la production de Shadows ! Tourné en 16 mm noir et blanc avec des acteurs incon-nus ou non professionnels, ce jalon du cinéma underground, cependant, le ruine. Il y expé-rimentait de façon presque instinctive ce qui deviendra son « style » : mobilité et dérive de la caméra et des visages, mélodrame quo-tidien filmé en « temps réel » et, déjà, appa-rence de cinéma-vérité démentie par la radiance d’une figure féminine : ici celle de l’héroïne métisse, noire et blanche comme le grain de l’image, comme le titre du film. Sha-dows n’est qu’un brouillon, une ébauche. Mais aussitôt, on cherche à le cataloguer, on lui donne un prix redoutable (Independant Film Award) ; l’intelligentsia prend ses mala-dresses pour de l’audace et son sens du drame le renfloue, mais lui permet de réaliser deux pour de la timidité. Adoré ou renié, en tout cas Cassavetes est sans le sou. La popularité télévisée de Johnny Staccato non seulement films « hollywoodiens », sous le regard hor-rifié de l’élite underground. Une évidence s’impose aujourd’hui : le « clash » de Cassavetes avec les systèmes de production traditionnels a produit deux oeuvres superbes et sous-estimées, la Ballade des sans-espoir, tragédie anodine imprégnée de jazz West-Coast à la Johnny Staccato, catastrophe financière illuminée par le visage de Stella Stevens (1961) et Un enfant attend, apologie de l’enfant anormal face aux parents attardés et aux enseignants handicapés (1962). Cassavettes y évite la sensiblerie et confirme sa position (a)morale de cinéaste : ne jamais s’apitoyer, ne jamais mépriser, ne jamais juger. Au passage, il règle ses comp-tes avec la mythologie hollywoodienne (Lan-caster est bavard, Judy Garland est grosse), installe son petit monde (Gena Rowlands, son épouse qu’il dirige pour la première fois, est bouleversante dans un rôle insupportable) et se voit refuser le « final cut » par le produc-teur Stanley Kramer : outrage ! C’est décidé, le réalisateur, désormais, sera indépendant ou ne sera pas. Après une longue traversée du désert, il lui faudra attendre six ans pour que sorte son film suivant, Faces.

Visages nouveaux
1968 est l’année charnière : John Cassavetes, au sommet de sa célébrité en tant qu’acteur, est même nominé aux Oscars pour les Douze salopards (tourné l’année précédente) ; il joue dans Rosemary’s baby (est-il bon ? est-il méchant ? depuis le Cary Grant de Soupçons, jamais séducteur n’avait exercé pareille ambi-valence), alors que Faces est encensé par la critique. Révolution narrative : de dix-sept heures de rushes, d’un premier montage de six heures qu’il refuse de « condenser », Cas-savetes extrait quelques « séquences blocs » qui constituent le film final. Le sensationa-lisme de son impudeur — double adultère dans une middle-class en déroute — fait du film un modeste succès commercial et épate même l’académie des Oscars qui le sélec-tionne pour… son scénario ! Le vérisme de la mise en scène est un vérisme au sens « lyri-que » du terme, comme on a pu qualifier de vériste l’outrance puccinienne. Il rend flui-dité les tremblements de la caméra portée, tendresse les hésitations du dialogues, vio-lence les changements incongrus d’axe ou de focale. De chaque côté de la caméra, le « clan » Cas-savetes s’enrichit d’amis et de collaborateurs fidèles, et la famille (parents, enfants, cou-sins) y sera de plus en plus active, dans un climat de « home movies » ; enfin le calem-bour du titre révèle une constante essentielle : Faces, visages et grimaces, nudité et repré-sentation, document et spectacle. Tous les films ultérieurs se souviendront du jeu de mots. Deux ans plus tard (1970) sort Husbands, qu’on pourrait intituler Faces II: même mélange entre comédiens amateurs et profes-sionnels, même intrigue prétexte (là l’incom-municabilité d’un couple, ici les frasques de trois copains essayant d’oublier la disparition d’un quatrième), même attachement à la métaphysique du mâle américain moyen de quarante ans. Beuveries, aventures insigni-fiantes, mélancoliques ou cocasses, fous-rires tristes et sanglots heureux, passions miteu-ses et sauvetages bouffons, images choc côtoyant tranquillement d’interminables temps morts… Le symbolisme des vieux mélos sied à la réalité du cinéma de Cassave-tes : dans Faces, les marches d’un escalier séparaient deux personnages voués à l’incom-municabilité, comme dans la première ver-sion d’Imitation of Life. Dans Husbands, des trombes de pluie londonienne arrosent une relation impossible (adultère ici, plus tard incestueuse, dans Torrents d’amour). Peut-être parce qu’il ne met en scène que des hom-mes et non des couples, Husbands arbore, malgré son unité de temps et d’action, un récit plus relâché, plus exagérément futile que Faces. Les femmes, chose rare chez Cassa-vetes, y sont réduites à des accessoires sans âme, entrevues sur une photo au générique, limitées à une vocifération (l’épouse au cou-teau et sa mère), une particularité physique (l’Anglaise est grande) ou même raciale (la Chinoise est fragile). En revanche, le cinéaste, pour la première fois, se donne un rôle —trois rôles, pourrait-on dire, tant ses deux compères font figures d’alter ego (Peter Falk et Ben Gazzara). Le retour final au foyer est filmé sans ironie, mais sans intention mora-lisatrice non plus : il a simplement l’allure d’un réveil calme après une nuit agitée. L’issue d’un rêve macho, comme l’épilogue de The Women de Cukor, trente ans avant, mettait fin à un « cauchemar féministe ». Irrités, cette fois, critique et public américain s’abstiennent. Seule l’Europe continue d’assurer le prestige du cinéaste. Cassavetes, qui a galvaudé sa carrière de vedette pour réaliser ses propres films, gagne sa vie à la télévision ou dans des ouvrages sans intérêt, tout en montant ses projets personnels.

Hors-la-loi du genre
Ainsi va l’amour (1971), au titre français si bien trouvé, est une sorte de « comédie lou-foque » à la Cassavetes. Des figures familiè-res (Seymour Cassel et Gena Rowlands, qui ne se rencontraient jamais dans Faces ; Cas-savetes dans un rôle peu flatteur, en clin d’oeil) évoluent dans une trame des années 30, happy end à l’appui, actualisée par une sociologie fantaisiste : une employée de musée et un hippie sur le retour, réunis par la cinéphilie, fournissent ici la matière-prétexte d’une chronique encore pleine de visages et de grimaces, où le désespoir se déploie comme un jeu, avant de tirer sa révérence. Etonnamment, Cassavetes change de « genre » à chaque nouveau film : Une femme sous influence (1975) est un « drame psychologique », Meurtre d’un bookmaker chinois (1976-1978) un film noir, Opening Night (1978) une satire de moeurs, Gloria (1980) un film de gangsters-poursuite. Les milieux sociaux, eux aussi, se diversifient, fai-sant de la marginalité des personnages le fruit de démarches individuelles. Et si la manière reste identique — le style Cassavetes est maintenant instauré une fois pour toutes — la matière est variée, inégale, sujette plus que jamais au goût et à la subjectivité de chacun. Soyons donc subjectifs : Une femme sous influence me paraît être le chef-d’oeuvre de la série (si « série » il y a). Cette peinture de la déraison dans un environnement modeste livre avec humilité les secrets d’une mise en scène : la lucidité tempérée de tolérance, le refus de démontrer pour mieux montrer. Comme ses personnages, la mise en scène de Cassavetes se « livre » sans afféterie, avec un sens aiguisé du spectacle non comme men-songe, mais comme révélation (cf. le « délire » de Gena Rowlands devant les enfants du voisinage). « Au mépris des canons arbitraires de la psychologie, le film épouse la mouvance de comportements imprévisibles, parcourant toute la gamme des émotions, de la comédie la plus débridée au mélodrame le plus strident. Comme Faces, il nous convie à une aventure existentielle uni-que, exténuante et parfois terrifiante lorsque le regard s’attache aux seuls épiphénomènes (grimaces, larmes, bouffées d’angoisse, cri-ses d’hystérie) là où attendait une perspective sociologique ou psychanalytique par exem-ple » (Michael Henry) 2. Meurtre d’un bookmaker chinois, film très estimé en France, me semble une tentative plus laborieuse d’adapter les errances « glau-ques » de Husbands à l’univers codifié du thriller. Solitaire, noyé dans l’ambiance noc-turne d’une image « grenouillante », Cosmo Vitelli (Ben Gazzara) se vautre dans la per-dition comme unique refuge à sa médiocrité. Sans compagnie autre que les girls de sa mina-ble boîte de nuit, sans autres amis que les truands qui cherchent à l’abattre, Cosmo, dépourvu de l’énergie qui anime les anti-héros de Fuller ou la Gena Rowlands de Gloria, est un des rares protagonistes de Cassavetes à sol-liciter notre indulgence plutôt que notre tolé-rance. Après cette descente aux enfers, on goûte presque avec soulagement le monde factice et brillant d’Opening Night, celui du théâtre : il s’agit d’une étourdissante mosaï-que d’intrigues et de personnages, un ballet soigneusement réglé autour de la crise exis-tentielle d’une femme (encore une, et encore une fois interprétée par Rowlands). Intrigues de coulisses, névrose d’une star mûrissante déclenchée par le comportement d’une jeune admiratrice, dialogue ciselé d’épigrammes, stéréotypes pittoresques de l’univers « Broad-way » ; Opening Night est à Cassavetes ce qu’Ail About Eve fut à Mankiewicz : une parabole sur le masque et la représentation des rapports humains. Comme à son habi-tude, le cinéaste procède par juxtapositions et ruptures de ton, s’autorisant même à repré-senter (de façon percutante) les fantasmes et les hallucinations de l’héroïne. Cocteau disait que le « vérisme » du cinéma était compati-ble avec l’irréel : la peinture de ce théâtre inté-rieur évoque Bergman, tout en annonçant ce qui fera la force de Torrents d’amours, aller-retour permanent entre l’imaginaire et le pal-pable. Malheureusement, la rigueur et la poé-sie d’Opening Night sont affaiblies par les longs extraits, singulièrement dénués de magie, de la pièce que sont censés jouer les protagonistes : dans cet espace restreint et imposé, le cabotinage ingénieux de Rowlands et Cassavetes tourne à vide ; Torrents d’amour lui rendra plus tard son authenticité. Entre temps, Gloria (1980) aura apporté la preuve éblouissante que Cassavetes, à partir d’un sujet imposé, peut réussir un film d’action sans rien renier de ses options for-melles : personne ne sait filmer comme lui les chauffeurs de taxi ou les patrons de bistrot, mais il se permet ici le luxe d’une image et d’un cadre exceptionnellement « travaillés », d’une construction au suspense sans faille et de la happy end la plus éhontée de sa carrière. Il serait hypocrite de bouder son plaisir, sim-plement parce que c’est le film préféré des détracteurs du cinéaste. D’autant que Gena Rowlands, flanquée d’un gamin portoricain persécuté par la mafia, glamourisée à souhait, incarne de façon époustouflante une « dure » de film noir ; elle donne ainsi chair au « fan-tasme cinéphile » de son personnage d’A insi va l’amour (Minnie Moore, fan de Bogart).

Courants de maturité
Mais Gloria est une parenthèse avant Tor-rents d’amour, mots qui traduisent incorrec-tement le plus beau titre original de Cassavetes, Love Streams — « courants d’amour » : Love Streams, c’est le raz-de-marée affectif comme remède à la monoto-nie des sentiments. Un sujet tabou (l’inceste frère-soeur) y est non seulement dédramatisé, mais « dépsychanalysé », comme dans le Scarface de Hawks. Quant au pessimisme, il est sans cesse trahi par le sens de l’humour, comme le confiait Cassavetes au New York Times (août 1984) : « … Le film nous a sem-blé si périlleux sur le plan psychologique, si désespéré, si terrifiant et si anticommercial que Ted Allan (auteur de la pièce autobio-graphique dont le script est tiré), nos deux producteurs (Golan et Globus) et moi-même nous sommes regardés et avons bravement décrété qu’il ferait… une excellente comé-die. » Dans ce film testamentaire où il reprend le rôle de l’écrivain errant et dragueur créé par John Voight à la scène, Cassavetes réussit parfaitement ce mélange de loufou-querie et de désarroi. Gena Rowlands, dans un résumé de tous ses rôles antérieurs, passe avec génie et naturel de l’enjoué au pathéti-que, du rêve au réel. Emaillé de bons mots et de gags visuels (les bagages, la ménagerie), le film fait un pied-de-nez au psychodrame : « A la vision lugubre de la passion comme manie, ce cliché, il oppose d’abord la pein-ture d’un amour abondant et inventif : iné-puisable et brusque, le sentiment saisit les personnages et les mène à l’imprévisible » (Alain Masson)’. Imprévisible ? Cassavetes l’a toujours été. Inclassable ? Il le reste probablement, mais au même titre que tous les grands cinéastes, indépendamment des systèmes et des con-traintes. Comme il existe un cirque fellinien, extraverti et tapageur, il y a un cirque « cas-savetesien », reflété par un goût de l’exhibi-tion, du coq-à-l’âne et de la juxtaposition des « numéros » ; un cirque inscrit dans un Cine-città intérieur qui aurait pour décor sa pro-pre maison (où furent tournées des scènes de Shadows et Torrents d’amour), investi de chi-mères quotidiennes mais fertiles. Et puisqu’ici le paradoxe est roi, risquons, sacrilège, de comparer le rebelle au patriarche. Faisons du regard de Cassavetes l’héritier inattendu de celui de John Ford, dans sa prédilection pour le mélange des genres et son sens de la tribu, dans sa dialectique jamais tranchée entre la séduction et la solitude, le convivial et le secret, l’égocentrisme et la générosité, l’indi-vidu et l’institution — et, surtout, dans sa résolution inébranlable à ne pas juger.
N. T. Binh (Yann Tobin)
1. Voir, pour plus de précisions, John Cassave-tes, par Laurence Gavron et Denis Lenoir, Editions Rivages Cinéma (1986). 2. Larousse du Cinéma, 1986. 3. Positif, n° 287, janvier 1985