Un témoin : Lotte H. Eisner

Dominique Païni, avec la collaboration documentaire de Marie-Claire Cambou

Emigration ? Le poète Heinrich Heine qui avait pourtant choisi de quitter l’Allemagne en parle dans un beau poème empreint de nostalgie : A l’étranger : « J’ai eu une fois un beau pays… » Déraciné comme le grand metteur en scène Fritz Lang qui, même s’il était Autrichien, considérait l’Allemagne comme sa vraie patrie, le pays qui a tant marqué ses films. Je me souviens qu’il me raconta sa fuite éperdue vers la France, le jour où Goebbels l’a fait venir pour le choisir comme le « Führer » du cinéma allemand. Réaliser un film en France, Liliom, avec la collabo-ration de son vieil ami Erich Pommer, pour la Fox française, était un moyen pour lui de s’enraciner à nouveau. J’étais allée avec Lang aux Puces pour qu’il puisse s’inspirer de l’atmosphère typique-ment parisienne. J’avais assisté au tournage dans cet endroit resserré, proche des fau-bourgs, que Paul Colin, le célèbre affi-chiste, avait conçu pour lui, cette foire colo-rée et mouvementée où tournait inlassable-ment le manège avec ses lanternes multiples qui faisaient saillir ce clair-obscur familier à Lang. Emigration ? La situation fut peut-être dif-férente pour Max Ophuls. Il n’avait tourné que lors du parlant et était parti de l’Alle-magne le jour même où sortit en 1933 à Ber-lin son film, Liebelei, film subtil et raffiné qui devait le rendre célèbre. Né à Sarre-bruck, il avait, quand la Sarre fut reprise par les Allemands, opté pour la France. On retrouve dans son film, Tendre Ennemie, certaines qualités subtiles de Liebelei. L’invasion nazie le fit émigrer aux USA. C’était un homme charmant, discret, que j’ai bien connu après la défaite de Hitler lorsqu’il est revenu en France. Ses films La Ronde, Le Plaisir qu’on a jugés souvent gri-vois avaient quelque chose de mélancoli-que. Et lorsque son Lola Montes fut trans-formé et défiguré par un montage malhabile et incompétent, j’ai souvent pensé qu’il en était mort prématurément à Hambourg. Troisième émigré : Robert Siodmak — j’ai fait sa connaissance comme celle de Billy Wilder à Berlin lorsqu’il signa avec Edgar Ulmer un film plein de fraîcheur où il utili-sait des acteurs non professionnels : Les Hommes le Dimanche (1929). De passage à Paris;, il poursuivit son émigration vers les Etats-Unis, lors de l’invasion nazie, pour y apprendre solidement son métier. Extrait du bulletin édité par le Goethe Institut à Paris, à l’occasion de l’exposition Emigrés fran-çais en Allemagne, émigrés allemands en France.
La programmation dans le cadre du Festival de La Rochelle 1983 intitulée : « Une étape française dans la carrière de… » continue en quelque sorte le travail amorcé aux Ren-contres de Saint-Etienne (février 1983) sur les spécificités esthétiques du cinéma fran-çais. Il s’agit cette fois non plus d’interroger ce qui semble relever d’éléments irréductibles de notre culture nationale, mais plutôt de tenter d’étudier comment notre cinéma a digéré des apports extérieurs pour se particulariser.

Une sélection de Dominique Païni

Quand on plonge dans les histoires du cinéma français qui décrivent plus particu-lièrement les années 30, nous sommes frap-pés de constater que leurs auteurs décrivent cette période comme caractéristique d’un génie spécifiquement français. Ce que nous avons coutume d’appeler aujourd’hui le réalisme poétique français, autrement dit approximativement cinq années — de 1935 à 1940 —, paraît émerger sans autres raci-nes et sans autres causes que celles attri-buées aux talents poétiques de quelques écrivains-poètes et de quelques cinéastes en rupture avec la qualité moyenne du cinéma français de cette époque, « cinoche vaude-villesque du samedi soir… » Ajoutons à cela que le contexte politique et social, sinon économique, a constitué une explication très mécanique d’une esthétique de la fatalité dont l’expressionnisme noir n’a pas paru insolite à la plupart des histo-riens du cinéma français. Pourtant les films de Duvivier, de Carné, de Chenal ou de Grémillon ne nous semblent pas surgis d’une filiation évidente. Cette présentation d’une programmation qui ras-semble six cinéastes doit permettre l’hypo-thèse que la période louangée comme celle des « années d’or » du cinéma français, a trouvé un’ certain nombre de ses aspects les plus caractéristiques dans l’influence de cinéastes étrangers dans leur étape française forcée par les circonstances historiques. Le choix de ces six cinéastes n’est pas exhaustif. Il nous semble néanmoins révéla-teur des différents cas de figure de l’exil et du passage par la France qu’ont connus des cinéastes d’Europe orientale avant de rejoindre pour la plupart Hollywood. Les uns font un seul film et ne paraissent pas trouver en France de véritables conditions pour la continuité de leur projet esthétique et partent rapidement aux USA (Wilder, Trivas, Fritz Lang). Les autres entament un début de carrière française (Siodmak, Kurt Bernhardt) et continuent leur fuite aux USA pour échapper aux nazis qui envahis-sent la France. Certains vont jusqu’à tenter une véritable intégration dans le cinéma français, y compris en se faisant naturaliser, mais sont également contraints à l’exil amé-ricain par la poussée nazie (Max Ophuls). Quand on visionne en continuité les six films réunis par la présente programmation, il est évident que ces cinéastes ont apporté avec eux des expériences cinématographi-ques ou théâtrales qui, si nous nous réfé-rons aux dates de réalisation de leurs films en France, permettent de préciser notre hypothèse. Ces cinéastes de culture à dominante alle-mande ont trouvé en France un humus favorable pour que leurs apports fertilisent le cinéma français des années 30. Politiquement, la société française de ces années ne connaît pas le même type de pré-cipitation autoritaire que les autres pays européens. Pendant longtemps la bourgeoi-sie française peut en effet continuer d’imposer sa domination dans le cadre d’une certaine légalité républicaine qu’un mouvement ouvrier aux traditions révolu-tionnaires anciennes défend face aux périls fascistes contemporains. Il faut en effet se souvenir que sur un fond de crise économi-que générale, l’Europe connaît, à l’aube des années 30, le raz-de-marée auquel le dis-cours historique a laissé le nom métaphori-que de « peste brune » : — Mussolini en Italie (1922) — Le Régent Paul et son parti national en Yougoslavie (1932) — Monarchie établie en Grèce (1935) — Salazar au Portugal (1933) — Ecrasement du mouvement des Asturies espagnoles (1934) — Parlement et parti dissous en Estonie (1933) — Ulmanis gouverne avec le titre de « Füh-rer » en Lettonie (1933) — Gombos et Imredy en Hongrie (1936) — Les « Colonels » en Pologne (1935) — La dictature royale du Roi Boris et du général Gheorgiev en Bulgarie (1934) — Dolfüss en Autriche (1933) — et, bien entendu, Hitler en Allemagne (1933).
Ce raz-de-marée contraint donc un certain nombre d’artistes à se réfugier dans la pointe extrême de l’Europe occidentale encore épargnée. Laissant derrière eux un certain nombre d’expériences révolution-naires avortées (les Spartakistes en Allema-gne par exemple), ils trouveront dans leur étape française un contexte d’affronte-ments sociaux au sein desquels l’action des partis politiques et des syndicats ouvriers crée les conditions pour que des fictions lit-téraires ou cinématographiques intègrent le personnage du prolétaire, favorisent le récit épique à connotations sociales et un certain type d’aventuriers plus désespérés que ceux habituellement en vogue dans les films fran-çais de cette époque.
Si durant cette période quelques cinéastes comme Carné, Clair, Pagnol, Vigo ou Renoir reflètent déjà dans leurs films un certain nombre d’éléments fictionnels résul-tant des transformations sociales et politi-ques de la France (Nogent, Eldorado du dimanche, 1930 ; Boudu sauvé des eaux, 1932 ; A nous la liberté, 1932 ; l’Atalante, 1934…), c’est toujours en fonction d’un regard plus impressioniste, pittoresque, sen-timental, teinté d’anarchisme social ou de « rimbaldisme ». Dans la plupart des films de cette première partie des années 30 on ne remarque que rarement le souffle narratif, le baroquisme de l’univers et l’irrémédiabi-lité des destins entravés des personnages, que l’on admire chez les cinéastes français — y compris ceux déjà cités —, après le pas-sage des cinéastes exilés. Nous pouvons supposer que des échanges de sensibilités auraient pu s’opérer à la faveur des doubles réalisations franco-allemandes courantes à cette époque. En fait, on s’aperçoit dans de nombreux cas (Albert Valentin, Pabst…) que les cinéastes adaptèrent les mêmes sujets aux spécificités de la culture nationale à laquelle ils s’adres-saient (cf. l’Opéra de quat’sous). En revan-che, c’est souvent avec toute la charge inté-rieure d’amertume et de nostalgie vis-à-vis de leurs racines culturelles et esthétiques, que des réalisateurs comme Trivas, Ophuls, Lang, Siodmak, Wilder, Bernhardt, réali-sent des films qui, en France, trouvent un accueil favorable auprès de producteurs audacieux ou de jeunes sociétés en dévelop-pement (momentané, avant que les effets de la dépression touchent également la France avec un certain retard par rapport au reste de l’Europe). Dans le même temps, ces cinéastes s’enri-chissent de la tradition avant-gardiste fran-çaise dont le formalisme des années 20 encore toutes proches et les expériences d’Abel Gance dotent de « cinégénie » leur expérience antérieure, souvent dominée par la théâtralité expressionniste. Mais, dans le même temps, des chefs-opérateurs comme Curt Courant, Eugène Schüfftan (ce dernier, maître de Henri Ale-kan et collaborateur fidèle de Max Ophuls, ainsi que de Robert Siodmak pour La Crise est finie ; dans Mollenard, Schüfftan est assisté par Alekan) et Rudi Maté (Liliom, Dans les rues) introduisent en France une sophistication, une élégance étudiée des cadrages confinant à une préciosité héritée du constructivisme et du baroque plastique d’Europe occidentale. Esthétisme que l’on retrouve fortement marqué, après 1936, dans les films de Renoir (Les Bas-Fonds, La Grande Illusion, La Bête humaine photo-graphiée par Curt Courant), de Carné (Drôle de drame, Quai des brumes, photo-graphiés par Schüfftan, Le Jour se lève, photographié par Curt Courant), de Gré-millon et de Duvivier. Il faut noter, avec ces deux derniers cinéastes, la collaboration d’opérateurs comme Agostini, influencé par les clair-obscurs allemands, et de Louis Née, collaborateur de Rudi Maté pour Liliom et Dans les rues.
Si nous n’avons évoqué que les retombées esthétiques de cinéastes étrangers sur des réalisateurs français qui avaient déjà bien entamé leur carrière, on ne peut ignorer une génération de cinéastes, généralement considérés — à tort — comme mineurs, et qui manifestement démarrent leur carrière autour de 1933-35, profondément irrigués par des influences allemandes et d’Europe occidentale : Pierre Chenal (La Rue sans nom, 1933), Pierre Billon (Une nuit au paradis, 1933 ; Deuxième bureau, 1935) et Edmond T. Gréville (Le Train des suicidés, 1931), pour ne citer que trois noms les moins oubliés.