Srdjan Karanović, Rajko Grlić et Goran Marković : trois cinéastes au coude à coude

Ranko Munitić

Le cinéma yougoslave, qui célèbre cette année ses quarante ans d’existence, s’est développé à travers quatre générations de réalisateurs. Au début, de 1945 à 1953, les films étaient tournés par des gens qui n’étaient pas très versés dans la technique et qui n’avaient qu’une connaissance sommaire de l’art cinématographique. Naquirent alors des oeuvres brutes, maladroites, rarement des réussites : elles étaient plus le fruit de l’enthousiasme et de la ténacité de leurs auteurs que celui du savoir et d’une intense créativité. Leurs contenus sont naïfs, mélo-dramatiques, et les personnages plats, peu convainquants. A partir de 1953, des met-teurs en scène qui possèdent un certain savoir-faire commencent à se manifester tant sur le plan commercial que sur celui de l’art. Grâce à eux, et ce jusqu’au début des années 60, se développent des narrations épi-ques et réalistes. Les scénarios sont très ani-més et les personnages toujours manichéens, très bons ou très mauvais. Cette période est suivie par un « cycle moderne » qui voit l’affirmation d’un certain nombre d’auteurs possédant, outre un certain savoir-faire, des vues poétiques et personnelles sur le monde : certains parmi eux se distinguent par leur tra-vail sur « le collage des attractions » (Dugan Makavejev), par leur « fatalisme réaliste » (Zivojin Pavlovié), leur « romantisme révo-lutionnaire » (Purisan Djordjevie), par une « métaphore monumentale » (Aleksander Petrovie), une « stylisation froide » (Matjaï Klope’iC), un « surréalisme documentaire » (Zelimir Zemlik) ou un « baroque ration-nel » (Vetroslav Mimica). Ces tendances auront plus ou moins de succès en Yougos-lavie et à l’étranger. La génération des cinéastes sortis des écoles de cinéma yougoslaves ou de la célèbre FAMU de Prague apparaît au début des années 70. Par l’emploi d’archétypes univer-sels, empruntés aux différents genres ciné-matographiques, Slobodan Sijan, Emir Kusturica, Lordan Zafranovie, Milos Radi-vojevie, Goran Paskaljevie et d’autres encore, nourrissent ces nouveaux courants dans lesquels Karanovié, Grlie et Markovie occupent une place très importante : leurs films, de mieux en mieux maîtrisés, jouent sur des motifs et des personnages singuliers dont le pittoresque occulte, en fait, les éter-nelles questions sur « la recherche de la signi-fication du monde qui nous entoure ». Karanovié amorce cette interrogation en 1972, avec Le Jeu de société, qui, malgré sa démarche originale, ne connaît guère de suc-cès : une trentaine d’interprètes, sélectionnés parmi 7 000 non professionnels, ont alors l’occasion de jouer devant une caméra le rôle qui était pour eux l’aboutissement de leurs fantasmes. A la frontière de la vérité du vécu et de l’illusion du cinéma, Karanovié déve-loppe ainsi un véritable happening de masse. On a reproché au film son imperfection et le déséquilibre de ses différentes séquences, c’est-à-dire tout ce qui fait aujourd’hui sa fraîcheur et son ton si moderne. Après cet essai, dont on peut considérer qu’il était tout à fait prometteur pour le cinéma yougoslave, Grlie entame sa carrière, deux ans plus tard, avec Kud puklo da puklo, film qui évoque à nouveau, d’une manière originale, à la fois la vie et le cinéma, intimement entrelacés : un matin un jeune ouvrier refuse d’aller à son travail rompant ainsi avec une vie monotone et aliénante qui l’étouffe ; avec sa petite amie, étudiante issue d’une famille riche, et grâce à l’aide d’une équipe de cinéma enta-mant le tournage d’un film centré autour de son travail, il quitte sa famille et ses amis pour partir à la recherche d’une vie nouvelle. Mais, bientôt, ce jeu qui n’est libre qu’en apparence, se transforme et recrée les cadres, les règles et les interdits d’autrefois. Autant que le précédent, ce film a apporté un souf-fle nouveau à la production yougoslave alors en pleine asphyxie. Malgré leur inexpérience, les deux cinéastes se sont alors avérés prêts à suivre une voie très personnelle, et quel-que peu provocante. Markovie débute plus tard, apparemment de la manière la plus conservatrice qui soit. A la différence de ses collègues, qui ont tout de suite commencé à inventer leur propre écriture filmique, il emploie dans Education spéciale, à propos de la délinquance juvénile, un modèle clas-sique. Mais l’ambiance, les personnages et les situations sont dépeints d’une manière très personnelle, montrant que le schéma général que suit ses narrations lui sert sim-plement de tremplin pour exprimer son point de vue propre. Les deuxièmes oeuvres de nos cinéastes mar-quent les mêmes évolutions. Dans L’Odeur des fleurs des champs, Karanovié considère de nouveau la vie comme le décor d’un hap-pening inattendu où s’insère systématique-ment tout ce qui se passe dans l’histoire racontée par le film. A travers la fuite d’un acteur célèbre et, métaphoriquement, de celle qui concerne toute une société, vers un nou-s eau milieu social, Karanovié exprime encore son désir de liberté et sa recherche d’une créativité indépendante. Bravo maestro, que Grlie tourne en 1978, abandonne le milieu ouvrier de son premier film pour s’intéres-ser à un type d’humanité où l’individu est avide de succès et de pouvoir, ce qui peut conduire à tout sacrifier, y compris une voca-tion artistique. En faisant allusion à la situa-tion des artistes d’Etat (ce qui fait référence à certains personnages du monde cinémato-graphique yougoslave), le film expose le cas d’un compositeur qui, au fur et à mesure qu’il acquiert une certaine notoriété se décompose intérieurement, le succès grandis-sant le conduisant à un échec personnel de plus en plus cuisant. Ces deux films montrent l’attrait de leurs auteurs pour un personnage central tout à fait réaliste mais également métaphorique. Leur troisième travail suivra cette voie, alors que Markovie restera atta-ché à la description des nombreux partici-pants qui participent à ses intrigues. Dans La Classe nationale (1979), il raconte l’histoire d’un jeune banlieusard qui tente, sans aucun succès, de réaliser ses désirs (gagner une course automobile, devenir un grand séduc-teur, échapper au service militaire ou éviter le mariage) ; pourtant, autour de ce héros principal s’entrecroisent toute une galerie de personnages dont les divers rôles l’emportent finalement et qui constituent l’essentiel de l’oeuvre. Le troisième film de Markovie, Maître, maître (1980), sera tourné dans le même esprit : le thème de la fourmillière humaine se développe ici dans le cadre d’une école. Chez lui, héros et anti-héros sont pra-tiquement toujours liés par le sort. Un jour ou l’autre, ils sont confrontés à la question du sens de la vie et à leur propre itinéraire. Bons ou mauvais, prospères ou minables, jeunes ou vieux, ils sont tous finalement égaux face au destin. La Couronne de Pétria (1980), tiré du roman homonyme de Dragoslav Mihajlovie, donne l’occasion à Karanovié de décrire la vie d’une paysanne à moitié analphabète, de l’Entre-Deux-Guerres à nos jours. Cette hommage à une figure locale traditionnelle où le per-sonnage féminin est traité de façon à la fois littéraire et folklorique, théâtrale et cinéma-tographique, est le reflet de tout un Golgo-tha balkanique. Le personnage s’insère parfaitement dans la recherche essentielle de Karanovié, à savoir l’image qu’il donne de la vie, série d’illusions passagères et incons-tantes. Dans Le Jeu de société, les « héros » quotidiens prennent possession du film. Dans L’Odeur des fleurs des champs, l’homme de théâtre s’enfuit vers la vraie vie. Mais dans les deux cas, le schéma est le même. Le médium magique _est soit le cinéma, dans le premier, soit le théâtre dans le second, ou encore la photographie, dans La Couronne de pétria. Ici, l’appareil du vieux photographe de village prend une valeur métaphorique particulièrement forte. A travers lui Karanovié relie le monde des illusions qu’apporte la vie à celui des autres illusions dues à la technologie et aux médias. Il semble que ce personnage du photographe est la clé qui permet de comprendre le monde particulier sur lequel Karanovié pose son regard. On n’aime qu’une seule fois (1981) nous montre que Grlie se tourne aussi vers l’histoire et, plus précisément, vers les évè-nements qui suivirent de près la Libération. Le récit des amours tragiques d’un rude com-battant et d’une ballerine de bonne famille, s’intègre pleinement au tréfonds d’une épo-que historique cruciale, où victoires et défai-tes, succès et échecs, révolutions et compromis font encore sentir leur influence aujourd’hui. Chez cet auteur également la vie apparaît sans cesse sur l’écran sous le mas-que de diverses sphères illusives et médiati-ques : le cinéma dans Kud puklo da puklo, l’opéra dans Bravo maestro, le ballet dans On n’aime qu’une seule fois. Mais, à la dif-férence de Karanovié, il ne se préoccupe pas du personnage conduit par la fatalité, mais s’attache plutôt à l’ingrédient particulier qui transforme la tragédie en une suite d’événe-ments oniriques extraordinaires. Pour Kara-novié, la vie est un spectacle en soi alors que pour Grlie, c’est plutôt un ensemble de paradoxes distincts qui s’entremêlent et se complètent comme dans un curieux livre d’images. Markovié leur oppose les miracles qu’il découvre dans la profondeur de ses nombreux personnages, qui sont secondai-res seulement en apparence. Ses portraits de groupes sont en réalité des histoires d’indi-vidualités hétérogènes qui, à travers leur diversité esquissent en fait le portrait de l’espèce humaine toute entière. C’est le quatrième film de chacun d’entre eux qui doit peut-être attirer le plus l’attention : Variola vera (1982) est la démonstration la plus poussée qui soit de la conception fon-damentale du cinéma que développe Marko-vié : employant les ingrédients du film-catastrophe, et à travers des événements authentiques qui eurent lieu dix ans aupara-vant, Markovié examine de nouveau avec minutie le comportement, en temps de crise, de l’individu, des groupes et des sociétés. Mi-figue mi-raisin (Karanovié, 1983) est une méditation charmante et légère sur trois per-sonnages (deux hommes et une femme), sur deux mondes (la Yougoslavie et les Etats-Unis) et sur une même question posée à tra-vers ces trois figures. Dans tous ses films, Karanovié s’interroge sur la recherche et la possibilité de découverte de modèles person-nels de liberté. Dans Les Dents de la vie (Grlié, 1984), le projet le plus riche de son auteur, la réalité et la fiction, la vie et l’image, les personnages réels et imaginaires, la prose et la chanson, ainsi que beaucoup d’autres éléments, s’entremêlent de façon miraculeuse. En se formant en temps qu’auteurs, Kara-novié, Grlié et Markovié ont assimilé puis dépassé certaines valeurs de leurs aînés. De Makavejev, ils ont appris comme le réalisa-teur peut jouer avec le cinéma d’une manière à la fois spectaculaire et esthétique ; Pavlo-vic leur a montré l’art de s’interroger sur la liberté de l’individu ; Djordjevic leur a per-mis d’utiliser les émotions et les sentiments romantiques et tout ce que les esprits néo-académiques rejettent comme « kitsch ». De leurs trois prédécesseurs, nos cinéastes ont appris peut-être le plus important, qui a pu leur être inspiré d’abord par certaines expé-riences datant de leurs études à Prague : rien de tout ce qui nous arrive ne doit être inter-prété ni comme une tragédie totale, ni comme une comédie absolue puisque les aléas de la vie sont finalement, le plus sou-vent, à la fois tragiques et comiques et qu’ils résultent d’un mélange particulier de sourire mélancolique, de sagesse placide et d’humour nostalgique. L’essence de tous leurs films est toujours formée d’une ou plu-sieurs tragédies même si certains d’entre eux offrent un ton de comédie apparente : leur force vient finalement de ces extrêmes. Dans un surréalisme poétique qui ne s’éloigne jamais vraiment de la vie, toutes ces oeuvres possèdent une beauté intérieure magique qui rappelle les contes de fées. Contes de fées modernes, bien sûr, sans magiciennes ni sor-cières, mais dans lesquels vivent nos contem-porains. Cette nouvelle façon de voir la vie, comme une sphère particulière et magique, est certainement un des aspects les plus pré-cieux de leur cinéma. Ainsi, alors que leurs prolégomènes font sans doute partie des pre-mières oeuvres les plus intéressantes du cinéma yougoslave, leurs réalisations suivan-tes sont parmi les plus représentatives de la nouvelle production yougoslave. Actuelle-ment, tous les trois persévèrent dans l’agréable jeu qu’ils ont entamé avec le public il y a treize, onze et huit ans, ce jeu de la vie qui, sur l’écran se confond avec le conte de fée et où les réalités quotidiennes acquièrent une réalité nouvelle grâce à leur éclairage féeri-que qui les illumine de l’intérieur.