Krzysztof Zanussi, le froid de la flamme et le feu de la glace…

Philippe Carcassonne

On a beaucoup parlé de la Pologne et de ses drames. Du moins le croit-on. Mais au-delà des gros titres et des scoops télévisés, images fugitives de batailles de rues telles que l’actualité nous en présente chaque jour aux quatre coins du globe, qu’aurons-nous retenu de ces rumeurs lointaines ? A l’Ouest, la bonne conscience est un article qui ne coûte jamais trop cher : une signa-ture en bas d’une pétition, quelques bande-roles brandies devant une ambassade, un badge « Solidarnosc » au revers du veston, et le tour est joué… Péché fatal en un siècle de prédominance journalistique, Krzysztof Zanussi, lui, n’a rien d’une idole des media. Ce n’est ni l’enfant terrible façon Polanski, ni le leader historique à la Wajda. Il ne porte en écharpe ni ses révoltes, ni ses cica-trices. C’est un cinéaste, tout simplement. Un honnête artisan du 7e art, plus proche à première vue du petit pharmacien de pro-vince que du créateur buriné par les vents du génie. Un type sans histoires. Brillant sujet, certes, mais surtout enfant sage. Les bras chargés de lauriers officiels. Des diplô-mes à revendre, mathématiques, biologie, physique, philosophie. Et la bosse des lan-gues, en plus (son répondeur téléphonique s’exprime indifféremment en français, anglais, allemand, italien… il reste à peine la place pour un message). Bref, le fort en thème. Quel ennui… Au physique, un grand gars solide, bien campé sur ses deux jambes. Complet-veston bleu, de coupe modeste. Courtois, affable, disert. Académique. Du genre à vous infli-ger une communication de trente-sept pages dans je ne sais quel colloque pluridiscipli-naire à Bratislava. Et ça, dites-vous, c’est un artiste ? Un artiste, avec un air si calme ? Un artiste, capable de vous écouter sans vous interrompre, et de s’intéresser à ce que vous dites ? Un artiste, à la mégalo-manie si discrète, aux extravagances si bien cachées ? Eh oui, un artiste… Et le plus important, sans doute, qui se soit révélé dans les pays de l’Est depuis quinze ou vingt ans. Le plus inattendu, aussi. Car Zanussi remet en oeuvre une problématique et un réseau de valeurs que l’on croyait disparues — au moins endormies — depuis l’avène-ment des Frères Lumière. Pur hasard ou mystérieuses causalités de l’Histoire, la naissance du cinématographe, dans les dix dernières années du siècle précédent, coïnci-dent également avec la prise de pouvoir intellectuelle des sciences dites « humai-nes » au détriment de la philosophie classi-que. Marx et Freud triomphent sur les tom-bes de Schopenhauer et Nietzsche ; la pen-sée politique, psychanalytique et sociologi-que renvoient aux calendes littéralement grecques la morale et la métaphysique. Morale et métaphysique… De ces concepts pétrifiés, le cinéaste polonais fait aujourd’hui une pâture, ô combien vivante, ô combien passionnée. Chacun de ses films devient alors un défi à l’époque. Le libre-arbitre où va plonger, comme du haut d’une falaise, le héros de La Spirale. Le poids de la grâce qui finit par vaincre celui de La Constante. La corruption conta-gieuse qui, dans Camouflage, fait du « pur » le double terrifié de « l’impur ». Et jusqu’à ce vieux cadavre, Dieu, dont on avait oublié « qu’il encombre encore le monde », renaissant de ses cendres et de notre amnésie pour foudroyer en lui-même le professeur du récent Impératif. Rien de moins anachronique, pourtant, que l’oeuvre de Zanussi, et rien de plus actuel au con-traire. Une actualité brûlante, comme on dit. Car les interrogations spirituelles de son oeuvre sont à la dimension de chacun d’entre nous. Elles ont le visage du Bien et du Mal de tous les jours, de ces petites lâchetés dont nous n’éprouvons que l’effleurement, de ces compromis minuscu-les auxquels nous cédons sans y penser, de ce vice insaisissable qui prend l’allure d’une commodité de langage, d’une brutalité cou-tumière ou d’une pudeur mal placée. Mais s’il se fait parfois inquisiteur, Zanussi ins-truit d’abord son propre procès. Ses héros, universitaires tourmentés par un doute exis-tentiel, lui ressemblent trop pour qu’on puisse s’y tromper. Et les dilemmes qu’ils se posent sont aussi les siens. Comment satis-faire une ambition sociale sans renoncer à sa ligne de conduite ? Quel juste milieu tenir entre la sclérose du silence et les dan-gers de la parole ? Comment clarifier son point de vue sans le réduire, comment être compris sans être schématique ? Ces interrogations que rencontrent les héros zanussiens sont tirées d’une expérience on ne peut plus personnelle. Et ce risque qu’ils encourent, le risque de perdre l’estime de soi-même pour avoir voulu gagner celle des autres, le cinéaste polonais en parle du fond du coeur. Car Zanussi, lorsqu’il dénonce les compromissions politiques et les dérobades morales, ne prétend jamais être un saint. Il n’a recours à aucun artifice pour soustraire son monde du monde de ses films. Après plusieurs années de travail en commun, Leslie Caron peut confirmer du personnage ce qu’on en devinait (voir Cinématographe n° 87 et 88) : « Je vois Zanussi comme l’Archange qui est souvent tenté et qui pourrait vaciller, chuter dans les ténèbres si ce n’était l’effort constant qu’il met à se maîtriser. Il aimerait aimer l’argent, le pou-voir, les femmes, les voitures, le cinéma international. Il est tenté, mais il se rattrape toujours par un grand effort sur lui-même. Un effort visible : on le voit se broyer les mains jusqu’à se briser les jointures… C’est un homme qui maintient un équilibre pré-caire entre tentations et principes, et cette lutte est le sujet essentiel de ses films. Le sujet et la raison d’être. Dans un air raréfié (celui, par exemple, des montagnes qui sem-blent tant le fasciner), la caméra de Zanussi s’inflige toujours une sorte d’épreuve physi-que. Elle monte plus haut et encore plus haut, à l’assaut des architectures géantes de la Nature (le sommet) et de l’Esprit (le savoir), poussée non par l’orgueil, mais par le devoir, par quelque mystérieux impératif prométhéen, aux antipodes, bien sûr, des impératifs du cinéma occidental. Comme chez Fellini, comme chez Bergman (avec qui il partage, à l’évidence, certaines obses-sions thématiques), un film incarne pour Zanussi à la fois le cauchemar et la déli-vrance du cauchemar. On ne sort pas intact de telles escalades. Il faut le feu ou la glace, ou les deux en même temps (l’incendie dans la neige du Contrat). Il faut la Chute. La chute vertigineuse qui dot La Spirale, la chute en pente douce où roulent embrassés le « naïf » et le « cynique » de Camou-flage, la chute imprévisible et inexorable : ce n’est pas d’une paroi himalayenne mais de la façade d’un immeuble en ravalement que finira par « dévisser » l’alpiniste de La Constante… Chez Zanussi, les règles du suspense trouvent leur application la plus concrète. Tombera, tombera pas ? Un jeu, un divertissement au sens ancien du terme. Car il ne faut pas mésestimer, au regard de la gravité des sujets, la part ludique, fantai-siste même, qui entre dans l’oeuvre du cinéaste. Dans Le Contrat, par exemple, l’ironie brillante de la caractérisation évo-que les meilleures comédies de l’esprit Mit-teleuropa. Mais brutalement, l’acide satire de moeurs fera place à une émouvante introspection : regardez l’avant-dernière séquence du film, lorsque le nouveau riche un peu ridicule, fier de sa femme et de sa maison, se retrouve confronté à l’effondre-ment de ses valeurs. Ce cinéma du jugement est aussi un cinéma de la compassion. Et Zanussi, artiste solitaire s’il en fût, parle soudain au nom de tous. Je ne sais trop quel écho il peut éveiller dans son propre pays (encore que les tracasseries dont il est l’objet témoignent assez de son influence). Mais pour nous, ne serait-ce que pour nous, ces avertissements ont plus qu’un mérite esthétique. Outre la Pologne, le cinéaste a souvent travaillé en Allemagne, en Italie, et mêmes aux Etats-Unis. La France, toute à son mignon péché d’orgueil culturel, ne lui porte encore qu’une attention sporadique, limitée dans le temps et dans l’espace aux festivals, aux salles d’art et d’essai, aux revues spécialisées. Il serait temps que cela change. Car Zanussi lui, je le souhaite et j’en suis presque sûr, ne changera pas…