Alekseï Guerman

Marcel Martin

Lorsqu’on découvre les films d’Alekseï Guerman, on est saisi par le frémissement de la vie et l’accent de la vérité. Certes, on a éprouvé une semblable impression, il y a déjà bien longtemps, devant les premiers films de Tarkovski (L’Enfance d’Ivan), de Kontcha-lovsky (Le Premier maître), de Panfilov (Pas de gué dans le feu), de Mikhalkov (L’Esclave de l’amour) ou de Iosséliani (La Chute des feuilles), pour ne citer que les plus brillants représentants de la « nouvelle vague » sovié-tique des années 60 et 70. Et nous aurions dû découvrir Guerman beau-coup plus tôt, il y a près de quinze ans, si divers blocages ne nous avaient maintenus dans l’ignorance quasi totale d’un cinéaste de première grandeur. Certes son second film, Vingt jours sans guerre, a été sélec-tionné en 1977 par la Semaine de la Critique de Cannes et couronné la même année du Prix Georges Sadoul*. Mais, pour de mysté-rieuses raisons, ce chef-d’oeuvre aura dû attendre près de dix ans sa sortie commer-ciale et durant cette décennie les spécialistes n’ont pu juger si ce film n’était qu’un heu-reux accident dans la carrière d’un auteur de second plan ou la confirmation d’un talent déjà reconnu par ses pairs. Bien sûr, ces mêmes spécialistes connais-saient, mais seulement par ouï-dire, l’exis-tence dans la carrière de Guerman d’un premier film, la Vérification (1971), qui avait fait du bruit dans les cercles bien informés de l’intelligentsia soviétique avant d’être tota-lement interdit par les autorités. Puis j’ai eu l’occasion de voir à Moscou, l’année der-nière, en marge du Festival du film, la troi-sième oeuvre de Guerman, Mon ami Ivan Lapchine (1982), qui allait être distribué après quelques années de purgatoire mais dont l’exportation était encore bloquée, un autre chef-d’oeuvre qui m’a confirmé le grand talent du cinéaste. Et voilà qu’on a appris, il y a quelques mois, que la Vérification et Lapchine étaient libres pour la vente commerciale à l’étranger et qu’ils seraient projetés à Cannes dans le cadre du marché. C’est ainsi que j’ai pu découvrir, quinze ans après sa réalisation, un troisième chef-d’oeuvre, le coup d’essai, mais déjà coup de maître, du cinéaste, si l’on excepte le tout premier film qu’il a réalisé, en collaboration avec Aronov, le Septième compagnon de route (1967) dont on ne sait rien jusqu’à ce jour et qu’il faudra voir avant de décider si on peut le lui attribuer, son co-auteur étant resté complètement inconnu par ailleurs. Entre-temps, on en avait appris un peu plus sur lui. Né en 1938 à Leningrad, diplômé de l’Institut de théâtre Alexandre Ostrovsky de cette ville en 1961, Guerman a commencé à travailler aux studios Lenfilm comme assis-tant puis réalisateur de deuxième équipe en 1966. Il est le fils de Youri Guerman (1910-1967), écrivain réputé en URSS où il a été parfois contesté, et qui a écrit pour lui, d’après l’un de ses propres récits, le scéna-rio de la Vérification. D’autre part, le scé-nario de Vingt jours est dû à un autre écrivain, très célèbre celui-ci, Constantin Simonov, qui s’est inspiré lui aussi d’un de ses récits, et le scénario de Lapchine est éga-lement l’oeuvre d’un littérateur, Edouard Volodarski. Ce constant recours à des -écrivains-scénaristes semble donc être l’une des carac-téristiques du travail créateur de Guerman, ce qui n’est pas sans signification. Certes, le système de production soviétique attache beaucoup d’importance au scénario, consi-déré comme une étape décisive de la création filmique et souvent publié comme tel, avant même le tournage, sous l’appellation de « scénario littéraire ». Mais il est évident que le recours à des scénarios déjà élaborés sous forme de textes relevant de la littérature pro-cure au cinéaste une sécurité non négligea-ble en lui fournissant de solides structures dramatiques et narratives qui se trouvent être des facteurs importants dans la réussite d’un film. Solidité dramaturgique, donc, sobriété plas-tique aussi. Guerman a réalisé ses deux pre-miers films en noir et blanc et quelles qu’aient pu être les raisons, économiques ou esthétiques, de ce choix, le résultat est là : des oeuvres d’une grande sévérité plastique, l’absence de couleurs neutralisant tout ris-que de pittoresque superficiel et s’accordant parfaitement avec la gravité du thème, la guerre. Dans la Vérification, les paysages de forêts sous la neige n’appelaient évidemment pas la couleur et dans Vingt jours la saison hivernale à Tachkent et près de Stalingrad n’exigeait pas non plus de pimpants coloris. Quant à Lapchine, il est traité en couleurs neutres justifiées à la fois par la grisaille du décor et la tonalité dramatique du récit. Le seul luxe, si l’on peut dire, que se permet Guerman, c’est son style de mise en scène, qui ne peut que susciter l’admiration. Le trait le plus frappant en est la prise de vues : sou-vent tenue à la main, sa caméra participe à l’action au coeur des événements et au plus près des personnages, suscitant dans les plans une extrême tension interne, une relation captivante entre le spectateur et le spectacle. D’autant que, refusant la sacro-sainte objec-tivité de la prise de vues, le cinéaste n’hésite pas, à l’occasion, à demander à ses comé-diens de regarder au passage la caméra comme si elle incarnait fugitivement un per-sonnage de l’action. Cette subjectivité de la caméra permet des effets dramatiques d’une grande force visuelle. Ainsi, dans Vingt jours, lorsque les deux protagonistes se retirent et vont faire l’amour, la caméra, qui les suivait, voit se refermer devant elle, comme devant un gêneur indiscret, la porte de leur chambre. Dans la Vérification, un officier nazi observé par un partisan à travers le réticule d’une paire de jumelles, regarde par hasard vers la caméra, sans voir la mort qui le guette. Cette matérialisation visuelle, par l’utilisation sub-jective de la caméra, d’un regard porté sur
l’action mais pas nécessairement personna-lisé (ce qui fait que le spectateur peut le pren-dre à son compte sans avoir à s’identifier à tel ou tel personnage) est parfois justifiée par la présence dans l’action d’un témoin un peu en marge des événements et qui est censé en faire ou en écrire le récit : c’est le cas du cor-respondant de guerre de Vingt jours (on entend « off » la voix de Simonov au début du film) et du journaliste, ami du politicien, dans Lapchine (c’est son fils qui, d’après les souvenirs de son propre père, introduit le récit). Ainsi mis en cause dans son statut habituel par ce regard au second degré, le spectateur cesse d’être un témoin passif des événements. Facteur important de crédibilité, le décor naturel est utilisé par Guerman au maximum de son expressivité. Avec lui, on n’a jamais le sentiment d’être dans un studio et c’est pourquoi la séquence du tournage du film de propagande, dans Vingt jours, paraît si artificielle sans même que le protagoniste ait besoin de dénoncer la fausseté de ce décor trop coquet et de ces uniformes trop propres qui ne rendent pas compte de l’atroce réa-lité de la guerre. Attentif au cadre, le réali-sateur l’est aussi aux hommes dans leurs attitudes les plus naturelles, leurs réactions les plus spontanées : ainsi, dans la Vérifica-tion, le paysan qui court après sa vache, reconnue dans un troupeau emmené par l’ennemi, et qui tombe sous les balles, ou l’actrice de Lapchine qui, devant jouer le rôle d’une prostituée, pousse la conscience pro-fessionnelle jusqu’à demander conseil à une péripatéticienne. Enfin, l’oeuvre de Guerman frappe par sa vision humaniste fondée sur une approche anti-héroïque de l’Histoire. Dans Vingt jours, où l’on découvre la dureté de la vie à l’arrière au pire moment de la bataille de Stalingrad, on ne voit de la guerre que des scènes plus suggestives qu’impressionnantes et l’on entend le protagoniste évoquer « la peur de la mort » plus que « l’ivresse du combat ». Dans la Vérification, la guerre des partisans sur les arrières de l’ennemi appa-raît dans son enchaînement impitoyable de harcèlements et de représailles : on y voit:un ancien sergent de l’Armée rouge, passa au service des nazis après avoir été fait prison-nier, se racheter de sa trahison (c’est sans doute la raison pour laquelle le film fut inter-dit) en se sacrifiant dans une audacieuse opé-ration de commando. Quant à Lapchine, il met en scène un policier en lutte contre un gang dans une petite ville au milieu des années 30 : ici non plus l’atmosphère n’est pas à l’exaltation et le film a suscité des réti-cences en haut lieu avant d’être distribué. Ainsi Guerman apparaît comme un cinéaste non conformiste à la fois dans sa thémati-que (il a toujours évité l’optimisme et le triomphalisme de commande) et dans son style (le « réalisme » n’est jamais chei lui une vision enjolivée de la réalité). Mais ses films, sombres et tragiques, sont illuminés par une petite flamme intérieure, celle de la confiance en l’homme. « Je veux nettoyer la terre et planter un verger », dit le policier de Lapchine et cette formule pourrait être le symbole de l’humanisme discret et fervent d’Alekseï Guerman.
* Et présenté également à La Rochelle en 1977 (N.D.L.R.).