Un pessimisme à visage humain

Max Tessier

Des nombreux cinéastes nippons délaissés par les circuits internationaux du cinéma, Gosho est, avec Naruse, le plus prisé des Japonais eux-mêmes. Certes, il n’a pas la sta-ture d’un Mizoguchi ou d’un Kurosawa, ni la cohérence d’écriture d’un Ozu, mais il pos-sède cette qualité d’humanité qui parvient à transcender le matériau le plus faible. Comme le fait remarquer Donald Richie, là où Mizoguchi souligne l’effet esthétique de la photographie pour créer une atmosphère, et tourne en un seul plan, Gosho part des personnages et de leur contexte dramatique, et tourne trois ou quatre plans, s’appuyant beaucoup plus sur le montage — ce que cer-tains jugeront sans doute plus facile, et même « inférieur ». Si Gosho a aujourd’hui plus vieilli que Mizo-guchi ou Ozu, c’est qu’il a été plus influencé par le contexte social de son époque, au point de s’y engager parfois avec un minimum de recul artistique. Comme tous les cinéastes de sa génération (celle qui naquit autour de 1900), Gosho a débuté dans le muet (Le Prin-temps des îles du Sud, 1925) et poursuivi une carrière éclectique avec deux temps forts, dans les années trente puis cinquante, pour succomber avec le déclin de « l’industrie du soleil couchant », et tourner son dernier film en 1968, alors qu’il ne disparut qu’en 1981. C’est probablement ce qui serait aussi arrivé à Mizoguchi et Ozu s’ils avaient survécu à la fin des années soixante. Nulle « étiquette » pour Gosho, sinon peut-être celle d’huma-niste, déclarant lui-même que « c’est seule-ment en aimant les êtres humains que l’on peut créer : de l’amour de l’humanité découle toute créativité » — une position proche de celle de Kinoshita, et d’un certain nombre de cinéastes japonais « sentimen-taux » un peu méprisés ici. « Artisan du cinéma » au meilleur sens du terme, Gosho a tourné beaucoup de comé-dies et de mélodrames, mélangeant souvent les deux pour « faire rire et pleurer à la fois », qualité très prisée du public japonais traditionnel. Admirateur dans sa jeunesse de Chaplin et de Lubitsch (il aurait vu plus de vingt fois The marriage circle, de ce dernier), il a eu entre autres le redoutable privilège de signer le premier « tout-parlant-tout-chantant » officiel du cinéma japonais, Mon amie et mon épouse (1931), où des bruits divers empêchent un écrivain de terminer sa pièce — prétexte évident à une débauche sonore et à quelques airs « modernes » qui auréolent le film d’un charme désuet. Kinuyo Tanaka, plus tard actrice-fétiche de Mizogu-chi, y tenait un de ses premiers rôles impor-tants. Mais c’est en adaptant des oeuvres littéraires de qualité et en donnant ses lettres de noblesse à la « jun-bungaku » (« littéra-ture pure ») que le style de Gosho atteindra sa maturité. Curieusement, c’est deux ans après Mon amie et mon épouse qu’il tour-nera sa fameuse version muette du classique de Kawabata, la Danseuse d’Izu : la photo-génie des paysages de la région d’Izu irradiait cette histoire d’amour éphémère entre une danseuse ambulante (toujours Kinuyo Tanaka) et un jeune étudiant, traitée par le cinéaste avec un lyrisme poignant. C’est sans doute une des plus belles réussites du cinéma muet nippon. C’est aussi l’un des derniers films vraiment lumineux de Gosho, qui, dès la fin des années trente, adoptera souvent un éclairage plus sombre pour créer l’atmos-phère de ses mélodrames, comme dans la Femme de la brume (1936), un shomin-geki de la grande époque, où un teinturier adopte un bébé indésiré, par amour de l’humanité. C’est aussi un bébé trouvé qui est au centre de Là où l’on voit les quatre cheminées (1953), une adaptation de l’écrivain de gau-che Rinzo Shiina (de même que le très curieux Le coq chante deux fois, tourné l’année suivante). Retrouvant Kinuyo Tanaka vingt ans après la Danseuse d’Izu, Gosho décrit avec son pessimisme tempéré d’espoir la vie de petites gens dans un quar-tier industriel dominé par quatre énormes cheminées, qu’on ne voit jamais sous le même angle (une, deux, trois ou quatre, selon l’endroit où l’on se trouve). On y trouve aussi un lieu de prédilection pour les suicides, et la fin, le long du fleuve brumeux, est bouleversante. Ce chef-d’oeuvre du shomin-geki (drame du petit peuple) ne sera égalé que par Une auberge à Osaka (1954), où, sur un roman de Takitaro Minakami, Gosho, dans la plénitude de son talent, recrée véritablement un tableau du Japon d’après-guerre, au tout début de la modernisation : atmosphère grise, acuité de l’observation, magistrale direction d’acteurs (Shuji Sano dans le rôle principal) et d’actrices (Nobuko Otowa, Mitsuko Mito, Sachiko Hidari entre autres), Une auberge à Osaka est un des films-clés du « néo-réalisme » japonais, qui a si souvent égalé l’italien. Lui-même fils d’une geisha, Gosho a traité plusieurs fois de ce sujet qui lui était intime : son chef-d’oeuvre du genre est indubitable-ment Croissance (1955, encore une adapta-tion littéraire, cette fois de la femme-écrivain Ichiyo Higuchi), où il donne à la chanteuse populaire Hibari Misora le plus beau rôle de sa carrière. Dans le Japon de Meiji, une jeune fille du quartier des geisha vit les der-niers jours de sa brève adolescence, et se pré-pare à l’inévitable, aux côtés des anciennes (admirable Isuzu Yamada). Dans ce film, la maîtrise de Gosho atteint ses sommets, et, oscillant entre réalisme poétique et un dis-cret symbolisme des images (l’oiseau dans sa cage), il parvient à nous émouvoir par les moyens les plus simples, comme chez le meil-leur Naruse. Gosho abordera de nouveau le problème de l’adolescence dans le Corbeau jaune (1957), où un jeune garçon attend de revoir son père prisonnier, dont il s’est fait entretemps une image idéalisée : déception, puis réconciliation finale. Dans les dizaines de films tournés par Gosho (un des piliers du système des compagnies), on décèle parfois quelques influences étran-gères : celle, par exemple, du cinéma fran-çais dans Elégie du nord (1957), une histoire d’amour romantique située à Hokkaido, où Yoshiko Kuga, qui a la tête de Juliette Gréco et cite à tout bout de champ des auteurs et mots français (« Cocu ! »), séduit un archi-tecte incarné par l’élégant Masayuki Mori. Le style fortement dramatique et « nordi-que » du film ne sauve pas toujours cette his-toire qui paraît aujourd’hui quelque peu démodée. On sait par ailleurs que Gosho n’a fait qu’une incursion dans le domaine du « jidai-geki » (film d’époque), avec les Lucioles (1958), une maîtresse adaptation d’un roman de Sakunosuke Oda décrivant les derniers jours du Shogounat et l’histoire de Ryoma Sakamoto dans le cadre d’une auberge où le rebelle s’est réfugié : les Lucio-les montrait une fois de plus la difficulté des relations humaines et des amours contrariées, dans un contexte historique défini (le film a été montré à La Rochelle en 1985). Pourtant, progressivement, Gosho céda lui aussi aux « exigences » de la compagnie Sho-chiku, qui lui demandait de tourner des mélodrames de plus en plus sentimentaux et pathétiques, à mesure que s’imposaient le scope et la couleur : Marie du village des fourmis (1958), Maman, marie-toi (1962), ou Une mère et ses onze enfants (1966), sont quelques-unes des étapes attristantes de cette décadence d’un cinéaste et d’un système, même si des films comme Une femme sur le mont Epouvante (1965), ou la Rébellion du Japon (1967, sur la tentative de coup d’Etat des officiers loyalistes en 1936) marquent encore des ambitions. Son dernier film, Le Printemps et l’automne de Meiji date de 1968, mais Gosho fourmillait encore de pro-jets jusqu’à sa mort : un artisan japonais ne s’arrête jamais, et ne vit sa retraite que contraint et forcé !