Salutation d’Alain Tanner

Dès Charles mort ou vif (1969), de film en film, Alain Tanner s’efforce de préciser les rapports qu’entretiennent les gens (ses con-temporains) avec le monde naturel ou social dont ils sont à la fois une partie constituée et une partie constituante. Du coup, son regard doit porter bien au-delà des motiva-tions psychologiques de ses personnages puisqu’ils participent à une Histoire en train de se faire, à une Histoire déjà faite, à une économie, à des climats (politiques, émotion-nels) qui, très précisément, conditionnent et limitent leurs aspirations individuelles et col-lectives, ou les étouffent. Coincés dans un présent que le passé détermine et un avenir apparemment privé d’espoirs (autres qu’uto-piques) fixe dans l’immobilisme, ces reclus en liberté semblent condamnés à courir sur place en rêvant de changements et de voya-ges qu’ils ont, en général, peur d’entre-prendre. Parfois, l’un ou l’autre se révolte et brise l’univers des tropismes qui l’emprisonne (Charles, justement, ou l’héroïne de La Sala-mandre), mais souvent les élans retombent à la velléité ; les habitudes et l’acceptation de satisfactions passagères, médiocres, suf-fisent à maintenir, entre les administrés et leurs administrateurs, un bon équilibre de la terreur papelarde. Quelques titres, comme les thèmes qui sous-tendent les oeuvres de Tanner, éclairent cette problématique de la claustration capitularde et du profond (et vain) désir de s’en affran-chir : Le Milieu du monde (1974), Le Retour d’Afrique (1973, vécu dans une chambre vide avant tout départ), l’imitation d’Icare que poursuit l’adolescent des Années-Lumière (1981), les utopies pédagogiques de Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976), la mise en parenthèses Dans la ville blanche (1983) du marin suisse à Lisbonne… Chaque fois, parce qu’il réagit comme un sis-mographe sensible aux imperceptibles pertur-bations de l’air du temps, aux turbulences intérieures que les citoyens nient afin de pré-server leurs tranquillisantes vanités, le cinéaste parvient à prélever sur la civilisation telle que l’exhibent les Occidentaux de la seconde moitié du xxe siècle, un morceau de tissu conjonctif qu’il place attentivement sous une loupe à la manière d’un chercheur scientifique. Il n’a, dès lors, pas la moindre obligation dramaturgique d’inventer des intrigues volontairement signifiantes, ni celle d’infléchir des sens narratifs à partir d’une organisation romanesque minutieusement préparée. Il suffit, pour lui, d’élire un lieu représentatif, puis d’examiner les mouve-ments qui le traversent ou qui se développent à sa périphérie : le réalisme, alors, y jouxte la poésie des paraboles sans pour autant virer à l’apologue démonstratif avec « moralité » donnée en conclusion. Les protagonistes ne portent pas des idées ; ils n’incarnent qu’eux-mêmes dans un contexte exactement défini ; pourtant, ils reflètent fidèlement, en un microcosme, l’état de la société, par leur façon de s’agiter ou de se recroqueviller pour survivre, par leur goût du franchissement clandestin des légalités. Ce travail sur la mise en forme de réalités ins-tables (ou trop stables, et qu’il déstabilise), Tanner l’accomplit en synthèse provisoire avec No man’s land (1985), son oeuvre la plus simple et la plus dense, emblématique abou-tissement des précédentes : la maîtrise de l’écriture dispense le cinéaste de chercher un appui sur l’anecdote. Le pluricentrisme des intrigues ébauchées s’y perd sous l’unité d’un superbe (en dépit de son intimisme) déploie-ment d’harmonies, blason du pessimisme et de profonds désirs, sur fond de sinople et d’azur. Entre la frontière suisse et la frontière fran-çaise, dans le paysage jurassien du côté de Pontarlier et des Verrières, il y a des pâtu-rages et les forêts d’un espace qui, visible-ment, n’appartient à personne : ce « no man’s land » que surveillent nuit et jour les douaniers des deux bords. Dans chacun de ces deux pays, les habitants de localités pro-ches, et néanmoins séparées, cherchent le contact. Ces frontaliers prennent le bus ou leur voiture et parcourent les monts et les val-lons : ils montrent patte blanche, c’est-à-dire leur passeport, aux fonctionnaires en uni-forme des postes de contrôle et, parfois, se livrent à la contrebande. Ils profitent de la cachette qu’offre un soutien-gorge et se mêlent au groupe qu’emmène l’autocar ; ils profitent aussi de l’obscurité, marchent dans les sous-bois, attendent aux lisières des futaies, livrés à de banales et, pourtant, péril-leuses aventures qui rapportent un peu d’argent, de quoi survivre, de quoi rêver. En attendant les occasions, ils glanent une bribe d’oubli du côté de tonitruantes disco-thèques, un instant de plaisir dans les étrein-tes. Les uns imaginent pouvoir atteindre, ailleurs, une existence différente. Les cam-pagnards souhaitent s’installer en ville tan-dis que les citadins transforment les fermes en résidences secondaires. Tout se résume à la bougeotte générale et rien, vraiment, ne se passe. Les vaches paissent ou se reposent, la brume flotte ou s’effrange dans une écla-tante lumière au-dessus des fleurs, le va-et-vient des ouvriers, des oisifs, des marginaux, des trafiquants, masque une étrange vacuité, rumination collective que trouble, vite recou-vert de silence, un fait divers provoqué par l’éruption, brusquement, d’un abcès de cette lâcheté qu’entretiennent les détenteurs de l’autorité, défenseurs des lois, flanqués de leurs hommes de main, commissaires en ron-deurs et minables dénonciateurs. Cette suite disloquée d’illustrations de notre univers privé d’exaltantes perspectives pour-rait, malgré la présence plastique des sites, glisser à la monotonie discursive ; mais —excellente composante de la mise en scène —le recours à la musique de Tony Riley et de Krishna Batt, agit comme un levain dans l’image. De leur côté, les interprètes ont reçu la tâche d’animer l’écran par leur présence plutôt que par leur participation à des simu-lacres d’actions pittoresques. Ils assument talentueusement la difficulté, surtout Jean-Philippe Ecoffey, révélation du film, qui joue avec dynamisme de son corps pour exprimer l’attachement à ce coin de terre en faisant de l’étable son refuge ou, sur son vélo de course, en fonçant par les chemins cham-pêtres : insurgé, frère de Charles ou de la Salamandre, mais ne le sachant pas claire-ment car le contexte a changé depuis les effervescents lendemains intellectuels de Mai 68. Un flux apporta des espérances. Le reflux les emporte. Observateur lucide, Alain Tanner, une fois de plus, dresse le doigt et dit à ses amis d’où vient le vent.

Freddy Buache

Alain Tanner : quinze ans déjà…

C’était à la fin des sixties. Le « vent de l’His-toire » avait soufflé fort dans les têtes, jouant à saute-mouton par-dessus la barrière des Alpes. Franchissant ces montagnes dont on sait désormais, comme il est dit dans Charles mort ou vif, le premier film de Tan-ner, « qu’elles ne sont porteuses d’aucune vérité, ni d’aucune vertu ». A Genève, la ville froide du bout du lac, Alain Tanner, sous la double brûlure de Mai 68 et de la petite musique du cinéma ,tchè-que d’avant le crépuscule rouge, était en train d’accomplir son rite de passage de la télévi-sion au cinéma, c’est-à-dire du reportage à la fiction. Ne plus prendre des personnages dans la vie, mais les inventer. Avec ce para-doxe initial : faire du cinéma de pays pau-vre dans le pays le plus riche du monde. Toute une génération (disons pour simplifier, celle du Saint-André-des-Arts…) allait se reconnaître ensuite dans La Salamandre, cinéma de rupture, cinéma en état d’urgence, émotion et théorie mêlées : Bulle Ogier-Rosemonde en marche vers sa liberté, entraî-nant dans son sillage deux escogriffes qui auraient pu s’appeler Alter et Go… Ce fai-sant, Tanner, Retour d’Afrique, marquait son territoire, ce Milieu du monde ou ce No man’s land où chacun voudrait posséder les ailes de l’homme-oiseau des Années-Lumière et se perdre Dans la Ville blanche. Neuf films en quinze ans, à cheval sur trois décennies, et toute une tribu de personnages qui continuent d’avoir des rêves, même si ces rêves se heurtent constamment aux murs du réel. Ou si l’on préfère à une frontière. C’est notamment le cas dans No man’s land, encore inédit, où tout part et tout aboutit à une auberge en forêt. Dans Messidor aussi où deux « salamandres » ne parviennent pas à échapper à l’enfermement de la géographie helvétique. Ou encore dans Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000, où Miou-Miou travaille en Suisse et dort en France… « Nous som-mes tous des frontaliers » : tel pourrait être le mot d’ordre de tous ces « traîtres à leur patrie » et autres exilés de l’intérieur. « J’ai rêvé que j’avais quitté mon bateau et que j’étais allé en ville, que j’y avais pris une chambre d’hôtel, sans vraiment savoir pour-quoi, et que j’étais resté là, immobile, à attendre. » C’est Paul, alias Bruno Ganz, le marin suisse de Dans la Ville blanche, qui écrit cela à sa femme restée au pays, comme toutes les femmes de marin. En plein rêve éveillé, donc, il fait escale à Lisbonne pour se libérer du poids de sa vie, pour se créer un espace de liberté et une part d’imaginaire, hors contraintes et routines. Cet « étranger » à la Camus est en rupture avec lui-même, comme l’était le héros (oui !) de Charles mort ou vif, sept films plus tôt. Partir, revenir… Avant le cinéaste Tanner, il y avait eu le marin Tanner. Il y aura toujours Tanner, le passeur de frontières.

Michel Boujut

Michel Boujut est l’auteur de Le Milieu du monde ou le cinéma selon Tanner (Ed. L’Age d’Homme, Lausanne, 1974).