Smita Patil : la reine intouchable

Vijay Singli (Traduit de l'anglais par Martine Millon)

« Je venais de terminer un travail à Poona. Il était assez tard, un peu après minuit. La nuit avait quelque chose de sauvage, on y décelait un parfum d’aventure et de peur. J’étais au moins à quatre heures de route de Bombay. D’abord hésitante, je songeai que ma journée de demain serait fort chargée et décidai donc de partir sans plus tarder. J’aime conduire seule dans la nuit. Le pay-sage qui défile, cette danse d’images présentes-absentes libère mon imagination. Le gémissement monotone et inquiet du vent comme une berceuse, sa caresse sur mon visage plus douce qu’une main frôleuse, la nuit chaude, la vitesse, tout concourait à ma griserie… Je ne devais pas être très loin de Poona lorsque je devins la proie, comme si j’avais été ensorcelée, d’une obsession étrange, urgente, irrésistible, fantasme ou rêve, je ne sais. Je me trouvais sur une col-line où nous avions récemment tourné un film — un film auquel je suis très attachée. L’obsession était simple : je voulais passer la nuit sur cette colline, seule sous le ciel noir, sur ce sommet désert. Comme la voiture ne pouvait accéder au sommet, je la garai sous un arbre et m’engageai dans un petit sentier poussiéreux bordé de sombres buissons sen-tant l’humidité. La forêt était baignée de lune. Au loin, les branches nues des arbres inscrivaient sur le ciel des gribouillages d’enfant. On ne distinguait guère sous la lune moqueuse que mon ombre frissonnante et craintive. Enfin j’atteignis le sommet… quel silence alors… loin de Bombay, loin de Poona, loin du monde, loin de mon ombre même, le temps n’existe plus, et l’on sait pourtant que cela ne durera que l’espace d’un rêve. J’accueillis en moi cet instant et m’offris à la nuit, me laissai envelopper et dissoudre par elle, ma chair baignée de sa musique. Bientôt, la nuit pâlit et reflua len-tement pour faire place à un soleil tru-culent. » Assise au bord d’un kalamkari disposé sur une natte de corde, tandis que de ses mains éloquentes elle semblait modeler ses souve-nirs, Smita, abîmée dans son passé comme dans une profonde caverne aux multiples replis, esquissait les contours de sa vie, cette somme d’expériences et de pensées intuitives qui ont fait d’elle une actrice qui a laissé sa marque personnelle, telle un délicieux auto-graphe, sur le cinéma marginal indien. Tous ceux qui ont vu Smita dans Le Barat-tage, Le Rôle, Cercle vicieux, n’ont pu qu’être frappés de ce que la jeune actrice incarne toujours des rôles où il s’agit d’expri-mer l’angoisse d’une certaine catégorie sociale longtemps baîllonnée, torturée, refoulée dans les poubelles de l’histoire. L’apparente uniformité de l’ensemble de ses prestations cinématographiques est-elle due au manque d’imagination de ses metteurs en scène ou est-ce l’actrice qui est stéréotypée ? « Beaucoup de mes rôles, de mes gestes, l’espace dans lequel ils baignent, trouvent leur source dans le monde de mon adoles-cence. Je suis issue d’une famille socialiste.
Le mouvement socialiste peut se définir de manière très simpliste par un certain huma-nisme, un intérêt pour les pauvres, un amour pour le monde artisanal et rural qui suc-combe sous les coups de butoir de la moder-nisation, un sentiment de solidarité vis-à-vis de cette vaste couche sociale des « intoucha-bles ». Mes parents n’ont cessé de m’encou-rager à militer, à m’engager dans des pro-jets visant au progrès social. Adolescente, je me suis donc enrôlée dans une organisation du nom de « Rashtriya seva dal », qui don-nait de temps à autre des spectacles à mes-sage, reflétant l’idéologie de ses dirigeants. Ce groupe constitua pour moi, moins ‘un tremplin pour pénétrer dans le monde théâ-tral, qu’un instrument de prise de conscience, qui m’initia aux souffrances et à la misère de certaines catégories du peuple indien. Les longs voyages que je fis à travers le pays, dans des trains bondés, ou des cars bons pour la ferraille, parcourant les villes surpeuplées, comme les villages les plus reculés, tout cela me familiarisa avec une autre Inde, une Inde refoulée par la bonne conscience des classes dirigeantes. Cette expérience se révéla essen-tielle : je découvris peu à peu le peuple indien, ce peuple affamé et extatique, et cette révélation transforma toute ma vision du monde. Ce fut comme une seconde nais-sance, un renouvellement radical de tout mon être. Pendant toute cette période, ce n’était pas le théâtre populaire qui m’inté-ressait en premier lieu. Ma passion, à l’épo-que, c’était l’athlétisme. J’envisageai une carrière d’athlète. Mais une catastrophe sur-vint : je tombai malade, et les médecins m’interdirent la pratique du sport. Sans ce problème de santé, jamais je ne serais deve-nue actrice. » Après sa scolarité, elle s’installa à Bombay où une série de hasards heureux lui vinrent en aide. Sa soeur l’encouragea à se présen-ter à une audition pour la télévision de Bom-bay et elle fut choisie. Elle devint bientôt assez populaire. On vantait le charme de son sourire. Un beau jour, Shyam Benegal lui proposa de tourner dans un film pour enfants Charandas Chor et, peu après, elle fit avec lui son premier long métrage L’Aube, ce qui veut dire « la fin de la nuit »… L’Aube marqua le début du succès et de sa gloire naissante. Le Barattage suivit de près (1976) : elle y interprétait une « intoucha-ble » dont elle traduisait, par des gestes vibrants et l’éloquence de sa voix métallique, l’angoisse et la fierté plébéienne tout à la fois, sachant suggérer tout un monde d’un seul regard, lourd de pensées inexprimées. Dès Le Barattage, Smita annonce la star à venir en révélant la remarquable qualité de sa pré-sence à l’écran. Elle tourne ensuite Le Rôle (1977), qui est la réelle histoire d’une femme décidée à se faire un nom dans le cinéma des années qua-rante. Le film raconte le combat acharné que l’héroïne dut mener pour atteindre ses fins, dans une société qui oppresse les femmes, une société dominée par la loi, la morale et les valeurs des mâles. Smita, qui se sentait proche de cette thématique, interprétation le rôle avec une grande aisance et un parfait naturel. Dans Le Cri du blessé, elle justifia pleine-ment à nouveau la confiance qu’avait placé en elle Govind Nihalani. Dans ce film de 144 minutes, sa présence à l’écran n’excède pas quatre minutes, et pourtant pendant ces quelques minutes, elle réussit à s’imposer avec une telle force que sa présence invisi-ble se fait sentir tout au long du film. Et dans ce plan d’environ cinq secondes qui montre son visage à demi éclairé par la flamme ambi-guë d’une lampe à pétrole, la douce expres-sion qui se lit sur son visage capte en quel-ques secondes tout le tragique du scénario, et ce, avec une totale simplicité, un manque complet de dramatisme. La fin de la nuit que semblait prophétiser L’Aube se traduisit pour Smita par une ava-lanche de récompenses cinématographiques, d’invitations internationales et de contrats. Elle travailla avec les metteurs en scène les plus prestigieux, Shyam Benegal, Mrinal Sen, Satyajit Ray, ainsi qu’avec de jeunes cinéastes encore obscurs. « Jusqu’au Rôle, je faisais mon métier comme une somnambule, c’était comme un voyage dans un rêve. Je n’ai jamais pensé une seconde que je deviendrais célèbre à l’écran. Je n’avais reçu aucun entraînement, ni de la voix, ni du corps. Je n’avais pas fait d’école de cinéma. Quant au théâtre, je ne m’y suis jamais sentie très impliquée. Je n’étais même pas cinéphile : à l’époque, je n’avais pas dû voir plus de quinze ou vingt films hindis ! Quand j’ai reçu le prix de la meilleure interprète féminine pour Le Rôle, je n’en revenais pas, je ne voulais pas y croire. Ce n’est qu’après ce film que j’ai décidé de devenir une actrice professionnelle, et c’est alors que je me suis sérieusement mise au travail pour apprendre à donner une forme esthétique à mes expériences vécues, pour apprendre à styliser la matière de ma vie et en faire de l’art… Je suis une actrice instinctive, la seule force que je me recon-naisse, c’est ma spontanéité. Une fois que j’ai intériorisé un rôle, je m’appuie entièrement sur mes intuitions, sur ces émotions qui mon-tent du plus profond de mon être et qui s’incarnent dans ma voix et mes gestes. Je n’ai jamais eu l’impression de jouer la comé-die. D’ailleurs, je ne sens pas la présence de la caméra. La manière de jouer d’aujourd’hui est terriblement aliénante pour le comédien ; il joue comme on lui a ensei-gné à jouer. Je préfère de beaucoup ces éco-les plus anciennes selon lesquelles jouer est une manifestation de l’être, une expression créatrice de la sensibilité. Quelqu’un a dit : « le dépouillement est notre principe ». Oui, nous les autres, il nous faut devenir une pure conscience dépouillée sous l’oeil de la caméra. Ce jeu instinctif, pour lequel j’avais des dis-positions et qui avait fait mon succès dans le cinéma marginal, fut la raison de mon échec initial quand je voulus me faire une place dans le commercial. Ce cinéma-là n’a pas besoin d’acteurs qui éprouvent des émo-tions, ni d’un jeu subtil. Le comédien doit s’effocer de se plier à une certaine image sté-réotypée dont la caractéristique essentielle est sa valeur marchande. C’est en travaillant pour cette gigantesque industrie que j’ai compris les limites du jeu purement instinc-tif. Les émotions, le vécu, sont de précieux dons du hasard, mais ils ne sont pour l’acteur qu’une matière qu’il lui faut sans cesse tra-vailler, remodeler. Comme un kaléidoscope créant indéfiniment de nouvelles formes à partir des mêmes cristaux. J’ai longtemps résisté à l’attrait du commercial. En fait, je ne me suis laissée tenter que par nécessité. Il y a quelque temps, je m’aperçus que cer-tains metteurs en scène non commerciaux pour lesquels j’avais travaillé cessaient de m’employer dans leurs plus grosses produc-tions, parce qu’elles avaient besoin de grands noms pour vendre leurs films sur un marché relativement hostile au cinéma parallèle. Je réagis en me tournant vers le commercial pour tenter de m’y faire un nom, tout en tou-chant un plus grand public. J’espère aujourd’hui, peut-être en vain, mais j’espère tout de même, que ce même public qui m’apprécie dans les gros succès de box-office viendra un jour me voir dans mes meilleu-res prestations de films d’auteur. Les cachets sont plus importants dans le commercial, c’est vrai, mais il ne faut pas oublier que ceux du cinéma parallèle sont fort maigres et par-fois inexistants. Mais j’ai beau n’être à pré-sent bien intégrée au cinéma commercial, je reste ouverte aux projets qui séduiront mon imagination. » On frappe à la porte. Sa mère lui apporte une lettre qu’elle se met à lire, les yeux brillants : « C’est un mot de Manekda, Satyajit Ras . Quel homme, c’est vraiment le plus grand de tous ! » La conversation se poursuit. Elle parle de se passions, de ses craintes, de ses rêves. Elle parle de son récent intérêt pour les question, féministes et de son désir d’engagement : Inde, il y a au moins une femme par jour qu est brûlée pour cause de dot insuffisante. EIIL parle de Paris avec nostalgie… Il est temps de prendre congé. Dehors, la pluie se déchaîne sur une Bombay déserte..