Mrinal Sen, enfin !

Henri Micciollo

Qu’un hommage à Mrinal Sen soit programmé dans le cadre d’un important festival français témoigne simultanément de la volonté tenace d’ouverture de ses organisateurs et de la lenteur, voire de la pesanteur avec lesquelles certaines consécrations prennent place dans notre pays. On ne comptera pas pour rien en effet que Mrinal Sen, qui vient d’avoir cinquante-neuf ans, ait signé vingt-et-un longs métrages. Nul pays plus que l’Inde, sans doute, n’aura attendu aussi long-temps pour que certains pans de sa cinématographie, et non les moindres, trouvent le chemin des écrans français. Il ne faut, à vrai dire, s’en prendre qu’à notre paresse mentale si, pendant des décennies, le cinéma de ce pays s’est réduit pour nous à un magma de mélodrames insipides d’une part, et aux seuls films de Satyajit Ray, d’autre part. C’était ne pas voir que le cinéma indien est merveilleusement divers, que s’expriment à tra-vers lui en leur langue spécifique des civilisations différentes et ori-ginales, et que nombre d’auteurs ont lutté, dès les origines de ce cinéma, pour le droit à l’expression personnelle. Parmi ceux-ci, Mrinal Sen est sûrement l’un des plus attachants, et le chemine-ment qu’a suivi sa carrière l’un des plus inattendus.

Deux phares du cinéma indien : Ray et Sen
Impossible de contourner un bref parallèle avec Ray. Bengalis tous les deux, vivant à Calcutta, réalisant l’un et l’autre un film par an, ils constituent les deux figures les plus célèbres du cinéma d’auteur bengali. Pourtant, presque tout oppose ces deux cinéas-tes. Ray est le descendant d’une grande famille aristocratique, Sen est issu de la petite bourgeoisie indienne. Le premier se tient à l’écart de tout engagement politique, le second s’est engagé très tôt dans le militantisme de gauche ; le premier a suivi une carrière admirablement rectiligne quant à ses principes esthétiques, le second a connu « une carrière incertaine, changeante, désespé-rée ». Satyajit Ray est un roc, une citadelle ; Mrinal Sen, l’homme des sincérités successives ou, si on préfère, l’auteur d’une oeuvre cahotique, inégale mais toute faite de bonds en avant. Cela explique que Ray connut très tôt, dès « Pather Panchali » (1955), une renommée internationale – qui d’ailleurs allait pro-gressivement vivre sur elle-même dans la mesure où ses films sui-vants cessaient d’être visibles en France – alors que Sen ne commença à faire parler de lui que beaucoup plus tard, à un moment où son oeuvre était largement entamée. En 1974, à l’occasion de la semaine de cinéma indien qui eut lieu au Studio Gît-le-Coeur, manifestation hélas quelque peu confidentielle, « Mr Shome » (1968) était montré à un groupe de happy few. En 1975, dans une étude d’ensemble sur le jeune cinéma indien parue dans Cinéma 75, (numéro de septembre-octobre), comportant un dictionnaire des réalisateurs avec leur filmogra-phie, j’attirais l’attention sur ce cinéaste. D’autres articles allaient suivre. Les films récents de Sen étaient montrés plus régulière-ment dans les festivals importants. Il fallut attendre 1981 pour qu’un film de lui, « Les Marginaux » (1977), soit distribué dans une salle indépendante. Le présent hommage semble enfin sonner pour Sen l’heure de la revanche.

Des débuts difficiles
Né le 14 mai 1923 dans le Bengale Oriental (aujourd’hui Bengla Desh), donc de deux ans le cadet de Satyajit Ray, Mrinal Sen, après avoir essayé divers métiers, est comme son aîné un des pionniers du mouvement des ciné-clubs à Calcutta. Il tâte de la cri-tique, écrit en bengali un livre sur Chaplin puis, à partir de 1955, devient cinéaste. Il a une solide formation politique : dès ses années d’étudiant, il a milité dans la gauche marxiste et ses convictions n’ont pas disparu à l’indépendance de l’Inde.
Alors que Ray débute par un coup d’éclat (Sen reconnaît que « Pather Panchali », marquant la date la plus importante du cinéma indien, a permis l’émergence de plusieurs cinéastes ambi-tieux), Sen réalise un navet, « L’Aurore » (1955). « Pour être franc, dira-t-il dans un entretien de 1973, ma première rencontre avec le cinéma a été un pur désastre. C’était un film stupide ». Mouvement caractéristique de ce cinéaste qui se retourne sans cesse sur ses films pour mesurer les progrès accomplis : « Durant les années qui ont suivi, j’ai senti l’impérieux besoin d’amender mes certitudes antérieures. Mes certitudes sur le cinéma, sur mes observations, mes croyances, ma compréhension du monde. Et cela a continuellement fonctionné chez moi : amender mes certitu-des ». Trois années de silence après ce « désastre » et c’est « Sous le ciel bleu » (1959), pour lequel Sen n’est guère plus tendre : « Avec une histoire sentimentale conventionnelle et traité sur ce registre, le film est mal fait, grossier et mélodramatique ». Sans doute, mais Sen y exprimait la thèse que la lutte pour l’indépen-dance indienne était intimement liée à la lutte mondiale contre le fascisme par le biais de la nécessaire solidarité entre Indiens et Chinois travaillant en Inde, et cette thèse, dit Sen, « je continue à la croire vraie ». De 1960 à 1964, quatre films qui témoignent de l’accouchement difficile d’un cinéaste, et dont Sen retient surtout « Jour de ma-riage » (1960), analyse de la destruction d’un couple par la famine de 1943, effroyable environnement qui corrompt tout, y compris les relations entre les deux personnages. Les vrais débuts de Sen datent de « Rêve de jour » (1965). Il a pris conscience qu’il est « un cinéaste en lutte perpétuelle avec le con-formisme qui domine le cinéma indien » alors qu’il avait cru jusque là pouvoir s’imposer à l’intérieur de ce système. Il se sent d’autre part solidaire des grands novateurs contemporains ainsi que des cinéastes importants du Tiers-monde. En fait, Sen venait de découvrir, et ce fut pour lui un « choc émotionnel », plusieurs films de la nouvelle vague française, notamment « Les 400 coups » et « Jules et Jim » de François Truffaut. Il cherche alors à injecter dans son film, qui raconte l’histoire d’un rêveur désespéré -qui tente de rompre les barrières de classe par le moyen du mariage (notons que le film est interprété par Soumitra Chatterjee et Aparna Sen, acteurs qu’on a vus chez Ray) – cette « jeunesse » d’approche qu’il a admirée chez le cinéaste français. Outre ce ton inhabituel dans le cinéma indien, le film vaut aussi par la descrip-tion faite de Calcutta et des tensions sociales qui l’habitent. Après « Deux Frères » (1966), réalisé en langue oriya (Sen, con-trairement à Ray, adore s’échapper du Bengale, même s’il lui faut affronter des langues inconnues), qui, situé en milieu rural, raconte l’opposition de deux frères, symbolique de plus larges confrontations sociales, en rompant absolument avec les clichés en usage dans la description de l’Inde rurale, « Mr Shome » (1968) constitue une date dans l’histoire du cinéma indien, d’une importance comparable à celle qu’avait constitué treize ans aupa-ravant e Pather Panchali ». Produit grâce à un prêt de la Film Finance Corporation, qui inaugure avec ce film une politique d’aide au cinéma d’auteur, il sera le premier d’une série qui va constituer la « nouvelle vague » indienne, Sen n’aura pas été le précurseur solitaire qu’était Ray à ses débuts, mais c’est bien lui qui frappe brillamment le coup d’envoi du nouveau cinéma indien en tant que mouvement.

Le père de la « nouvelle vague » du cinéma indien
Le scénario de « Mr Shome » est exemplaire : ce cadre supérieur de la compagnie des chemins de fer, rigide et autoritaire, découvre au cours d’une partie de chasse la nature, la paresse, l’humour, la vie. Il en sera transformé sans retour. Les jeux de la technique, pour lesquels Sen gardera longtemps un faible, sont tels que le cinéaste est étiqueté « le Godard bengali ». Ils montrent surtout, toute référence mise à part, que Sen refuse le réalisme socialiste et qu’il veut s’exprimer dans un cinéma volontiers excessif, qui accueille aussi bien la métaphore eisensteinienne, que le didac-tisme et la fantaisie. S’il est intéressant de noter que ce film sur l’irrespect date de 1968, il est plus important de voir que cette oeuvre à petit budget réalisée avec l’argent du gouvernement indien se veut une machine de guerre dirigée contre l’industrie du cinéma indien, « une gifle appliquée à la face du système ». Cette insolence hilare, cet appel éperdu à la liberté allaient faire merveille. Historiquement, le film arrivait à son heure, même dans une Inde apparemment peu concernée par les mouvements contestataires du moment. Il était couvert de récompenses à Cal-cutta, à Delhi et même à Venise en 1969. Le fait qu’il soit en lan-gue hindi lui assurait une distribution, certes marginale, en dehors du Bengale. Sen était lancé. Il avait trouvé sa voie. Fortement démarqué par rapport à Ray qui poursuit son oeuvre en semblant oublier son épo-que (son film musical pour enfants « Goopy le Chanteur et Bagha le Joueur de tambour » date de 1968 !), classé à la fois comme gauchiste et avant-gardiste, il va consolider ses positions à travers une série de films où l’engagement politique va de pair avec un souci d’expérimentation esthétique, l’un et l’autre volontiers assé-nés au spectateur en fonction même de la force de conviction qui les sous-tend. « Après tout, dit Sen, les iconoclastes sont utiles en élargissant le champ des opérations et les plus conscients d’entre eux poussent ainsi les choses plus loin ». De ses films de cette époque, Sen dira : « Mes spectateurs ont à faire un choix. Ils me haïront ou ils m’aimeront ».

Un cinéma politique
« Une histoire non terminée » (1971), en langue hindi, est un film amer sur les grèves ouvrières et leur répression dans les usines sucrières du Bihar à la fin des années vingt, au moment où la crise économique commence à se faire sentir. Si Utpal Dutt campe de façon hautement caricaturale un patron symbole du capitalisme triomphant, le personnage principal est tout en nuance : nouveau caissier à la raffinerie, placé à un bon poste d’observation, il se révèle non pas un héros positif mais un homme faible, flottant, qui finira par trahir les ouvriers en grève. Sen consacre à sa ville une oeuvre en trois volets qu’on a pris l’habitude d’appeler « la trilogie de Calcutta » : « Interview » (1970), « Calcutta 71 » (1972), « Le Fantassin » (1973). Cette trilogie constitue la tentative la plus achevée à ce jour de cinéma directement politique en Inde. Le premier volet décrit les difficultés créées par le chômage dans cette grande cité, et les humiliations que doit subir, jusqu’à l’exaspération, au cours de successives « interviews », le candidat au travail (notons que Ray, peut-être en partie à cause du succès de Sen, se décide à aborder son épo-que et réalise la même année, et sur un thème proche, « l’Adver-saire »). Le second volet se compose de cinq sketches qui visent à présenter des aspects différents de la vie de cette métropole, et surtout, bien sûr, la misère. Le troisième aborde la question du gauchisme à travers l’histoire d’un jeune révolté qui, après avoir échappé à la police, réfléchit sur la question de savoir si le mouve-ment gauchiste à Calcutta est vraiment en prise sur la vie réelle. Ce dernier film, au rythme haché, à la caméra fébrile, accuse sans doute l’influence d’un certain godardisme, mais traduit admirable-ment l’état de toute une jeunesse épuisée d’idéologie, qui pour avoir voulu poser dans les faits le problème de la violence révolu-tionnaire s’est mise hors la loi et se retrouve désemparée, en proie à la psychose collective et au doute, quant à la validité de ses actes.
Ces trois films sont amers, et on les dirait pessimistes s’ils ne res-taient provoquants et toujours révoltés. Tels trucs de caméra paraissent datés : ils le sont en effet, c’est l’époque post-nouvelle vague, qui permet à Sen de se situer dans le cinéma international tout en conjuguant son indignation devant la misère et sa fougue politique avec son goût pour l’invention formelle et les jeux appa-rents de l’écriture. Bien entendu Sen ne se veut en aucune façon un pur esthète. Il dira en 1972 aux étudiants du Film Institute of India : « Le devoir de base, le seul devoir est de communiquer. Communiquer intel-lectuellement et émotionnellement est le seul but du cinéma comme de tous les autres arts ». C’est pourtant au cours de ces années que Sen prend sans doute conscience qu’il s’enferme progressivement dans un paradoxe insupportable. Il a certes acquis, à Calcutta même, un statut enviable. Il est entouré d’admirateurs, d’une petite cour d’intellec-tuels de gauche qui affectent de l’appeler gentiment « Mrinal-da ». On le porte aux nues dans la presse, et souvent au détriment de Ray. Un exemple : il se trouve que « Le Fantassin » sort à Calcutta à peu près en même temps que « Tonnerres loin-tains ». Un critique ira jusqu’à écrire : « Le Fantassin est le meilleur film indien jamais réalisé (…). Ce n’est pas que Satyajit Ray soit un artiste épuisé qui n’a plus rien à dire. Il n’a jamais rien eu à dire ». Cette euphorisation constitue un piège redoutable mais elle ne saurait cacher à la lucidité de Sen le fait que ses films qui s’adres-sent par définition à un large public, notamment celui des classes moyennes, ne rencontrent en réalité qu’un public restreint d’intel-lectuels et de petits bourgeois.

La quête inlassable de l’authentique
Sen ne peut accepter d’être un cinéaste de gauche pour une élite bourgeoise. Il fait un nouvel effort de réflexion, définit ses posi-tions, prend ses distances : « L’ennemi, bien sûr, reste la réaction de droite, mais il ne faut pas oublier qu’il y a aussi un establish-ment de gauche ». Il délimite son territoire : « La misère est l’aspect essentiel de la réalité indienne. Je tiens pour ma part à la montrer dans ce qu’elle a de brutal, d’horrible, d’épouvantable ». Il précise son approche : « Il n’est pas suffisant d’être « réaliste ». L’important est de donner une direction. Ce qui signifie qu’il faut adopter une attitude partisane lorsqu’on analyse la réalité ». Il stigmatise, un oeil du côté de Ray, les dangers à éviter : « rendre la pauvreté respectable, en faire un spectacle, misérable certes, mais coloré et, après tout, non dénué de charme ». L’indignation du cinéaste doit entraîner celle du spectateur, d’où une exigence accrue d’honnêteté, la quête inlassable de l’authentique et l’appel à des formes simples, populaires, comme la fable, l’apologue, tra-versées de temps à autre par le besoin de souligner, d’appuyer le trait. La coquetterie inutile, le gadget superflu vont tendre à dispa-raître au profit d’une plus grande rigueur en même temps que s’impose progressivement une réflexion originale sur le cinéma. Une lignée de films importants apparaît alors, qui va progressive-ment imposer Sen, en Inde et dans le monde, comme un cinéaste avec qui il faut désormais compter. « Le choeur » (1974) est un apologue qui utilise abondamment le ton de la fantaisie et de la satire et s’attache cependant aux réali-tés les plus dures de la vie sociale, dans l’intention de stigmatiser l’exploitation du prolétariat.urbain et les manoeuvres louches du capitalisme. L’anecdote se situe aux frontières de la politique-fiction : pour cent postes vacants, trente mille candidats se pré-sentent qui, seulement pour pouvoir remplir un formulaire, sont dans l’obligation de payer une forte taxe… Ils déclenchent finale-ment une véritable émeute. Tant il est vrai que pour déboucher sur une conclusion résolument optimiste un film de Sen ne peut que décoller du monde de l’humiliation vécue et imposer celui du dé sir triomphant.
« La chasse royale » (1976), qui marque le passage de Sen à la couleur (« Calcutta 71 » et « Le Fantassin » utilisaient partielle-ment la couleur) doit être vu comme une fable qui s’appuie sur la métaphore transparente de la chasse pour démonter le mécanisme de l’oppression du prolétariat rural par le colonisateur britannique dans les hautes terres de l’Orissa. Un jeune aborigène et l’adminis-trateur anglais local se trouvent un temps rapprochés par leur pas-sion commune de la chasse mais la chasse royale, la chasse à l’homme, est bien entendu réservée aux puissants, qui la prati-quent d’ailleurs en toute impunité. L’aborigène qui croit accéder au statut de chasseur privilégié découvrira trop tard qu’il constitue en fait le véritable gibier.
Avec « Les Marginaux » (1977), en langue telugu, Sen revient sur le sort des paysans écrasés par un système de type féodal qui fait d’eux de véritables sous-hommes, à qui tout espoir est retiré. Les deux héros de l’histoire, un père et son fils, révoltés par l’iniquité de ce système, ont décroché et se sont marginalisés. Ils refusent tout travail si celui-ci, enrichissant le propriétaire du village, n’aboutit qu’à les appauvrir davantage. Plus misérables encore que les autres habitants du village, du moins sont-ils libres. Film-cri, constat désespéré, témoignage impitoyable, ce film, peut-être le plus remarquable de Sen, est aussi, dans un mélange détonant et cependant tonique, une oeuvre pleine d’humour et même de gaieté, affirmant encore la force de la vie alors que la mort déjà triomphe. Sen y pratique en virtuose l’art de la provocation calcu-lée et d’abord vis-à-vis de nos clichés sur le tiers-monde et sur son cinéma.
« L’Homme à la hache » (1978) est un film sur la dégradation des mythes dans le monde contemporain. S’appuyant sur l’histoire d’un héros de la mythologie indienne, et nons sans une féroce iro-nie, il raconte la pathétique trajectoire d’un de ces innombrables paysans démunis qui quittent leur village et découvrent une misère encore plus atroce sur le pavé de Calcutta. Il ne trouvera refuge que dans des « rêves lamentablement stériles » et, croyant s’iden-tifier au héros vengeur de la mythologie, finira en victime sur un trottoir de la métropole. L’aliénation par les mythologies semble ici inclure métaphoriquement celle du cinéma commercial, toute puis-sante en Inde. Comme « Les Marginaux », ce film déchirant s’éclaire d’intenses et brusques notations d’humour noir. « Un jour comme un autre » (1979) a été une révélation de la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes en 1980. La peinture presque feutrée d’une famille de la petite bourgeoisie de Calcutta, désemparée par l’absence inexpliquée toute une nuit de la fille aînée, fait cependant éclater l’hypocrisie qui se cache der-rière les liens familiaux, tout en révélant chez Sen un goût du clas-sicisme qu’on lui connaissait peu. Encore convient-il de noter qu’il s’agit moins de néo-réalisme que de cinéma moderne dans ce film dont l’anecdote se construit toute sur une absence qui prend pro-gressivement valeur de catalyseur : à cette question sans réponse se substitue la réponse à une question non posée, dont les codes sociaux interdisent justement la formulation.

Témoigner de la misère
La réflexion de Sen sur l’éthique d’un cinéma consacré à la misère trouve un aboutissement dans « A la recherche de la famine » (1980), dont la sophistication a passé quelquefois à tort pour de la coquetterie. Mettre en présence en effet une équipe de tournage, une caméra et des gens misérables, voire des comédiens chargés d’incarner ces gens, n’est en aucun cas une opération qui va de soi et toute la discrétion possible de la caméra ne peut s’ériger en jus-tification. Il fallait pour Sen aller au bout des choses, c’est-à-dire mettre ne présence dans un film la caméra et les miséreux, donc mettre en scène un tournage, et filmer ce qui d’habitude ne consti-tue qu’un hors-champ, les réactions des personnages filmés et des personnages qui filment. Sen a dit de ce film : « J’ai essayé d’expérimenter avec le cinéma et en même temps de m’éloigner de la structure narrative traditionnelle ».
Le dernier film connu de Sen, « Le kaléidoscope » (1981) – en attendant « Le cas est clos » (1982) – poursuit en un sens cette réflexion, même s’il paraît la prendre à l’envers. L’humour ne sau-rait masquer en effet le sérieux du propos, qui concerne l’histoire d’un journaliste prêt à tout pour réaliser le reportage sensationnel qui le fera connaître. Traité en mineur, nous retrouvons ici le thème qui semble hanter les derniers films de Sen : une mise en question de l’éthique de l’image. Ce cinéaste interroge sa pratique pour y débusquer une nécessaire théorie. J’ai dit que Sen avait commencé par être critique. Il a tout au long de sa carrière conser-vé le goût de l’écrit : les éditions Ishan (Calcutta) ont d’ailleurs publié en 1977 un recueil de ses textes sur le cinéma intitulé Views on cinema.
Sen a maintenant conquis en Inde même une position presti-gieuse. Ses films sont distribués à peu près normalement. Il tourne régulièrement. Bien sûr, ce sont des films à petit budget, voire à très petit budget, mais ils trouvent ainsi à se rentabiliser sans trop de difficulté sur un territoire réduit. Petit à petit, les choses pren-nent place : moins d’enthousiasmes délirants, moins d’ennemis acharnés aussi. Sen a évolué : la fougue quelquefois irréfléchie des films anciens, leur côté bouillant et brouillon ont cédé le terrain à une belle aisance, à une domination manifeste des moyens filmi-ques. Personne n’ignore plus qu’il y a à Calcutta, deux grands cinéastes. er° Sur le plan international, Sen n’a certes pas acquis la statue Ray. A vrai dire, on le découvre à peine. Il semble pourtant *voir s’imposer rapidement. Plusieurs rétrospectives ont eu lieu récem-ment, notamment aux États-Unis. La sortie des « Marginaux », le fait que Sen ait été cette année membre du jury au festival de Can-nes, cet hommage qui lui est maintenant rendu à La Rochelle – qui l’a déjà accueilli en 1980 – montrent à l’évidence que le train est parti. Sans doute est-ce un train indien : il est hélas parti en retard. Mais il va sûrement très vite prendre de la vitesse. A cela deux bonnes raisons au moins, la pugnacité inentamée de Sen : « Mon travail est de perturber, de secouer de révéler la vérité », et son exigence de plus en plus affirmée d’un langage moderne : « puisque le cinéma est un art technologique, il est inté-ressant de communiquer à l’aide d’un vocabulaire nouveau que permet justement cette technologie et de conférer ainsi au sujet choisi une efficacité inédite ».