István Szabó : de L’Âge des illusions à Colonel Redl

Jean-Pierre Jeancolas

La mise en perspective des huits longs métra-ges réalisés à ce jour par István Szabó éclaire une démarche dont il serait probablement excessif de prétendre qu’elle répond à un pro-jet conscient, à une volonté d’auteur qui sui-vrait un plan personnel : les incertitudes de la production des films, dans quelque système que ce soit, n’ont jamais permis à un réalisateur de construire une oeuvre avec la rigueur d’un Zola épuisant méthodique-ment la matière de ses Rougon-Macquart. Pourtant la mise en perspective des huit films, inscrit un schéma qui ressemble, gra-phiquement, à un entonnoir ou à une trémie inversés. Szabô se livre, en vingt ans, à une exploration du monde (et du temps) qui part du plus petit bout (l’individu, la mémoire) pour s’élargir au plus grand diamètre (la société, l’histoire). Pour la commodité de l’exposé, nous distinguerons trois saisons.
I – Moi (ou Toi, ou Lui) Du premier Istvân Szabô, on pourrait dire en adoptant le point de vue d’un cinéphile français, que c’est un François Truffaut qui aurait le sens, ou l’angoisse, de l’histoire. Dans L’Âge des illusions (1964), le cinéaste hongrois, qui a 28 ans, salue l’auteur des 400 coups d’un double clin d’oeil : une affiche (des 400 coups précisément), et la chanson que Jeanne Moreau chantait dans Jules et Jim. De Truffaut, il a la tendresse attentive, le sens du détail, le bonheur à filmer des comédiens jeunes dans le décor du quotidien. Comme Truffaut, il sait saisir les instant où l’émotion passe entre deux êtres, l’évolution d’une relation, la joie ou l’usure, la fragilité du bonheur. A la différence de Truffaut, les gens qu’il filme, qu’il crée, sont trempés (trempés comme dans un bain, et non pas trempés comme l’acier) dans le courant d’une histoire précise, présente autour d’eux et en eux : ils ont une mémoire, ils sont en situation. Les héros de L’Âge des illusions sont de sa génération. Ils terminent leurs études dans une école d’ingénieurs, ils négocient doulou-reusement le passage de la jeunesse à l’état adulte, ils sont intransigeants, ils prennent des claques, ils souffrent, ils découvrent la mort, l’amour aussi. A la fin du film des télé-phones métaphoriques les appellent : « II est l’heure de vous réveiller. » Le protagoniste, Jancsi (interprété par Andras Balint qui sera le double de Szabô dans ses trois premiers films) passe par les trois étapes de l’initia-tion : le groupe, la solitude, le couple. Il se cherche comme il cherche l’amour, en se trompant, en tâtonnant. A la fin du film on peut supposer qu’il a trouvé, qu’il s’est trouvé, qu’il s’est reconnu. Le film com-mence par un chaos d’images (plans « à sélectionner » dans un studio de télévision), et se structure autour d’une séquence où des images sont organisées : Jancsi et son amie assistent à la projection de documents qui résument l’histoire de la Hongrie. Leur his-toire de la Hongrie : le fascisme, la fin de la guerre, le stalinisme, 1956. En contre point, ils s’interrogent sur leur propre des-tin dans ces journées cruciales. D’autres sont partis, eux sont restés. Ils ont été tragique-ment responsables à un âge où personne n’est préparé à un choix vital (faut-il rappeler que l’interrogation sur le choix de 1956 court à travers tout le cinéma hongrois, celui de la génération de Szabô qui l’a vécu, ou celui de la génération d’après qui essaie de compren-dre : voir Le Temps suspendu de Peter Gothar). L’âge des illusions n’est pas un âge d’innocence. Pas là. C’est aussi un âge de foisonnement, de mouvement, de fébrilité parfois désordonnée. Le « trop plein » qui lui a été reproché, cette abondance de nota-tions fréquente dans un premier film, déter-minent une écriture rapide, une construction en séquences brèves, abruptes, nouées par un commentaire off, que Szabô maîtrise avec élégance. Le film s’équilibre sur un fil ténu, mais soigneusement tendu entre le réalisme critique et le romantisme. Szabô est dans le siècle. Père (1966) élargit le cadre. Il s’agit toujours d’un double du cinéaste (il s’appelle Tako —toujours interprété par Andras Balint), mais Szabô le confronte à l’image paternelle. Tako était encore un enfant à la fin de la guerre. On lui avait dit que son père était mort, et que c’était un héros. Pendant son adolescence, il s’est construit un père à la mesure de ses besoins. Un père qui grandis-sait avec lui, qui s’adaptait aux situations que lui, le fils, devait affronter. Jusqu’au jour où il a aimé une fille. 11 a tenté de l’entraî-ner dans ses fantasmes, de lui faire partager le culte qu’il avait fabriqué. Et les images sont devenues vaines, alors il a cherché la vérité, il a enquêté, il a construit une autre image de ce disparu. Une image banale, quo-tidienne, celle d’un père ordinaire. Père est un film sur l’imaginaire. Mais sur un imaginaire en situation. L’enfant produit des figures du père en intégrant ce que l’épo-que lui fournit : ici les images convenues de la guerre telle que le cinéma stalinien l’a racontée, et on voit un père héroïque qui ridi-culise les fascistes ou la gestapo, là ses pro-pres souvenirs d’enfance, et on voit des centaines de portraits du père brandis par des pionniers comme les portraits de Staline dans un défilé du lei mai. Le passé est politique. Le passé n’est pas froid. 11 investit le présent, avec une puissance d’émotion plus forte que la fiction du film. Quand, dans la mémoire de Tako, le père pousse un tramway dans les rues de la ville en train de se libérer, et que ce tramway inerte, mis en mouvement par la force de bras de plus en plus nombreux, couvert d’informations, d’avis de recherche de disparus, chargé de musiciens, entouré d’une foule surgie des ruines, devient le lieu fraternel de la renaissance. Ou quand dans la vie réelle de Tako un autre passé remonte, intolérable et conflictuel celui-là : il est figu-rant sur le tournage d’un film, noyé dans une foule qui doit traverser le Danube. Le pont est long. Ils sont déguisés les uns en juifs, les autres en policiers qui les encadrent. La jeune fille qui deviendra sa femme a un mou-vement de pudeur pour cacher l’étoile jaune qu’on a cousue à son vêtement. Après ils par-lent, elle dit sa honte d’être vraiment juive. Dans la Hongrie des années soixante. L’écriture de Szabé se fait délicate, précise : sans prendre jamais ses distances d’une réa-lité qui le brûle, il parvient à éviter le pathos. Il fractionne la réalité (le temps), il s’échappe un bref instant dans l’onirique, il se protège par l’humour. Il collectionne les objets (les authentiques souvenirs de son père) qui deviendront des figures imposées de ses films ultérieurs : le manteau de cuir, la trousse du médecin, un stylo, une montre, des lunettes à petite monture ronde. Mais les lunettes sont démodées, probablement inadaptées, elles lui vont mal. C’est son amie qui le lui fait remar-quer. Il les abandonne. Le présent est en train de vaincre le passé. La fin de Père est ambiguë. Pour se révéler à lui-même, pour s’affirmer, Tako s’impose une épreuve : tra-verser le Danube à la nage. Un mouvement d’appareil sarcastique (ou pudique, c’était le temps des « métaphores ouvertes ») casse son jeu. Ils sont une foule dans le fleuve. Le film ne doit pas se terminer sur un moment d’effusion. Szabô s’en tire par un clin d’oeil narquois. A qui l’adresse-t-il, sinon à lui-même ? Plus qu’aucun de ses films, Père est un miroir qu’il a taillé à sa mesure, par besoin de se reconnaître. Un film d’amour (1970) est une variatic4i sur le même thème. Les souvenirs d’une enfance budapestoise, les souvenirs de 1956, la réa-lité de l’exil. Le héros (Jancsi, toujours Andras Balint) vit à Budapest, dans le temps présent de 1970. Il obtient un visa, il fran-chit la frontière, il va en France, dans une Provence improbable, pour revoir Kata qu’il a aimée, d’abord comme une camarade de jeux, puis d’un amour d’adolescent, au temps de leurs études. Elle est partie en 1956, il est resté. Il passe quelques jours près d’elle, un temps compté. Il hésite (devenir un émi-gré comme ceux qu’il voit vivre autour de Kata, ou rentrer au pays). Kata a sa vie en France, lui a sa vie en Hongrie. Il prend le train, passe par Paris (le temps de changer de gare, de courir jeter un regard intense sur deux boulevards qui se croisent devant la gare de l’Est), il rejoint Budapest. Il est adulte.
Le bagage de la mémoire est maintenant familier. La madeleine de Szabô, c’est ce bric à brac d’accessoires liés à la figure paternelle du film précédent. Ce sont les trams jaunes (Un film d’amour est son premier film en couleur), une carpe prisonnière dans une bai-gnoire. Le film n’a pas la puissance d’émo-tion de L’Âge des illusions ou de Père. Trop fragmenté peut-être : à la parcellisation du temps (les multiples retours en arrière) s’ajoute l’éclatement de l’espace : la Hongrie et la France, le dedans et le dehors, Buda-pest et la diaspora. Szabô ne se laisse pas le temps de développer les scènes. L’émotion se brise. Le procédé affleure. L’âge de l’autobiographie, l’âge du double, de Balint endossant la tunique (et la mémoire qui colle à la tunique) de Szabô est révolu.

2 – Nous (ou Eux) La caméra recule, le cadre s’élargit. La voix brisée devient un chant choral. Les souve-nirs personnels se fondent dans la mémoire collective. Dans 25, rue des Sapeurs (1973), qui se souvient ? Une maison, un vieil immeuble budapestois voué à la démolition prochaine, par une nuit d’été lourde, une de ces nuits de rumeurs et d’insomnie qui excite et abat les sens, simultanément. Les locatai-res de l’immeuble revivent en désordre des moments du passé, ou les rêvent. Les ima-ges (de la guerre, de la libération, des années cinquante) se mêlent aux obsessions du pré-sent. La fantaisie s’installe, degré premier du fantastique. Les images de la mémoire se dérobent. L’imagination prend le relais : l’imagination, la folle du logis… On retrouve au hasard des fragments de temps (temps réel ou temps mythique, temps rêvé ou vécu, qu’importe) la trousse du médecin, le manteau de cuir, les lunettes ron-des ou la carpe, le tram jaune aussi. Mais épars, défaits de la mémoire totalitaire du cinéaste. 25, rue des Sapeurs (qu’Istvàn Szabô a préparé deux ans plus tôt par un court métrage au titre explicite : Rêve d’une maison [Alom a hazrolJ) est un film sans sujet, au sens syntaxique du terme : un film sans « moi je ». Istvân Szabô fond ses sou-venirs dans la mémoire de sa ville. Contes de Budapest (mal accueilli à Cannes en 1977) prolonge la même veine, en accen-tuant la dimension allégorique d’une aven-ture unanimiste. Dans un paysage non situé, une Europe dévastée par la guerre, des « per-sonnes déplacées » comme on disait en 1945, découvrent en pleine campagne l’épave d’un vieux tramway, jaune naturellement. Elles le redressent, d’abord pour s’en faire un abri contre la pluie, puis quelqu’un suggère de le à poser sur des rails proches. Et comme les rails conduisent nécessairement quelque part, vers une remise qui devient le but mythique, tous entreprennent de pousser l’engin. Le tramway devient le rocher de Sisyphe. D’un Sisyphe pluriel, constamment renouvelé : une humanité complexe se forge et se révèle à son contact. Héroïques ou crapuleux, hum-bles, ordinaires, des humains qui affrontent les épreuves d’un chemin (de fer) initiatique. Le film est situé dans un hors temps délibéré. Mais le tram est du temps de Szabô. On l’a trop vu dans ses autres films pour l’ignorer. Le tram de Père était déjà fédérateur d’une conscience collective neuve, émue. Celui des Contes, moins daté, moins lié aux images factuelles de la libération de Budapest, n’en est que plus lourdement chargé de sens : il est le pays qu’il faut refaire, le seul élément de permanence et de continuité que chacun se doit de maintenir. Dans les nombreux entretiens qu’il a donnés à la presse lors de la sortie du film, Istvân Szabô a toujours insisté sur cette dimension morale, au demeurant assez banale : « le tram symbolise le fait que le véritable com-bat consiste à continuer à pousser le véhi-cule » (c’est lui qui souligne). Et encore : « Il ne s’agit pas de la description d’événements concrets, mais en quelque sorte d’un concen-tré de l’expérience, des expériences humai-nes. .» Certes. Mais par bonheur les êtres vivants sont, chez Szabô, toujours un peu plus que des personnages de contes. Même quand nous ne savons rien d’eux, ils nous touchent. Ils sont faits de chair, de sang et d’émotions immédiates. Le long binoclard maigre qui se couche sous une traverse pour permettre le passage du tram sur une voie effondrée, et qui en meurt, c’est Zoltan Hus-zarik , l’aîné de la première génération du Studio Belâ Balâzs, le cinéaste trop rare de Szinbad, disparu en 1981.

3 – Eux, ou la dimension romanesque Dans Confiance (1979), on voit parfois pas-ser un tram jaune, de l’intérieur d’une cham-bre, à travers des rideaux qui filtrent les images du monde extérieur. Confiance, c’est l’adieu au tram : Istvân Szabô s’extrait du monde de ses souvenirs. Jusque-là, il a tiré de lui-même la matière humaine de tous ses films. A partir de là il s’essaie à construire un univers autonome et cohérent, celui de la fiction romanesque. Vidé, ou lavé des cristaux et des scories brû-lants de son expérience unique, il peut s’ouvrir à une autre dimension : le poète élé-giaque, l’historien trop ému, le conteur atten-dri ou sentencieux, s’effacent devant le romancier, donc le démiurge. Dans Confiance, l’auteur est encore con-traint. L’histoire qu’il raconte est une his-toire à deux personnages, dont l’essentiel se passe dans un lieu clos ; la chambre où deux clandestins (en 1944) sont contraints de se faire passer pour mari et femme. Lui est marié, elle aussi. Ils se méfient l’un de l’autre, ils s’épient, se reprennent dès qu’un mot, un geste authentique leur a échappé. Le temps pèse, le confinement devient étouf-fant. Quand un rapport vrai — l’amour —s’est établi entre eux, la libération de la ville les sépare. Ils ne se connaissent que sous leurs noms de guerre. Ils se cherchent en vain, ils sont perdus l’un pour l’autre. Le roman tient encore de la fable. Sur la dif-ficulté de communiquer (le film renvoie à la littérature de l’absurde de nos années d’après-guerre), l’isolement, l’incompréhen-sion. Lors de sa sortie, en 1980, nul n’avait remarqué un thème que Szabô y esquissait : la difficulté d’être sous une identité d’emprunt, le déchirement de l’individu qui doit porter un masque. Qu’est-ce que c’est que devoir être un autre ? Cette question sous-tend les constructions plus élaborées, plus riches, foisonnantes, de Mephisto et de Colonel Redl. Mephisto et Redl, c’est d’abord une muta-tion dans le mode de production. Istvân Szabô dispose pour la première fois de bud-gets considérables, qui lui permettent des tournages longs, des décors multiples, des comédiens internationaux. La matière même des films en est différente. Les deux films sont des co-productions (entre le studio Objektiv à Budapest et Manfred Durniok en Allemagne fédérale). Mêmes scénaristes : Ist-vân Szabô et Peter Dobai. Même responsa-ble des éclairages et de la photo : Lajos Koltai. Même acteur superbe enfin : Klaus-Maria Brandauer. Le scénario de Mephisto (1981) est construit à partir de la personnalité du comédien alle-mand Gustav Gründgens, analysée dans un ouvrage de Klaus Mann en 1936. Gründgens avait été lié aux mouvements de la gauche allemande avant 1933 (au cinéma, on le ren-contre dans Liebelei de Max Ophuls ou dans M de Fritz Lang). En 1933 il fait allégeance aux nouveaux maîtres et devient un metteur en scène quasi officiel du régime nazi. Dans le scénario de Dobai et Szabô, comme dans le livre de Mann, l’acteur, Hofgen, fonc-tionne à l’ambition. Il obéit à une sorte de rage narcissique qui le conduit vers les som-mets du vedettariat. Il donne des gages au pouvoir (concentré dans le pouvoir du « Général », qui tient de Goebbels et de Goe-ring, führer de la culture épurée et grand manipulateur d’hommes), endosse l’habit (et le masque, nous sommes dans le monde du théâtre, du faux semblant, du déguisement) qui convient aux puissants qui le flattent, le compromettent, le domestiquent. Aux der-niers plans du film, Hofgen est un pantin dans un cercle de lumière, qui doute et qui hurle son angoisse : « Je ne suis qu’un comé-dien. » Il a vendu son âme pour s’identifier à Méphisto sur les planches, mais c’est le drame de Faust qu’il doit vivre dans sa per-sonne privée. Szabô avance protégé par l’emballage même du film qu’il réalise. Le référent historique, l’imagerie que ce référent impose (l’époque nazie, les étendards, les croix gammées et la sculpture arnobrekerienne) fonctionnent comme une couverture qui amortit l’inquié-tude qui devrait sourdre de cette histoire d’intellectuel placé devant les conséquences de son choix existentiel. Les signes faciles masquent le sens. Le succès du film, notam-ment dans les pays anglo-saxons, a été pour une part un succès d’équivoque : il glissait sur le même tapis que Le Dernier Métro de Truffaut. Avec Colonel Redl (1985), Szabô abaisse ses défenses et s’expose à découvert. L’affaire Redl (le suicide, en 1913, d’un jeune officier supérieur de l’armée austro-hongroise, pro-che du pouvoir et promis à une carrière bril-lante) intrigue les historiens et les écrivains (Stefan Zweig, John Osborne) depuis trois quarts de siècle. Le Redl du film est un per-sonnage construit, qui emprunte des traits au suicidé de 1913, mais qui doit beaucoup aussi à l’imagination des deux scénaristes. Pauvre, boursier, acharné à conquérir un rang dans la société figée du vieil empire, Redl est chargé de découvrir, voire de fabriquer, un complot dont la répression permettra de sou-der l’unité de l’armée. Il établit, avec l’archi-duc héritier, le profil du comploteur idéal, il le précise jusqu’à ne pouvoir inscrire qu’un nom sous le portrait robot : le sien. Le piège se referme. Redl est rejeté par la caste. Il se tue. L’efficacité du film repose sur la tension entretenue par la rigueur du scénario et par l’interprétation exaspérée de Klaus-Maria Brandauer. C’est cette part de l’acteur qui révèle le vrai sujet du film, l’identité. Redl court éperdument après une image de lui-même qu’il a fabriquée de toutes pièces. Il s’acharne à ne pas être ce qu’il est, le fils du cheminot. Il veut être le fils de ses oeuvres, celui qui s’est fait lui-même. Absolument. Redl, comme l’acteur de Mephisto, endosse une peau neuve qui satisfait en lui une volonté de puissance certaine, mais qui l’aide surtout à cicatriser une vieille blessure. Il la fabrique et l’endosse en composant avec le pouvoir. En servant un pouvoir fatalement plus fort que lui. Le cinéma de Szabô demeure un cinéma politique. Colonel Redl, enfin, encore plus que Mephisto, est le film d’un créateur parvenu à une sorte de maturité. Sa mise en scène est ample et précise, elle respire. Szabô maîtrise les longues séquences où évoluent des comé-diens nombreux, sur fond de foule éventuel-lement. Le film est riche de personnages secondaires, vivants, comme de détails pré-cis qui renvoient de l’Autriche Hongrie des Habsbourg, non pas l’image nostalgique et fascinée à la mode dans notre fin de siècle, mais une image dure — celle d’un système impitoyable qui ne tient debout que par sa rigidité. Le rituel hiérarchique mis en scène par Szabô (saluts, claquements, géométrisa-tion et froideur des lieux et des corps dans ces lieux) définit le mode et le temps du film, comme le gris des uniformes et les couleurs livides des bureaux et des casernes. Il y a près de vingt ans, avec Miklés Jancs6, le cinéma hongrois abordait des rivages neufs, inventait une écriture singulière, uni-que, inouïe, un mode de récit allégorique ou chorégraphique qui concentrait l’angoisse du poète confronté aux images du pouvoir. Aujourd’hui Istvân Szabô, dont les préoc-cupations ne sont pas éloignées de celles du maître de Psaume Rouge, en revient à un classicisme (viscontien ?) du découpage et de la mise en scène. Ainsi va le cinéma, en Hongrie aussi.