Aleksandar Petrovic

Aleksandar Petrović est l’auteur d’une oeuvre qui, selon l’avis de la critique inter-nationale comme de celle de son pays, a donné une place très honorable à la cinéma-tographie yougoslave dans le monde. Né à Paris, en 1929, il fait ses études à Bel-grade puis se voue à la mise en scène ciné-matographique, qu’il commence à apprendre à l’Académie du film de Prague à partir de 1947. Rentré à Belgrade en 1948, il travaille comme assistant-réalisateur à « Zvezda-film » tout en étudiant parallèlement l’his-toire de l’art. La fin de ses études est mar-quée par la réalisation, en 1956, d’un documentaire (Camarades en rangs serrés, réalisé avec Vicko Raspor). Il tourne ensuite plusieurs documentaires qui tiennent une place remarquée dans la cinématographie serbe et yougoslave : Vol au-dessus des marais (1957) ; Petar Dobrovie (1958) ; Che-mins [sur le peintre Sava Sumanovié] (1959). Le long métrage ne lui fera pas abandonner le documentaire et il réalisera encore, dans ce dernier genre, Procès-verbal n° I (1964) et Foires (1965). Il obtiendra l’Arène d’or du Festival de Pula pour ses documentaires et le Prix du 7 juillet pour Chemins, en 1960. A partir de 1952, Petrovié se consacre aussi à la critique et à des essais sur le cinéma. Il est également auteur de quelques études théo-riques qui annoncent ce que pourrait être le « nouveau cinéma yougoslave ». En 1971 il publie le Film nouveau (Novi Film), recueil de ses écrits importants. En 1961 Aleksandar Petrovié tourne son pre-mier long métrage, Deux, d’après un scéna-rio dont il est également l’auteur. Avec les réalisations de quelques autres contempo-rains (dont Bostjan Hladnik et sa Danse sous la pluie), le film de Petrovié inaugure un nou-veau chapitre de l’histoire de la cinématogra-phie yougoslave. En se tournant vers un thème intimiste, thème jusque-là proscrit du cinéma yougoslave, Petrovié rejoint le cou-rant apparu avec « la nouvelle vague » fran-çaise. La réalisation de Deux lui vaut le Prix d’Octobre de la Ville de Belgrade : une révo-lution vient de se produire dans les thèmes et le langage de cinéma yougoslave. En 1963, les Jours, oeuvre tournée également d’après un scénario dont il est l’auteur, sou-lève aussi bien les louanges que d’âpres cri-tiques par son traitement audacieux du thème de l’aliénation qui frappe le citadin. On féli-cite Petrovié d’introduire dans le film you-goslave la crise intérieure de l’individu et d’avoir, par son écriture moderne, remis en question les conceptions cinématographiques traditionnelles qui excluaient toute possibi-lité d’introspection. Mais on l’attaque en même temps sur ses orientations stylistiques qui représentaient, au début des années soixante, une nouveauté absolue parente du « néoréalisme psychique de l’homme » de Fellini et du « pathologisme poétique » d’Antonioni. De ce fait, le film de Petrovié n’eut accès qu’à la section d’information du Festival de Pula et il ne fut réhabilité qu’après de longues années, dans le cadre des rétrospectives consacrées à l’auteur au début des années quatre-vingt. Les controverses provoquées dans la critique yougoslave par les deux premiers films de Petrovié furent balayées par les acclamations qui accueillirent en 1965, Trois, oeuvre ins-pirée de nouvelles d’Isakovié, Fougères et feu (Paprat i vatra). Inaugurant une nouvelle interprétation du thème de la guerre de Libé-ration par une approche psychanalytique du héros, Petrovié met en oeuvre dans Trois un nouveau fonctionnement de la structure fil-mique, qui mobilise tout le potentiel visuel et sonore de la scène afin d’éclairer l’état intérieur du héros. En éliminant les moyens littéraires et en se concentrant sur la forma-lisation de la situation dramatique selon les exigences de la dramaturgie de l’action et de l’organisation visuelle de l’image, le cinéaste touche aux tréfonds tragiques de l’existence humaine, déchirée par les épreuves d’une guerre cruelle et inhumaine. A Pula, Petro-vié est donc honoré de l’Arène d’or décer-née au meilleur film de l’année, ainsi que du Grand Prix du Festival pour la réalisation. Parmi les distinctions internationales ce film reçut aussi notamment le Premier Grand Prix du Festival à Karlovy Vary ; il fut enfin nominé pour l’Oscar américain. En Yougos-lavie, le film valut encore à Petrovié l’Ordre du Travail à la couronne d’or. En 1967, J’ai même rencontré des Tziganes heureux marque un sommet de la créativité pour le cinéma yougoslave. Cette oeuvre est une synthèse étrange unissant une approche documentaire d’un environnement original et une transposition marquée par une puis-sante stylisation poétique. Avant tout sur le plan visuel : les cahutes pittoresques des agglomérations gitanes se transforment en masques grotesques de clowns tristes ou en monstres mystérieux dissimulant derrière leurs faces les secrets inaccessibles de la vie gitane. Les éléments romantiques de l’exis-tence du peuple gitan, la richesse visuelle des tentes et des hameaux, la poésie des routes et des règlements de comptes cruels entre des héros passionnés, qui luttent avec acharne-ment pour leur survie, engendrent un amal-game merveilleux unissant le réalisme et la transposition poétique et donnent une vision ineffable de la misère baignant dans une poésie exotique où les fins tragiques de l’exis-tence humaine et le départ vers l’inconnu semblent prendre l’apparence de la vie nor-male. Une telle intensité de vision poétique se retrouve rarement au cinéma. Pour Henri Chapier, c’est là « le plus grand hommage à la liberté indomptable de l’individu ». Pour Michel Aubriant, cette « beauté qui coupe le souffle » place l’auteur parmi « la race sei-gneuriale de grands lyriques Le film reçoit à Pula une double Arène d’or pour la réali-sation de l’année et pour la mise en scène. Candidat à l’Oscar, il est enfin distingué par le Prix spécial du Jury au Festival de Can-nes. En plus de ces hautes distinctions cette oeuvre a valu à Petrovié le Prix de la criti-que internationale au Festival de Cannes, la nomination pour le Globe d’or de l’Associa-tion internationale de la presse cinématogra-phique à Hollywood, le Prix de la critique tchécoslovaque, décerné au meilleur film de l’année. Deux ans plus tard (1969) sur un scénario dont il est encore l’auteur, Petrovié réalise Il pleut sur mon village dans la lignée de sa poétique fantastique inaugurée par les Tzi-ganes heureux. Mais, cette fois-ci il met l’accent sur la composante lyrique qui sem-ble dominer les éléments documentaires réa-listes, ces derniers cédant devant le scepticisme, l’ironie, la caricature. Le ton cri-tique vise la situation politique internatio-nale, la narration se colorant d’une vision surréaliste du monde. Mais la tonalité tragi-que des destinées humaines forme toujours l’ossature de l’histoire, tandis que l’amer-tume atteint par moments les limites de la cruauté. Ce film fait allusion à la situation intérieure et extérieure de la Tchécoslova-quie, tentant de donner au drame de l’his-toire un caractère fatal. L’image utilise jusqu’au paroxysme des éléments picturaux, au sens propre (dans l’organisation de la matière picturale mais aussi dans le montage par l’utilisation dramatique des toiles de maî-tres à des fins symboliques). Le style de ce film, qui a rapporté à Petrovié l’Arène de bronze au Festival de Pula, annonçait celui qui s’affirmera dans son oeuvre suivante le Maître et Marguerite. Inspiré w certains thèmes du roman de Boulgakov, ce film, tourné en coproduction avec rés Italiens, marque le point extrême du lyrisme tragique et du fantastique de Petrovié. La Moscou post-révolutionnaire, où Satan s’installe, per-sonnifié par le professeur Voland, n’est plus une ville réelle, appartenant à une époque historique déterminée et définie géographi-quement. La cité est devenue l’arène du con-flit métaphysique opposant le Bien et le Mal. Le Bien est personnifié par l’écrivain qui s’efforce de préserver son intégrité créatrice et sa liberté personnelle face à une pléiade de bureaucrates et de petits chefs remettant constamment en question cette liberté. Les épreuves morales de l’écrivain fournissent à Voland du matériel pour ses conclusions dia-boliques et cyniques sur l’homme. La nar-ration se déroule au milieu de péripéties fantastiques et surnaturelles. Des renverse-ments dramatiques de l’histoire, la beauté du cadre et des visages, la densité elliptique et le fantastique habillé de grotesque, ainsi que l’élimination délibérée de toute sentimenta-lité ou d’effets démagogiques faciles, font de cette oeuvre une création unique, qui s’ins-crit parmi les quelques rares oeuvres de la cinématographie mondiale inspirées par le surréalisme. Le film obtint d’excellentes cri-tiques dans le pays et à l’étranger. Ainsi, pour Jacques Doniol-Valcroze « Il a le poids tranquille du chef-d’oeuvre. Il existe avec une force qui rend toute analyse logique pour ainsi dire vaine… L’enchevêtrement du réel et de l’irréel, de la satire et de la tragédie, de l’humour et de l’horreur, atteint le sublime. » Le Maître et Marguerite va accumuler les honneurs : à Pula, de nouveau l’Arène d’or pour le film de l’année et l’Arène d’or pour la réalisation ; le Lion d’argent au festival de Venise ; le Prix de l’Association interna-tionale de la critique de Chicago ; la Grande Médaille de la ville de Pau ; le Prix de la Biennale de Vienne dans la sélection des meil-leurs films de l’année. Avec l’adaptation du roman de Heinrich 131311 Portrait de groupe avec Dame, en coproduc-tion franco-allemande, Petrovié revient au style de Trois et des Tziganes heureux et à la primauté de l’image, qui est, en apparence, plus réaliste que jamais : la narration pré-sente le destin vécu par une femme de la riche bourgeoisie allemande entre l’avènement du nazisme et la destruction de l’Allemagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais, les scènes parfois très raffinées, dans des salons distingués, et celles, dramatiques, de dévastations et de bombardement, recou-vrent un fantastique discret et un lyrisme qui atteignent leur pleine mesure en passant dans l’imaginaire pur à la fin du film. Petrovié atteint ici le sommet de ce que la critique et la théorie filmique yougoslave dénommaient, au début des années soixante, la « métaphore globale ». La signification symbolique n’y résulte pas de l’accumulation de signes indi-viduels disséminés dans l’histoire, signes que le spectateur doit relier entre eux pour qu’ils trouvent leur explication : le caractère métaphysique des scènes est dévoilé, en fait, par la totalité de l’oeuvre. Pour le Berliner Morgenpost, « c’est une oeuvre qui comporte parfois plus d’atmosphère que le livre ». Heinrich I3611 lui-même déclarera à la télé-vision allemande : « C’est le meilleur des films tournés d’après mes livres. » Depuis 1977, et bien qu’il ait écrit de nom-breux scénarios, Petrović n’a plus tourné. Parmi ses écrits récents il faut citer notam-ment le scénario du Faucon (Banovie Stra-hinja, tourné en 1981 par Vatroslav Mimica). Sur le plan théâtral, on doit encore à Petro-vié l’adaptation et la mise en scène des oeuvres de Boulgakov : Un coeur de chien (joué à l’Atelier 212 en 1979) et le Maître et Marguerite (Théâtre National, 1982). Entre 1962 et 1975 Aleksandar Petrovié a enseigné la réalisation cinématographique à l’Académie du théâtre, du cinéma, de la radio et de la télévision de Belgrade (actuel-lement Faculté des arts dramatiques). Si l’on veut résumer l’apport de Petrovié au cinéma yougoslave, on peut souligner les points suivants qui en font l’originalité : — l’orientation intimiste dans le choix et la manière de présenter les personnages, ce qui, au début des années soixante (lorsque son film Deux est apparu sur les écrans), était tout à fait nouveau dans le film yougoslave. Alors, les réalisateurs yougoslaves ne décrivaient leurs personnages qu’en fonction de leur situation sociale ou dans leur confron-tation avec l’histoire. Le héros agissait en se situant, « positivement » ou « négative-ment », dans un contexte social et/ou his-torique. De rares allusions à la vie intime n’apparaissaient qu’à la lumière de « l’image d’une époque » (les jeunes, par exemple, en 1958, dans le film de Pogacié, Samedi soir). Avec les films de Petrovié, les amoureux (ceux de Deux) ou Nina, la solitaire des Jours, sont confrontés à eux-mêmes ; le milieu qui les entoure n’est pas sans influence sur leur vie, mais il ne les définit qu’indirec-tement. Les problèmes, dont ils doivent cher-cher la solution, expriment leurs conflits avec leurs propres tendances ou avec leur vision du bonheur d’autrui. Cette orientation, dans des films ayant, au début, presque une valeur de « manifeste », se fera ensuite plus discrète et plus souple. Leni, la jeune bourgeoise du roman de Bill sera exposée à des souffran-ces atroces dans un monde qui s’écroule. Elle subira, évidemment, l’influence de la guerre, mais elle suivra son destin selon son propre choix. — l’abandon de la motivation dramatur-gique explicite des actes du héros. L’action ne peut être comprise qu’à la lumière des conditions conflictuelles dans lesquelles elle baigne et en tenant compte de la conception de la vie que peut avoir le spectateur. C’est le point de vue issu des positions philosophi-ques de la « nouvelle vague » française des années cinquante (Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, François Truffaut, Eric Rohmer), inspirées par l’existentialisme, qui a si effi-cacement déterminé la dramaturgie fran-çaise, théâtrale et cinématographique, de l’après-guerre. Dans cette optique, le com-portement des héros de Petrovié est carac-téristique, en particulier dans Deux, les Jours, les Tziganes heureux et II pleut sur mon village. Cet état d’esprit des jeunes de l’époque, se retrouve d’ailleurs dans les oeuvres d’autres auteurs du « nouveau cinéma » yougoslave (Jimmy Barka dans Quand je serai mort et livide de Pavlovié, les héros de Rakonjac, etc.). — l’introduction d’un nouveau type de métaphore dans la structure de l’oeuvre ciné-matographique : contrairement à la méta-phore classique, dont les deux éléments sont reliés par un lien temporel et spatial direct, l’allusion symbolique est, pour Petrovié, la résultante d’éléments disséminés dans toute la structure narrative. La conscience du spec-tateur peut, seule, les relier selon les princi-pes de l’assimilation et de la distinction, typiques du jugement logique ou intuitif. C’est la figure que nous avons appelé la métaphore extensive ou métaphore de lon-gue portée, citant comme exemple la main-presse-papier de bronze, qui, dans Les Jours, apparaît sur un meuble, au moment des cri-ses psychiques de l’héroïne. Pour le specta-teur, cet objet provoque inévitablement une association lorsque l’héroïne et son parte-naire temporaire « saisissent » de leurs mains aux doigts écartés la route qui file sous la voi-ture roulant à toute vitesse sur la piste de l’aéroport abandonné, comme s’ils tentaient de se libérer de leur désespoir et de leur vide intérieur. — La métaphore globale et ouverte, figure de style qui s’étend sur le film tout entier, et permet au spectateur d’éprouver l’oeuvre comme un symbole unique. Sa signification n’est pas due à la comparaison associative d’éléments métaphoriques précisés au cours de la narration, mais elle provient de l’état d’esprit engendré par la structure entière du film, où le spectateur inscrit librement ses propres obsessions et retrouve l’image de ses propres problèmes émotionnels dans ce que l’écran lui présente. Théoriquement cette figure de style apparaît comme étant la carac-téristique essentielle du « nouveau film » aussi bien dans la cinématographie yougos-lave que dans la cinématographie euro-péenne. Le film moderne est caractérisé, surtout, par l’ouverture métaphorique, qui laisse au spectateur toute la liberté de l’inter-prétation… Pour Novakovié, « le film entier devient ainsi une sorte de signe métaphori-que ouvert et c’est le contexte structural qui détermine l’interprétation de certaines scè-nes ou détails découverts dans ces scènes ». Ce procédé peut être rapproché de la méthode de Pavese : l’unité, en présence de tous les « moments », apparaît dans un « moment absolu », métaphysique. C’est la même idée de l’image « globale » de la réa-lité : la présentation d’un état à tel point empreint du sens métaphorique qu’une méta-phore, ou symbole, particuliers dans le vrai sens du terme, n’y e
istent plus… La méta-phore n’est pas seulement le facteur d’une structure vivante, elle est indissoluble de la métaphore personnelle du spectateur. La course effrénée sur la piste de béton, les scè-nes des carrefours urbains, celle de l’achat d’un jouet, la séparation des héros à la fin des Jours, la transformation progressive de l’environnement esthétique de la deuxième histoire des Trois, la mare gelée recevant le cadavre du revendeur des plumes dans les Tziganes heureux, et les espaces métaphysi-ques des salons bourgeois et des cimetières abandonnés du Portrait de groupe avec dame, sont autant d’exemples inoubliables de cette « symbolique globale » qui a per-mis de porter le film yougoslave au niveau des cinématographies les plus élaborées.
Dusan Stojanović

Enfin, Petrovic vint…

Ma première rencontre avec le cinéma you-goslave date des films d’animation de la fameuse Ecole de Zagreb et de Mimica, son génial initiateur. Je me souviens, à la fin des années 50, de l’Epouvantail qui était éblouis-sant et annonçait un nouveau style. Ma seconde rencontre fut celle d’Aleksandar Petrovié. Avant et après lui, le cinéma you-goslave, a fait la preuve, malgré des passa-ges à vide, de sa diversité et de sa richesse et il existe aujourd’hui un « jeune cinéma » qui a frappé un coup d’éclat à Cannes en 1985 avec Kusturica, déjà lauréat à Venise en 1981… mais ce fut Petrovié qui frappa le premier coup avec J’ai même rencontré des tziganes heureux en 1967, et il reste pour moi le symbole de l’émergence du cinéma you-goslave au niveau international. Je n’ai vu ni les courts métrages, ni les trois premiers longs métrages de Petrovié, mais les quatre films suivants me paraissent consti-tuer l’ensemble le plus cohérent et le plus significatif du cinéma yougoslave. Peut-être n’en sont-ils pas le reflet le plus « national », mais c’est justement l’universalité de sa réflexion qui me paraît leur aspect le plus intéressant. Est-ce pour cela, qui devrait pourtant être une notion valorisante, que Petrovié semble marqué chez lui d’un cer-tain ostracisme ? Je n’en sais rien, mais com-ment expliquer qu’un cinéaste de ce talent n’ait pas tourné dans son pays depuis si longtemps ? En fait, toute l’oeuvre de Petrovié, à travers le problème de pouvoir, traite le thème de l’artiste face aux oppressions, aux censures, aux interdits. Et, à ce titre, c’est le Maître et Marguerite qui illustre le mieux cet éter-nel débat. Boulgakov lui-même, en proie toute sa vie aux persécutions de l’ordre éta-bli, transpose dans cette oeuvre admirable les avatars de son propre cas. Petrovié reprend la parabole en connaissance de cause. Tous les personnages — le Maître, Marguerite, le Magicien, Yeshua — sont aussi bien de 1930 que des années 60… et d’aujourd’hui. Si le Magicien c’est le Diable il a au moins le mérite de semer le désarroi chez les bureau-crates et si le Maître choisit Ponce Pilate comme héros de son roman la symbolique est claire, car Boulgakov justement, au péril de sa création, a refusé le compromis. Rare-ment rencontre entre un écrivain et un cinéaste n’a été plus lumineuse, plus évi-dente. Petrovié, qui s’est inspiré aussi de Dostoïevsky pour II pleut sur mon village et d’Henrich Bôll pour Portrait de groupe avec Dame, n’a pas choisi gratuitement ses modè-les : contre la bêtise, la lâcheté et l’appétit de puissance, il joue l’intelligence et la culture. Ce n’est pas une querelle entre l’Est et l’Ouest. Petrovié renvoie tout le monde dos à dos. Je me souviens d’un dîner avec lui en 1973 : finalement, disait-il, les maîtres de la planète sont, d’une façon ou d’une autre, des « gangsters ». Ce qui compte c’est : prendre le pouvoir et comment le garder. Cette fin justifie tous les moyens. Cette problémati-que, typiquement shakespearienne, est au centre de son oeuvre. Message pessimiste ? Ce n’est pas certain, car la « Femme », ultime intercesseur, est là, présence essen-tielle, et, peut-être, est-ce elle l’espoir de l’homme…
Jacques Doniol-Valcroze