Shyam Benegal

Nasreen Kabir (Trad. Dominique Haas)

1983 est décidément une année faste pour le cinéma indien en France : un très important festival, organisé conjointement par le Directorate of Film Festivals de New Delhi, le National Film Archives of India sis à Poona et le Centre National d’Art et de Culture Georges Pompidou de Paris, pro-gramme 120 films indiens ; c’est un long métrage indien (Kharij, de Mrinal Sen) qui remporte le Prix du Jury à Cannes, et voilà que le Festival de La Rochelle consacre une rétrospective à l’oeuvre de Shyam Benegal. C’est la troisième fois que le Festival de La Rochelle rend hommage à un metteur en scène indien (après Satyajit Ray en 1978 et Mrinal Sen en 1982). Alors que Shyam Benegal est considéré dans son pays comme l’un des plus grands réalisateurs, ses films n’ont jamais été montrés au public fran-çais ; c’est avec d’autant plus de plaisir que nous saluons cette occasion de découvrir un nouvel auteur du cinéma indien.

Genèse d’un auteur
Benegal est né en 1934, à Hyderabad, dans une famille originaire du sud du Kanara, région du Karnataka où l’on parle le kon-kani, un dialecte non écrit propre à la côte orientale. Benegal a passé son enfance dans une zone semi-rurale, à une quinzaine de kilomètres d’Hyderabad où il devait suivre des études d’économie à l’Université d’Osmania. Il manifesta très tôt un vif inté-rêt pour le cinéma, et dès l’âge de douze ans il faisait son premier film, avec la caméra à manivelle de son père. Passionné par la pel-licule, Benegal fut le fondateur du premier ciné-club d’Hyderabad, à l’instar de Satya-jit Ray et Mrinal Sen à Calcutta. Dès le début des années 60, il s’installa à Bombay où il se consacra à la réalisation de films publicitaires. Au cours de cette période, Benegal collabora à une adaptation du célè-bre roman malayalam « Chemeen ». Le film, qui devait être mis en scène par son cousin Guru Dutt — considéré comme l’un des plus grands metteurs en scène du cinéma hindi — ne fut jamais tourné, mais cette expérience amena Benegal à écrire un 4 autre scénario dont, dix ans plus tard, il fit son premier film : Ankur (La Graine). A ce jour, Benegal est l’auteur de plus de 600 films publicitaires et d’un grand nom-bre de documentaires, et il a contribué à moult émissions éducatives aux Etats-Unis et en Angleterre. Tout comme Ray et Sen, Benegal est l’un des cinéastes indiens les plus connus à l’Occident.

Les années 70
On ne peut comprendre l’impact qu’eut en 1974 le premier film de Benegal, Ankur, sans un bref aperçu de la production indienne du moment. Jusqu’à la fin des années 60, on ne faisait pas la distinction entre le cinéma « populaire » ou « com-mercial » et ce que l’on devait par la suite appeler le cinéma « nouveau » ou « d’art et d’essai ». A l’époque, même si on tressait des couronnes à Satyajit Ray pour Pather Panchali (1955), que l’on percevait comme très différent de tous les films alors produits en Inde, on ne l’en considérait pas moins comme l’oeuvre d’un auteur. Seulement, en 1969, Bhuvan Shome, de Mrinal Sen, était accueilli comme un événement décisif : ce film marquait l’avènement d’un mouve-ment de metteurs en scène dont le parti pris était de travailler en rupture complète avec les conventions qui régissaient pour ainsi dire l’ensemble du cinéma indien. La préoc-cupation de ces réalisateurs était avant tout de refléter le contexte politique et social et de donner une image réaliste de l’Inde, à leur avis absente de la production commer-ciale. Le début des années 70 fut une période particulièrement féconde, et Ankur valut à Benegal d’être aussitôt reconnu comme l’une des figures de proue de ce cinéma d’un nouveau genre, d’un genre qui lui était propre. Y a-t-il seulement une nou-velle vague ? Je n’en suis pas sûr, répondait Benegal à Behroze Gandhi, comme celui-ci lui demandait en 1979 s’il pensait faire par-tie intégrante de la nouvelle vague indienne. Il y a en ce moment des réalisateurs qui s’efforcent de faire des films selon leur goût, des films qui ne rentrent pas dans le moule de l’industrie… Or la gamme des auteurs qui veulent tourner à leur gré est très étendue ; je crois décidément en faire partie. Ce cinéma « d’un nouveau genre » impli-quait le développement et l’encouragement d’un cinéma décentralisé, régional et qui ne dépendait plus des structures de la produc-tion édictées par les centres du cinéma : Madras, Bombay et Calcutta. Contraire-ment à un grand nombre de réalisateurs du nouveau cinéma, la première idée de Bene-gal ne fut pas de faire appel aux organismes gouvernementaux pour se faire subvention-ner ; au lieu de cela, il trouva son finance-ment, d’une part selon des moyens tradi-tionnels, auprès de producteurs privés (de sorte qu’ Ankur fut produit par la Blaze Enterprises, qui devait par la suite fournir des capitaux à d’autres metteurs en scène), et d’autre part en suscitant de nouvelles sources de financement. Benegal sut inspi-rer à des gens qui ne s’étaient jusqu’alors jamais intéressés à la production cinémato-graphique une confiance telle qu’ils se montrèrent prêts à lui offrir leur soutien finan-cier. C’est ainsi qu’une coopérative laitière du Gujerat finança Manthan (Le Barattage, en 1976), et que l’acteur’ Shashi Kapoor produisit Junoon en 1978 et Kalyug en 1981. Les thèmes traités par Benegal dans son oeuvre — qui aborde même la comédie pour enfants (Charandas Chor, 1975) — reflètent la multiplicité de ses centres d’intérêt. L’intrigue de ses deux premiers films (Ankur et Nishant, 1975) se déroule dans la société féodale de l’Inde du Sud. A ses débuts, il traita souvent le problème de l’exploitation par de riches propriétaires terriens d’une paysannerie démunie de tout, et cela en mettant en scène des histoires de femmes doublement opprimées : non seule-ment par leur dénuement économique, mais encore sexuellement. Un grand nombre des films de Benegal pré-sentent une caractéristique commune : l’insistance avec laquelle il décrit à la fois la psychologie de ses personnages et les situa-tions qui amènent ceux-ci à la prise de cons-cience — prise de conscience qui aboutit au rejet de longues années d’une oppression bien souvent profondément enracinée. Benegal semble moins s’intéresser aux con-séquences de cette prise de conscience ou à la façon dont l’individu assumera ensuite son existence, qu’à ce qui le pousse à la rébellion. Dans Ankur, le jet symbolique de la pierre dans les vitres du zamindar qui conclut le film est annonciateur de change-ment. C’est ce que l’on revoit dans Nishant, qui se termine sur la révolte des paysans. La dernière séquence de Bhumika (Le Rôle, 1977) suggère également que l’héroïne du film sortira « métamorphosée » des épreu-ves qu’elle a subies. Benegal s’ingénie à nous montrer comment les individus traver-sent les expériences de la vie. Expériences cruelles en ce sens qu’elles suscitent des désirs de soumission ou, au contraire, de fuite, mais en tout cas de changement, que cela mette en jeu la prise de conscience poli-tique (Manthan), la soif de liberté (Bhu-mika) ou la fuite devant le monde extérieur (Junoon). C’est ainsi qu’au moment où Javed Khan, le protagoniste de Junoon (interprété par Shashi Kapoor) se trouve enfin en mesure de posséder celle qu’il aime, il choisit plutôt de la fuir. Le changement — ou la menace de changement — est encore un élément crucial de Manthan : le Dr Rao (Girish Kar-nad) arrive avec son équipe dans un petit village du Gujerat pour mettre sur pied une coopérative laitière. Le Dr Rao, qui est un homme de la ville, ne peut pas comprendre que si, en théorie, la coopérative doit profi-ter à tous, il se pourrait bien, dans la réalité, que le peuple rejette cette idée. Et ceux dont les intérêts sont en jeu ne sont pas seuls à résister ; la résistance est aussi le fait de cer: tains individus selon lesquels tous les mem-bres de la communauté n’auraient pas le droit d’entrer dans la coopérative, ce qui témoigne de préjugés profondément enraci-nés à l’encontre des intouchables. Les pro-blèmes de caste en sont arrivés à un point tel qu’on les exploite pour l’oppression du peu-ple sans qu’ils puissent être balayés par la législation, disait Benegal dans « The New Generation 1960-1980 ». Seule la confron-tation entre les castes pourra y mettre fin. Et Manthan suggère une tentative de chan-gement par le biais d’une telle confronta-tion. Bhumika est à la fois le premier film de Benegal à se dérouler en milieu urbain et à ne plus traiter spécifiquement du problème de l’exploitation des individus. Usha, le personnage central du film, est inspiré de la vie d’Hansa Wadkar, célèbre actrice mara-thi des années 40. Le film dépeint l’évolu-tion psychologique d’Usha (interprétée par Smita Patil, dont c’était le premier grand rôle), dans sa lutte pour parvenir à être enfin ce qu’on peut appeler une femme indépendante dans la société indienne. Bhu-mika témoigne de la vision pénétrante de Benegal et de son souci du détail dans la représentation des faits qui appartiennent à l’histoire — ici, l’épopée du cinéma indien entre les années 30 et les années 50. Les décors sont des fac-similés remarquable-ment précis de ceux que l’on érigeait à l’apogée de l’ère des studios. En cela, Bene-gal trahit une certaine nostalgie de cette période du cinéma indien. Des flash-backs filmés en noir et blanc nous montrent l’enfance d’Usha, qui apprit le chant avec sa grand-mère. Sa seule consolation dans la vie semblera par la suite être une vieille chanson que celle-ci lui chantait. Autre film d’époque, Junoon (Un vol de pigeons) se déroule en 1857, pendant la révolte des cipayes. Le soulèvement contre les Britanniques fournit une toile de fond à cette histoire d’amour entre un pathan musulman-et une jeune Anglaise. C’est de loin le film le plus romantique et le plus lyri-que de Benegal. Il y a tant de façons de raconter une histoire, dit-il. Je me suis beaucoup intéressé au style narratif du xix’ siècle, et, à mon avis, c’est une raison par-faitement suffisante pour faire un film comme Junoon. J’adore les histoires d’amour du xixe siècle… et, pour nous, celle-ci n’est pas dépourvue d’intérêt histo-rique. C’est encore Shashi Kapoor qui produisit en 1981 le 8e film de Benegal : Kalyug (The Machine Age), tentative de transposition à notre époque du Mahabharata, la grande épopée indienne. Arohan (1982), produit par le Gouvernement du Bengale Oriental, avec le grand acteur Om Puri dans le rôle principal du métayer, marque le retour à la terre et à la condition paysanne d’un Bene-gal qui traite ici de la réforme agraire, pro-blème crucial pour des milliers d’Indiens d’un bout à l’autre du pays. Benegal n’a pas seulement abordé un grand nombre de thèmes. Il fait également partie des rares metteurs en scène à avoir fréquem-ment centré l’intrigue de ses films autour d’un personnage féminin, d’une femme opprimée et exploitée (Ankur, Nishant) ou qui affrorite les traditions sociales dans sa lutte pour se faire une place dans la société (Bhumika). Autre aspect important de l’oeuvre de Benegal, sa constance dans le choix de ses collaborateurs : les scénaristes B. Dubey et Girish Karnad, Govind Niha-lani (dont la première tentative de mise en scène, Aakrosh, reflète bien l’influence de Benegal) pour la photographie, Shama Zaidi, le directeur artistique, et Vanraj Bha-tia pour la musique. Entre autres contribu-tions à l’art cinématographique indien, Benegal aura aussi fait connaître bon nom-bre de débutants qui sont devenus depuis lors de grandes vedettes de l’écran dans leur pays, comme Smita Patil et Shabana Azmi. Le cinéma indien est en pleine évolution. La frontière entre le nouveau cinéma et le cinéma populaire n’est plus aussi clairement marquée que par le passé. Des vedettes et des techniciens du nouveau cinéma travail-lent maintenant à Bombay sur diverses pro-ductions ; bien des films hindi n’ont pas connu le succès que l’on en attendait. Des films à petit budget, qui auraient naguère passé pour autant de sujets risqués d’un point de vue financier, sont aujourd’hui appréciés en ville par un public croissant. Ce sont les metteurs en scène comme Shyam Benegal qui sont à l’origine du processus de mutation de l’industrie cinématographique indienne. Ils en sont les promoteurs. Par l’aisance avec laquelle il passe du documen-taire au film de fiction, Benegal fait la preuve de sa maîtrise du cinéma comme moyen d’expression. Il travaille actuelle-ment sur deux sujets très prometteurs : Satyajit Ray et Nehru, le second en copro-duction avec l’URSS. Son dernier long métrage, Mandi — qui n’est pas encore sorti — traite de la destinée changeante des courtisanes, et nous sommes certains que le Benegal aux multiples facettes nous enchan-tera cette fois encore — comme toujours.