Bo Widerberg

Stig Bjôrkman (Traduit de l'anglais par Marie Laboureur)

Il n’est pas excessif d’affirmer que le nou-veau cinéma suédois a vu le jour avec Bo Widerberg, qui en est devenu le porte-parole le plus éminent. Ses premiers films ont ouvert la voie à un style plus libre, sortant des modè-les stéréotypés auxquels se pliait jusqu’alors le cinéma commercial suédois, avec ses pro-duits bien rodés techniquement mais dont la neutralité ne masquait pas la médiocrité. Selon Widerberg, « la fiction s’y développait au sein d’un univers artificiel que l’on défi-nissait artificiellement comme étant « la » Suède ». En 1962, en même temps qu’il réalise son premier film, le Péché suédois, Widerberg publie un ouvrage polémique, Vues sur le cinéma suédois. « Vue » traduit en fait le terme technique correspondant au « fondu-enchaîné », mais aussi la quête de l’auteur pour aboutir à un renouvellement radical du Septième Art dans son pays. La vision du cinéma que préconise Wider-berg est celle d’un art s’attachant à « épe-ler » la réalité, à offrir désormais une image plus subtile de la Suède. Il appelle de ses voeux un cinéma qui ne déforme pas la réa-lité en la plaquant sur des décors en carton-pâte mais qui la peigne sous un jour nouveau et plus vrai. Le livre de Widerberg plaide aussi en faveur d’un nouveau type de réalisation, d’une pro-duction plus économique et moins contrai-gnante que par le passé et d’une esthétique s’adaptant aux nouvelles nécessités. Le nou-veau cinéma devrait chercher — et trouver — son utilité et sa justification en dehors des calculs de rentabilité traditionnels. Les modè-les de Widerberg ont été Ies Français de la Nouvelle Vague (Truffaut, Demy, Godard), mais aussi des films américains comme les drames réalistes de Paddy Chayefsky et, sur-tout, Ombres, de Cassavetes sans omettre le cinéma anglais, avec Samedi soir et diman-che matin de Karel Reisz. « Des films qui décrivent non seulement les conflits intérieurs de leurs personnages, mais aussi leurs con-ditions matérielles, leur façon de vivre, ce qu’ils mangent et où ils travaillent. Des films qui abordent les problèmes de la responsa-bilité et de la dignité de chacun dans son envi-ronnement. » C’est avec le Péché suédois que Widerberg mettra en pratique ses théories. Le film est tourné avec un tout petit budget (l’équiva-lent de 200 000 F), en extérieurs, à Malmô. Inspiré peut-être par l’heureuse collaboration de Godard et d’Anna Karina, Widerberg confie son premier rôle à une actrice ama-teur, un modèle photogénique, Inger Taube. Les autres rôles sont donnés à des acteurs alors inconnus. Le Péché suédois, est une oeuvre pleine d’atmosphère, de sensibilité, d’intimité… et qui a beaucoup de défauts. Elle fut accueillie (on pouvait s’y attendre) par une critique plutôt sévère. Le film pre-nait à bras le corps la réalité de la vie quoti-dienne en Suède. Il fut tourné avec un esprit de recherche, dans l’enthousiasme. Mais le plaisir d’explorer des voies nouvelles, et l’esprit pionnier qui animèrent la réalisation, ne permettent cependant pas de dissimuler les défauts de l’oeuvre, dans la forme comme dans le fond. Widerberg a d’abord cherché à répondre aux questions dont il pensait qu’elles ne pouvaient pas être soulevées par le cinéma suédois traditionnel : où habitez-vous ? Que faites-vous dans la journée ? Et la nuit ? De quoi parlez-vous pendant la pause-café ? Avez-vous une idée de ce qui rend plus facile ou plus malaisé vos rapports avec les autres ? Le personnage principal, Britt, laisse s’écouler passivement sa petite existence. Elle ne s’accroche à rien, et sur-tout pas à son travail. Bientôt elle se lasse des tâches monotones auxquelles elle est con-trainte par sa formation élémentaire. Elle quitte son emploi lorsque la routine en devient suffocante. Vivant chez sa mère, elle dépend de cette dernière et n’a guère de liens avec son frère cadet. Elle n’a pas de petit ami régulier, mais a des aventures quand elle en a envie. Ses rendez-vous érotiques se passent dans le hall d’entrée délabré de son immeu-ble et leur aboutissement dépend de la tran-quillité des lieux… Britt échange ses petits secrets avec ses collègues de travail, durant les pauses ou aux toilettes, mais elle ne les fréquente guère autrement. La vie de Britt est celle de beaucoup de jeunes femmes plon-gées dans une existence pathétiquement vide. Le Péché suédois est l’une des premières ten-tatives qui aient été faites dans le cinéma sué-dois pour dépeindre la vie d’une femme moderne. Et c’est dans le portrait de Britt que résident les principaux mérites de l’oeuvre, qui ne dresse aucun paravent pudi-que et qui n’offre aucune sentimentalité trompeuse ou condescendante. Britt montre ce qu’elle est, devant la caméra. Mais, en fait, elle n’a aucune possibilité des’exprimer vraiment : c’est là son problème fondamen-tal. Enceinte, elle est enfin amenée à pren-dre sa première véritable décision : elle gardera l’enfant… Le film décrit l’évolution de Britt qui, par le choix qu’elle a fait, jus-tifie une existence jusque-là gratuite et qui prend désormais une signification. Elle trouve un compagnon qui cherche à l’élever au-dessus de son milieu. Mais lui-même est trop prisonnier du sien, trop soumis à sa mère : il renonce à Britt. Cette dernière va pourtant s’en sortir parce qu’elle a réussi à atteindre une certaine maturité. Les scènes finales du film dégagent une conviction et un optimisme certain, mais sans aucune colo-ration mélodramatique. Simplement, Britt pousse son landau dans des rues lumineuses et ensoleillées. Sur son chemin, les fenêtres brillent de tous leurs éclats. Britt marche seule, mais elle ne cultive pas le suave maso-chisme que son sacrifice pourrait faire pros-pérer : elle a acquis sont indépendance et la conscience d’être elle-même. Elle réalise que sa place dans l’Univers n’est pas celle d’un pion immobile. Par son réalisme intégral, le Péché suédois s’oppose avec vigueur au cinéma commercial, à ses thèmes, à ses archétypes et à ses constructions artificielles qui traversent l’écran, rigides et cérémonieu-ses, complètement formelles… Le cinéma suédois avait trop longtemps négligé tout ce qui fait l’existence même des individus : il traitait ses personnages comme s’ils étaient destinés à être prisonniers de leur classe et de leur système de valeurs. Les films qui décrivaient une évolution personnelle s’efforçaient d’ennoblir l’individu. L’amour et la fidélité étaient les seuls sujets considé-rés comme digne d’une description élaborée (comme dans les oeuvres de Bergman, par exemple). Parfois, les metteurs en scène fai-saient semblant d’épouser des points de vue plus « progressistes » en situant leurs drames dans la classe ouvrière. Mais l’histoire ne se libérait pas du poids du destin pour autant… Peu importe comment celle-ci était traitée, en douceur ou avec vigueur : elle se situait toujours dans le cadre du formalisme et de la tradition propres au cinéma commercial, pour lequel le comportement humain est déterminé par les conditions matérielles qu’impose à chacun une société immuable. En fait, le cinéma suédois a toujours été fort conservateur. Le Péché suédois veut mettre un frein à ce formalisme : il introduit les nuances dans les descriptions de ses person-nages. Dans ce but, Widerberg utilise une technique de montage qui lui est propre, non pas pour schématiser l’image de Britt, mais bien pour lui apporter de la profondeur. Lorsqu’il s’agit simplement d’indiquer le déroulement d’une suite d’événements, Widerberg l’abrège en quelques plans rapi-des. S’il faut marquer une pause et écouter les personnages, Widerberg est généreux du temps qu’il dispense à ses acteurs. La méthode qu’il emploie dans le Péché suédois peut sembler singulière : beaucoup d’élé-ments du film semblent fortuits et inachevés. Le récit est vague, construit bizarrement ; l’action souvent morcelée et déséquilibrée. Parfois, on souhaiterait que la caméra s’attarde sur les personnages, tandis qu’à d’autres moments on peut juger que certai-nes longueurs sont inutiles. Pourtant, le « traitement » du film est très efficace et Widerberg développera sa méthode dans ses films suivants. Amour 65 est un film sur la liberté. Sur la liberté dans l’art et sur celle des individus. Sur la liberté rêvée et sur celle qui accouche dans la douleur. Hommage à la liberté, Amour 65 est aussi l’oeuvre de Widerberg la plus ouverte et la plus accessible. Ce film sur le regard contre l’histoire de Keve, de sa femme Ann-Mari, de leur fille Nina et d’Inger, une actrice. Nina est un « regard », une « caméra », tout comme sa mère, Keve et Inger. Parfois, Widerberg limite le champ de vision de ses acteurs, comme s’il voulait souligner qu’ils peuvent eux-mêmes altérer les limites de leur perception, et donc, éga-lement, celles de leurs actes. Un exemple de cette technique se retrouve dans le long dia-logue entre Inger et Ann-Mari, qui se déroule dans les toilettes d’un champ de foire : les deux femmes sont assises chacune de leur côté : une cloison de bois les sépare et elles ne peuvent se voir qu’à travers un petit trou. Widerberg transforme le metteur en scène en une sorte de voyeur. Keve erre dans l’exis-tence, en observant ses proches, sa femme, sa fille, ses amis. Un jour, peut-être, pourra-t-il utiliser dans un film quelques-uns des élé-ments qu’il aura ainsi engrangés : un geste, un regard, une expression… Keve séduit une jeune femme, Evabritt, devant son mari, sans dire un mot ni faire un geste, mais avec un regard si chargé d’impatience et de désir que rien ne semble assez fort pour s’y oppo-ser. Au cours de l’une de ses rencontres amoureuses avec Evabritt, Keve évoque la morale et la vérité du cinéma. Il « joue » avec un objectif avec lequel il étudie com-ment peut se construire une scène devant une caméra. Il tient là l’instrument de la création artistique, et de sa propre liberté. Il en fait la démonstration devant Evabritt. Pour lui il n’y a aucune limite à ce qu’ils peuvent créer ensemble. Ici apparaît toute la force poéti-que d’Amour 65 : la poésie donne un poids unique à la parole et aux émotions de cha-cun. Elle permet seule de maintenir à dis-tance les devoirs qu’impose la société et magnifie les plaisirs de la vie. Les rencontres érotiques d’Evabritt et de Keve, dans un appartement vide, sont dépeintes avec une chaleur sensuelle et une intensité que bien peu de films suédois peuvent égaler. La plus grande partie du film se déroule dans une maison de villégiature de la Suède méridio-nale, où se retrouvent Keve, Ann-Mari et Nina, avec Inger, leur invitée. Ils sont rejoints par Ben Carruthers (l’acteur d’Ombres), qui doit jouer dans le film que prépare Keve. Amour 65 décrit une crise affectant la créativité et peut ainsi se com-parer à 8 1/2, mais sans qu’y sévisse l’angoisse émanant du film de Fellini. Le problème de Keve est moins pathologique. Le Suédois éprouve simplement une certaine aversion pour son projet de film, qui ne l’ins-pire guère : bien que ses pensées s’élèvent aussi haut que les cerfs-volants avec lesquels il joue, Keve semble toujours à la recherche du feu sacré. Mais, dans la scène suivante, on le voit dormir paisiblement, tandis que le cerf-volant, attaché à sa ceinture, essaie en vain de s’élever dans les airs…
Vivre selon ses sentiments, et accepter cette existence, c’est ce que l’on appelle vivre « poétiquement ». Mais cette attitude est un luxe et celui qui l’adopte court le risque d’être incompris et abandonné… Amour 65 respire la paix, la lumière et la pureté. Les personnages se déplacent dans de vastes paysages et traversent des pièces lumi-neuses. Mais, sous le calme des apparences, il y a bien des sources de conflits. En fait, le mariage de Keve et d’Ann-Mari n’est pas heureux. De la méfiance les oppose l’un à l’autre. Ann-Mari doit accomplir ses tâches ménagères et ne peut prendre les mêmes libertés que Keve. Sa rancoeur s’accroît avec le refus de son mari d’assumer ses respon-sabilités pour ce qu’ils ont en commun, leur fille. En même temps, Keve s’irrite de la pas-sivité d’Ann-Mari et du complexe d’infério-rité que lui donne son absence de métier. L’attrait du film de Widerberg tient à la har-diesse de ses descriptions lorsqu’il peint la complexité des rapports humains. Amour 65 aurait pu être tout simplement l’histoire romanesque et sensuelle d’une existence « poétique ». Mais Widerberg perce la sur-face tranquille et fausse des existences aux-quelles il s’attache et révèle les conflits sous-jacents. Il ne le fait pas de façon bru-tale et ne présente pas des situations donnant naissance à des conflits violents. Les liens qui unissent ses personnages sont dévoilés de manière subtile : ils entament discrètement des conversations qui constituent, en fait, la base même de l’histoire. La discrétion des dialogues ressort du fait que les problèmes ne sont pas posés ouvertement : Widerberg compte bien que les liens que l’on a établis avec ses personnages seront assez étroits pour que l’on puisse comprendre les confidences qui nous sont faites, avec une indifférence calculée. Ici, repose le secret de Widerberg pour ce qui est de la direction des acteurs : il se méfie du « jeu » professionnel et cher-che à leur faire intérioriser leur rôle pour que ce soit d’eux-mêmes que jaillisse une « réponse » personnelle, spontanée. Ses acteurs sont souvent le plus justes lorsqu’il les laisse se parler spontanément les uns aux autres, plutôt que d’être les reflets d’un con-flit qui leur est soufflé du dehors. Tous les films de Widerberg sont construits autour de cette sorte de confession, d’intimité profonde des acteurs avec le drame, ce qui doit leur permettre de s’intégrer à leur personnage et d’être très proche du public. « Mon principe pour ce qui est du jeu des acteurs, dit Wider-berg, se borne à les laisser s’utiliser les uns les autres. » Un autre principe essentiel du cinéaste est qu’aucun acteur ne doit tirer la couverture à lui. L’acteur est seul avec celui qui le regarde dans les yeux. Rien ne doit modifier le lien qu’ils établissent alors. Dans Amour 65, Widerberg a été fort loin, non pas seulement dans l’identification des acteurs avec leur personnage mais aussi dans celle du metteur en scène avec les acteurs : ces der-niers conservent leur vrai nom dans le film et ils y ajoutent des éléments de leur biogra-phie personnelle. Ainsi Ann-Mari parle à Ben Carruthers de ses expériences d’Ombres : elle « est » alors autant Ann-Mari Gyllenspetz que l’actrice qui « est » l’épouse de Keve. Amour 65 est le film le plus fidèle aux prin-cipes esthétiques de Widerberg : le cinéaste veut renoncer ici à tout ce qui est artificiel. La lumière du jour baigne les images et les acteurs ont des personnalités assez fortes pour s’imposer au sein de cette lumière. Le rythme du montage et la musique s’harmo-nisent parfaitement avec le déroulement de l’action. Amour 65 marque une sorte d’équi-libre entre le Péché suédois et Elvira Madi-gan : dans le premier film, les images sont si dépouillées que seules les scènes comiques sont susceptibles de provoquer une émotion ; dans le second, la beauté des images est telle que l’on est tenu, presque de force, à être ému. Amour 65 est le plus harmonieux des films de Widerberg.
L’oeuvre de Widerberg a presque la caracté-ristique des assolements, des cultures alter-nées : les motifs, les méthodes et les milieux sont successivement abandonnés, puis recy-clés. Ses films peuvent être ainsi regroupés par paires. Le Péché suédois et Amour 65 suivent une même ligne en ce qui concerne l’objectif et la forme, dévoilant clairement quelle est l’ambition fondamentale du cinéaste : confronter le spectateur avec les conflits de l’homme et ses responsabilités, à l’aide d’une mise en scène solidement ancrée dans la réalité. Par ailleurs, deux comédies, Hello Roland et Tom Foot nous montrent un Widerberg réduit à être un amuseur un peu laborieux. Hello Roland a été tourné d’après un roman de Widerberg lui-même. Green Kite « le Cerf-Volant vert » qui décrit des aventures vaudevillesques dans le monde de la publicité. Mais, dans le livre comme dans le film, les dialogues sont forcés et les situations souvent artificielles. Les acteurs semblent avoir été dirigés « le livre à la main » et ils ne parviennent nullement à ren-dre l’intrigue divertissante. Tom Foot est l’histoire d’un footballeur de sept ans qui rôde autour des avant-centres suédois. Il réussit à prendre place dans l’équipe et à sau-ver l’honneur national lors de la Coupe du Monde. Widerberg cherche à exploiter cette idée à fond pour en extraire tout le charme et le non-sens. La plaisanterie se répète sans cesse et les acteurs professionnels du film s’adonnent à cette farce à laquelle le metteur en scène ne met pas de frein, semblant cares-ser le naïf espoir que l’on puisse être indéfi-niment sous le charme de sa fable. L’humour est probablement le point le plus faible de Widerberg…
Les films « historiques » de Widerberg peu-vent également constitue; une paire : le Quartier du Corbeau et Adalen 31 traitent de thèmes similaires. Ils décrivent la libéra-tion de l’homme dans un combat qui s’inté-resse autant à l’individu qu’à la collectivité. Pour leur part, Elvira Madigan et Joe Hill sont des reflets de rêves, rêves d’amour et de justice. L’un exprime des émotions dans un contexte historique mais sans faire référence à une situation sociale définie (Elvira Madi-gan) ; dans Joe Hill, les émotions sont éga-lement exprimées à un moment historique-ment défini, mais à l’intérieur d’une certaine situation sociale et d’un contexte politique. Elvira Madigan, Sixten Sparre et Joe Hill, issus des films de Widerberg, ont bFaucoup de traits communs. Ce sont des romantiques, et des révoltés qui défient la société établie et ses normes. Ils ont l’esprit pionnier et se battent pour des valeurs que la société tente d’abolir. Tous manifestent un grand désir d’échapper à l’oppression de la bourgeoisie. Avec Elvira et Sixten, cela prend la forme d’un retour à une vie primitive. Joe Hill est amené à combattre. Les héros des deux films trouvent la mort : par leurs exigences stric-tes et la résistance que leur oppose la société, Elvira Madigan et Joe Hill sont des person-nages de tragédies. Mais la tragédie n’est pas « tragique » en elle-même — elle est belle, tendre et purificatrice. Elvira Madigan et Joe Hill sont deux tragédies « optimistes ». Ce sont aussi des voyages sentimentaux se réfé-rant au « paysage émotionnel » de person-nages qui furent sacrifiés. Dans ces deux par-cours nostalgiques, Widerberg assimile la sensualité au réalisme, le réalisme n’étant pas le fruit d’une attention et d’une observation méthodique mais d’une expérience plus immédiate. Il propose une « documentation intuitive » identique pour une période et une suite d’événements donnés avec le Quartier du corbeau et Adalen 31. L’histoire du Quar-tier du corbeau commence le Premier Mai 1936. La date n’a pas été choisie au hasard : le film décrit une famille de la classe ouvrière de Malmô. En choisissant le Premier Mai, Widerberg souligne sa solidarité avec le mou-vement ouvrier. La social-démocratie est par-tie prenante dans le pouvoir depuis deux ans, et les fondements d’une certaine égalité sociale et de l’« Etat-providence » sont éta-blis. 1936 est aussi l’année décisive où le Nazisme s’implante de façon tonitruante avec l’énorme propagande qui accompagne les Jeux Olympiques de Berlin. 1936 est enfin l’année de la Guerre Civile en Espagne. Ces menaces extérieures font des intrusions spo-radiques dans le récit du Quartier du corbeau et de ses locataires. Dans chaque scène, le Quartier du corbeau montre sa fidélité à la classe sociale qui y demeure. Ce film est l’expression d’une véritable conscience de classe. C’est une tentative tardive pour cons-tituer un « document » sur une époque. En effet, le cinéma suédois des années 30 était constitué presque exclusivement de comédies de salon et de mélos ayant pour cadre la haute société. Le Quartier du corbeau cher-che à faire la soudure avec le présent. Anders, le personnage principal, souhaite aussi apporter son témoignage sur cette période et sur les gens de son immeuble. Il rêve de devenir écrivain et, le soir, lorsque tout baigne dans le calme, il travaille à son roman. Widerberg ne cherche pas à être didactique lorsqu’il décrit la vie des habitants du quartier. Il ne s’appuie pas sur des sympa-thies politiques données. Les parents d’Anders ont accumulé trop d’amertume pour pouvoir apprécier une solidarité débou-chant sur des arguments politiques. Il y a simplement ce qui va de soi. Le Quartier du corbeau décrit un départ : dans les scènes finales, Anders quitte la maison, mais son départ n’est pas la conséquence de la révolte traditionnelle contre les parents. Ce qui est positif dans ce film, c’est que tandis qu’Anders s’engage sur la voie qui mène à la maturité et à la conscience de lui-même, il réalise que sa lutte est semblable à celle qui ressort des efforts de ses parents pour arri-ver à une vie meilleure. En les quittant, il est non seulement capable de s’affirmer avec plus de force, mais aussi de s’armer suffisam-ment pour agir et améliorer leur existence. C’est pourquoi, il condamne la démarche de sa mère lorsque cette dernière tente de le rete-nir sous prétexte qu’il doit aider Elise, une jeune fille qui est enceinte de lui. Anders est convaincu que son départ peut être égale-ment une voie de « sortie » pour tous. Il a l’expérience du type d’existence qui a asservi ses parents. Ces derniers sont étouffés par leur pauvreté et se rappellent constamment leurs échecs réciproques. Anders a suffisam-ment de force pour résister et à l’héroïsme de sa mère vouée aux sacrifices de la vie quo-tidienne et à la distance que son père cher-che à prendre vis-à-vis de la réalité. Des évé-nements encore plus dramatiques amènent le jeune Kjell à la conscience de soi dans Ada-len 31. Là aussi, Widerberg essaie de reve-nir aux racines de la société suédoise actuelle. Mais là, ce sont les vrais révolutionnaires qu’on laisse parler, ceux-là mêmes qui ont vu leurs idéaux trahis pour les compromis politiques. Adalen 31 fait référence à une tra-gédie qui se produisit le 14 mai 1931 dans une petite cité industrielle du Norland, lorsque cinq ouvriers furent tués au cours d’une manifestation. Les ouvriers de la scierie se mirent en grève durant des mois. La mani-festation avait eu lieu après que les autori-tés conservatrices aient fait intervenir dans une situation déjà critique, des briseurs de grève. La manifestation était un acte de soli-darité et une exigence de vie meilleure. Dans Adalen 31 également, le conflit est centré sur une famille, Harald Andersson, sa femme et ses enfants. Mais la description de leur vie est plus éclatante et plus optimiste que celle du Quartier du corbeau. Ici, le couple tient sa joie de vivre du travail. Ils trouvent dans la communauté une sécurité à la fois interne, celle de la maison, et externe, celle de leurs collègues de travail et de leurs familles, qui connaissent la même vie et les mêmes con-ditions d’existence qu’eux-mêmes. La menace de l’extérieur est dans ce film, plus forte et plus évidente. La communauté vil-lageoise se divise clairement en une classe pri-vilégiée (dont le directeur d’usine et sa famille sont les représentants les plus forts) et une classe opprimée, celle des travailleurs. Kjell est le point de contact entre les deux camps antagonistes. Il fréquente la famille du directeur. La maîtresse des lieux s’inté-resse au jeune ouvrier, sensible et intelligent. Elle lui apprend la musique et l’instruit dans le domaine de l’art. Kjell tombe amoureux de la fille de la maison, Anne. L’histoire d’amour romantique entre Kjell et Anne est l’un des éléments du film pour lequel Wider-berg a été le plus attaqué par la critique marxiste orthodoxe. Nombreux ont été ceux qui ont trouvé que Widerberg avait idéalisé et personnalisé trop lourdement les conflits qui constituent le coeur du drame, et par con-séquent détourné le public de l’argument politique central sur la lutte des classes. Mais l’approche de Widerberg dans la façon dont il traite les destinées individuelles, renforce l’identification du spectateur et sa pitié vis-à-vis des personnages. Ce que Widerberg cherche à montrer dans l’histoire de Kjell et de Anne, c’est en fait un rêve d’union dans une autre société. Le sentiment de solidarité est aussi fort dans ce film que dans le Quar-tier du corbeau. Kjell apprend à jouer du Chopin chez le directeur, avant de partir interpréter l’Internationale avec l’orchestre des ouvriers à la Maison du Peuple. C’est sur fond d’événements sanglants que se dérou-lera la cruelle idylle. Le travail prend alors une valeur symbolique à l’effet libérateur. Par son choix des situations et des person-nages, Widerberg essaie d’imprégner le drame de réalisme et de lisibilité sans pour autant négliger ses multiples facettes. Il brosse aussi le portrait des briseurs de grève et de leurs conflits internes. Après avoir été expulsés de l’usine et malmenés par les ouvriers en colère, l’un d’eux se réfugie chez les Andersson qui s’occupent de lui avec soin. Le film n’est pas, du point de vue his-torique, totalement exact, et Widerberg inter-prète liprement les événements politiques. Dans Adalen 31, large fresque fourmillant de détails, il cherche à susciter un engage-ment émotionnel du public, dans le but de donner davantage de force à son point de vue politique. Le spectateur vient alors à « par-ticiper » au combat que mène Kjell, son père
et tous les ouvriers d’Adalen, y compris les briseurs de grève, qui font aussi partie des exploités. Àdalen 31 est l’un des films les plus habilement structurés de Widerberg. Comme le Quartier du corbeau, il combine avec bon-heur, le lyrisme de la fiction et la sévérité du document. La description du cadre est puis-sante, méticuleuse et fondée sur l’intimité. Dans le Quartier du corbeau, ce sont des per-sonnages authentiques que Widerberg filme afin de rendre plus intense l’impression de réalité ; le vieil homme qui abat des arbres dans la cour, la vieille femme qui danse en chantonnant un air populaire, les compa-gnons de beuverie du père… La même image de la réalité est donnée dans Adalen 31. Les pièces de la maison Andersson qui respirent la propreté et la gentillesse, la campagne en fleurs où les enfants jouent et où se déroule l’histoire d’amour de Kjell et d’Anne. Et ensuite, le bref récit de la grande manifesta-tion et son issue épouvantable. Dans un montage sec chargé d’émotion, Widerberg choisit ainsi un certain nombre de détails pointus qui donnent une grande force à son récit : la fureur et le désespoir de Kjell, les soldats abasourdis, le drap blanc qui recou-vre la fille morte et qui est taché de sang… Une certaine ambivalence dans la description sensuelle de la réalité apparaît plus nettement encore dans Joe Hill où Widerberg tente de réemployer les effets artistiques utilisés dans Àdalen 31. C’est ainsi que Bo Widerberg a éclairé d’un jour nouveau la réalité des provinces suédoi-ses les plus reculées. Un flic sur le toit a connu un succès, bien mérité, auprès du public et des critiques. Et quand, huit années plus tard, Widerberg reprend un motif semblable dans le film poli-cier l’Homme de Majorque, les louanges des critiques et l’affluence du public sont pres-que aussi intenses. Mais dans ce cas on est moins enclin à partager l’enthousiasme et les louanges. On a plutôt l’impression que l’accueil positif et les appréciations exubé-rantes ne sont que l’expression de la joie de voir revenir Widerberg comme réalisateur de films de fiction. Pendant une longue période en effet il s’était surtout occupé de mise en scène théâtrale (notamment pour la télévi-sion) et son absence de la scène cinématogra-phique suédoise a été vécue comme une lacune. L’Homme de Majorque aborde les mêmes problèmes que Un flic sur le toit, à savoir la corruption au sein de la police et du système politique. Mais la critique est beaucoup moins vive et la logique moins rigoureuse. Le film est également construit sur une base qui, du point de vue littéraire est beaucoup plus faible que celle de Un flic sur le toit, et les aspects « critique de la société » font l’effet d’une glaçure épaisse qui saute trop aux yeux au lieu de s’intégrer dans le déroulement même de l’intrigue. L’Homme de Majorque en tant que film policier n’est guère plus excitant que n’importe quel film de série B américain, anglais ou français sur le même sujet. En effet, on en retient que les intentions esthétiques, tant de fois formulées et mani-festées par Widerberg en ce qui concerne « la vérité » et « le réalisme ». Le film est con-forme à son idéal, tourné en dehors des stu-dios, « en extérieur », dans un style pseudo-documentaire avec un éclairage brut et un rythme de montage souvent plus que fortuit. Dans l’Homme de Majorque ce style contrarie souvent la visée du récit. Ce dont on se souvient est de ce fait moins « l’histoire » que quelques brèves rencontres entre certains comédiens très talentueux qui, dans quelques scènes, ont su utiliser la liberté créatrice qui leur est offerte. Ils jouent dans cette même atmosphère confiante qui est le critère pre-mier de Widerberg, metteur en scène et direc-teur d’acteurs. Mais l’Homme de Majorque reste un exemple hybride étrange d’un film de divertissement effectif et d’afféterie des années 80 joint à un réalisme à la recherche de la vérité des années 60. Un critique sué-dois a très bien formulé ce dilemme : « Il est tragicomique que celui qui jadis était la plus grande richesse du jeune cinéma des années 60 en Suède, devienne celui qui met le point final à une époque. L’Homme de Majorque met raisonnablement fin à tous les débats qui avaient exigé le retour au cinéma des années 60. »