Déroutant par sa richesse et sa créativité, le cinéma géorgien soviétique constitue cepen-dant une des écoles cinématographiques nationales les plus originales tant l’hétéro-généité des sources d’inspiration, la diversité des langages et des partis pris personnels res-tent enracinés dans ce qui fait la force et la spécificité de cette culture millénaire. Loin d’avoir freiné cette maturation, l’Etat sovié-tique en a été le cadre, et au-delà des événe-ments dramatiques de l’histoire de l’URSS — le cinéma les a fortement ressenti — c’est à la faveur du rôle majeur accordé au 7e art en URSS et dans la rencontre des héritiers d’une identité culturelle déjà confirmée avec cet art de la modernité par excellence que se développe dès les années 20 cette expérience singulière.
Des origines au premier « âge d’or »
C’est dès novembre 1896, moins d’un an après la première séance des frères Lumière, que le cinéma fait son apparition à Tiflis (l’ancienne Tbilissi). Bientôt quelques artis-tes et techniciens locaux se lancent dans ce nouvel art, en tournant pour Pathé, Gau-mont, puis pour les premiers producteurs russes et géorgiens, divers documentaires. L’un de ceux-ci, le Voyage du poète géorgien Akaki Tsereteli (Vassili Amachoukeli, 1912), est considéré comme le premier long-métrage documentaire du cinéma. Avec Kristine, drame social paysan, Alexandre Tsoutsou-nava réalise le premier long métrage de fic-tion en 1916. Mais l’appareil de production reste très faible et ce n’est qu’après la révo-lution et la courte période d’indépendance (la Géorgie est dirigée entre 1917 et 1921 par un gouvernement menchevik allié aux Anglais), que le cinéma prend son réel essor avec la création en août 1921 d’un produc-teur d’Etat Goskinprom Grouzii et l’achè-vement des premiers studios en 1923. Les premiers réalisateurs, l’Arménien Amo Bek-Nazarov premier directeur des studios, le Russe Ivan Perestiani ont, après une car-rière théâtrale, travaillé avec les grands du cinéma russe pré-révolutionnaire, Khanjon-kov, , Bauer, tout comme Kote Mardjanich-vili, metteur en scène moderniste de théâtre qui va largement contribuer à attirer vers le nouvel art toute une série de jeunes passion-nés, après les premiers succès des Diablotins rouges (Perestiani, 1923), de la Marâtre Samanichvili (Mardjanichvili, 1927). Tbilissi est à cette époque un des foyers incontestés de la « révolution culturelle » où poètes radi-caux et surréalistes, peintres et sculpteurs, acteurs et hommes de théâtre, très au fait de la culture occidentale innovent avec passion. Le poète Maïkovski, les écrivains Sergueï Tretjakov et Viktor Chklovski, les réalisa-teurs Lev Koulechov et Esther Choub vien-nent rencontrer les créateurs locaux dont quelques-uns, effectuent leur entrée au cinéma, certains à titre épisodique comme les peintres d’avant-garde Lado Goudiachvili et David Kakabadze (qui signent les décors de plusieurs films), d’autres pour en faire leur profession : le poète Nikolaï Chenguelaïa, le sculpteur Mikhail Tchiaourelli, l’opérateur Mikhail Kalatozov (Kalatozovchvili) et une pléïade de jeunes acteurs. Les premiers chefs-d’oeuvre du cinéma géorgien traduisent cette diversité d’inspiration et une maîtrise déjà très élaborée de langages cinématographiques qui permettent, sans rejeter les racines cul-turelles propres, de traiter des drames sociaux de ce temps. C’est Elisso (Chengue-laïa, 1928), le Sel de Svanétie (Kalatozich-vili, 1930), étonnant « documentaire » proche de Las huerdes / Terre sans pain de Luis Bunuel. C’est d’ailleurs cette aptitude à mêler — par le biais du cinéma — une vision quasi naturaliste, fortement imprégnée des traditions populaires dans une probléma-tique très contemporaine qui fait la force de films comme les Derniers croisés (Siko Dolidze, 1934) sur la collectivisation ou du Paradis perdu de David Rondeli sur les mal-heurs de la petite noblesse de XIXe siècle. On trouve par ailleurs dans ce dernier film la tra-dition d’humour doux amer ou cruel qui est si profondément intégré dans la tradition géorgienne et sera l’une des approches favo-rites de son cinéma. C’est là le parti pris des premiers films de Mikhail Tchiaoureli (Saba [1929], Khabarda [1931] ou plus encore dans ce chef-d’oeuvre de la satire sociale qu’est Ma grand-mère (Kote Mikaberidze, 1929), qui valut bien des ennuis à son auteur, tant par le sujet, une critique féroce de la bureaucra-tie, que par le style, étonnant mélange de décors impressionniste et de situations sur-réalistes.
Les années difficiles
Si le parlant ne semble pas entraîner en Géor-gie de rupture sensible, c’est l’histoire du pays qui va s’en charger. On voit fort bien dans l’évolution de l’oeuvre de Tchiaoureli com-ment les canons idéologiques et culturels qui vont marquer cette période dite par commo-dité « stalinienne » prennent une place de plus en plus marquée, depuis Arsen (1937), vision pleine de rythmes d’un héros paysan, aux grandes productions de la Mosfilm (le Serment [1946], la Chute de Berlin [1949]. La guerre bouleverse la production et comme dans les autres studios, les cinéastes géorgiens réalisent des documents sur le front, puis des films destinés à soutenir la mobilisation comme Georgui Saakadze (Tchiaoureli, 1943) qu’il faudrait sans doute (re)découvrir. Les années d’après-guerre sont parmi les plus noi-res de l’histoire du cinéma, en Géorgie comme dans le reste de l’URSS. C’est l’ère du « peu de films », quand le mot d’ordre est de ne réa-liser que des chefs-d’oeuvre… La Géorgie est relativement favorisée par rapport à d’autres studios nationaux mais ne produit que 12 longs métrages entre 1945 et 1953 et leur qua-lité se ressent fortement des carcans de cette époque, grandiloquence, vision idyllique de la réalité…
Le renouveau
Le milieu des années 50 voit surgir, comme dans toute l’URSS une nouvelle génération de réalisateurs qui renouvellent complètement ces approches et renouent avec les grands des années 30. Tous sont issus du VGIK, l’Insti-tut cinématographique d’Etat de Moscou, qui est, dans ces années, un centre bouillonnant de formation professionnelle et d’échanges inter-ethniques autour d’Alexandre Dov-jenko, Mikhail Romm, Lev Koulechov, Ser-gueï Youtkevitch… L’Âne de Magdana (Ten-guiz Abouladze et Rezo Tchkheidze, 1956) est le premier signe de cette rupture de ton avec un film court, où les héros sont de sim-ples gens présentés de façon réaliste. C’est en-suite Notre cour (Tchkheidze, 1957 puis les Enfants d’une autre (Abouladze, 1958) qui évitent, sur des thèmes contemporains, toute grandiloquence didactique. Dans les années 60, les thèmes abordés, les styles se diversi-fient au fur et à mesure que d’autres person-nalités s’affirment et se joignent aux précé-dents. Si l’on sent l’influence du néo-réalisme chez plusieurs cinéastes, on retrouve immé-diatement les traits dominants du cinéma géorgien, la remarquable osmose entre tra-ditions nationales et recul poétique, symbo-lique ou humoristique. Rezo Tchkheidze s’at-tache à cerner l’héroïsme quotidien des simples gens avec le Père du soldat (1964). Tenguiz Abouladze utilise le passé comme ré-vélateur des grandes questions morales dans une vision mêlant naturalisme et symbolisme à la manière du grand poète de la fin du siè-cle dernier Vaja Pchavela (L’Incantation [1968], L’Arbre des désirs [1976], Repentir [1986]. Alors que les films de Gueorgui Chen-guelaïa (Alaverdoba [1962] , Pirosmani [1969]) sont marqués par le caractère drama-tique des situations totalement intégrées dans des univers remarquablement présents (le vieux Tiflis de Pirosmani), son frère Eldar (L’Exposition extraordinaire [1968] , La Ma-râtre Samanichvili [1977]) préfère manier un humour souvent corrosif. Otar Iosseliani (La Chute des feuilles [1966], Il était une fois un merle chanteur [1970]) frappe toute une gé-nération par la lucidité poétique et doulou-reuse de sa vision du monde. Un des axes ma-jeurs qui réunit ces créateurs est peut-être contenu dans le titre d’un film de Lana Go-goberidze Limites (1968) et dans le thème même de la Grande vallée verte (Merab Ko-kotchachvili, 1967). Car, chacun à leur façon, ces films tentent de répondre à une question essentielle qui donne cette portée universelle et fait la force du cinéma géorgien : le deve-nir plein d’incertitude d’une société en prise avec la modernisation mais qui ne veut pas se séparer de ces racines, de ce qui fait sa spé-cificité, un certain rapport à la terre et aux hommes, un certain regard à la fois réaliste et plein de recul. Avec Mikhail Kobakhidze (La Noce, Le Parapluie), le court métrage de-vient presque un genre national auquel s’adonnent tous les grands du cinéma géorgien.
De nouvelles facettes
L’ouverture en 1974 d’une chaire d’études ci-nématographiques à Tbilissi, la création d’une unité expérimentale « début » permet-tent aux jeunes réalisateurs de faire leurs pre-mières armes avec beaucoup de liberté, l’ou-verture d’une section « dessins animés » (citons les Corbeaux de Dimitri Takaichvili) offrent de nouvelles possibilités d’expression au cinéma géorgien mais ouvrent des débats difficiles. Si beaucoup considèrent que l’ou-verture d’une école nationale est un impor-tant instrument de développement, d’autres craignent un certain isolement et continuent de préférer des études moscovites. de plus, la liberté de ton et l’originalité de nombreux films (Chroniques géorgiennes du XIXe siè-cle d’Alexandre Rekhviachvili, L’Evénement de Gela Kandelaki, Le Nageur d’Irakli Kvi-rikadze, Le Vol des moineaux de Teimouraz Bablouani, Le Moulin au bord de la ville de Rezo Esadze…) surprennent critiques et spec-tateurs soviétiques, peu habitués à de telles audaces. La réaction de certains officiels est la censure ou la sortie éphémère et parcimo-nieuse de ces films, souvent primés à l’étran-ger. Par ailleurs, sur une production annuelle de 14 longs métrages (coproduction TV com-prises), 7 dessins animés, 4 courts métrages « débuts » et quelque 40 documentaires di-vers, le cinéma géorgien produit bon nom-bre de films médiocres, de comédies commer-ciales « grand public » décriés par la critique… Faut-il pour autant s’aligner sur les goûts moyens du public au risque d’effa-cer la spécificité hautement nationale des meilleurs films géorgiens ? Ce sont là quelques-uns des thèmes en débat au 6e congrès des cinéastes de l’URSS (mai 1986) qui, critiquant les pratiques autoritaires et ré-ductrices du Goskino (le ministère du ci-néma), propose de donner plus d’autonomie aux studios, tant dans le choix des sujets que dans le processus de production. Gageons que le cinéma géorgien, désormais pleinement re-connu tant en URSS qu’à l’étranger saura profiter de ces nouvelles possibilités pour nous étonner et nous ravir encore davantage.