La petite bourgeoisie mise à nu par les petits bourgeois eux-mêmes (six tableaux et demi d’Arnaldo Jabôr)

Paulo Antonio Paranagua

On ne rigolait pas beaucoup du temps du Cinema Novo. Côté cinéma, on vomissait la « chanchada » (comédie bouff one) et son règne sans partage sur les écrans nationaux. Côté politique, on tenait à ne pas être confondu avec la gauche de bistrot (la « esquerda festive »). Chaque sur-moi se doublait d’une « police idéologique » ou d’un « esprit de commissaire politique », car il ne faut pas croire que pareille vigilance (naguère dénoncée par Carlos Diegues) était une exclusivité des staliniens (manquant d’humour sous toutes les latitudes) ou des maos pas encore défroqués. L’Europe, elle, s’extasiait sur les proclamations enflammées d’une esthétique de la faim (ou de la violence) sans s’apercevoir qu’elle était mise en cause par ces manifestes. L’image du cinéma brési-lien était ainsi figée définitivement, grâce à cette manière, typi-quement française, d’appréhender les autres cultures comme un chasseur de papillons exotiques : on classe et on épingle. Vers 1967 déjà, les Brésiliens étaient si soulagés de rire à nou-veau, qu’il se trouva des critiques pour classer le joyeux luron aux sommets du cinéma national (1). Enfin, « Macunaïma » (Joaquim Pedro de Andrade, 1969) montrait que tous les éclats de rire ne sont pas de droite. Dix, quinze ans plus tard, face aux films d’Arnaldo Jabor, on découvre des critiques-entomologues en France qui n’ont toujours pas remis sur pied cet oeuf de Colomb.
Comme le regretté général, ils reprochent aux Brésiliens de ne pas être assez sérieux. Ils sont désolés de ne point retrouver sur l’écran l’image du cinéma brésilien qu’ils se sont construits eux-mêmes (serait-ce avec l’aide involontaire de certains Brésiliens ; après tout, le messianisme est arrivé dans les caravelles). Arnaldo Jabor, ancien élève des jésuites, syrio-libanais d’origine (comme on dit au Brésil, sans le moindre tact géo-politique), a pourtant payé son tribut à la disette d’humour. « Pindorama » (1970), son premier long-métrage de fiction, en rajoute du point de vue de la logorrhée, sans doute au-delà du permissible entre gens civilisés (le « juste un peu trop, c’est assez pour moi », constitue le comble de l’audace pour les compatriotes de Cocteau).
Traumatisé lui-même, Jabor se remet à l’école du théâtre de Nel-son Rodrigues et laisse respectueusement de côté Saint Bertolt Brecht. N. Rodrigues, moraliste ambigu, a le mérite de scruter la classe moyenne avec irrévérence et d’établir une sorte de contre-point au théâtre bourgeois qui s’implante au Brésil depuis les années quarante. Il plonge dans les affres des belles âmes sans doute mieux que ne l’ont réussi les partisans de l’autre théâtre populaire brésilien, celui d’inspiration nationaliste (quelque peu dogmatique et populiste), dont est partiellement issu le Cinema Novo (Leon Hirszman, reconnaissant, en a porté à l’écran « Ils ne portent pas de smoking » 1981, d’après Gianfrancesco Guarnieri).
« Toute nudité sera châtiée » (1 97 3) et « Le Mariage » (1975) constituent l’apprentissage dramaturgique de Jabor. L’ancien enquêteur vaguement sociologisant (nous avons tous parlé le sociologais), qui interrogeait la petite-bourgeoisie carioca dans « Opinion Publique » (1 967), est cependant allé nettement plus loin avec « Tudo Bem » (1977). Ce film reconcilie l’ambition tota-lisante du Cinema Novo avec une redécouverte de l’individualité (à ne pas confondre, s.v.p., avec l’individualisme, passion bien hexa-gonale). La classe, la masse, la brousse et le sertào avaient caché un peu l’individu. La petite-bougeoisie, productrice et réceptrice du Cinema Novo, avait été opportunément occultée ou sublimée en Antonio das Mortes et autres justiciers. Certes, après le coup d’état de 1964, les caméras en transe s’étaient retournées contre les petits-bourgeois messianiques en crise : le suicide ou la vio-lence semblaient l’unique issue que leur offraient les écrans pour mourir en beauté. « Tudo Bem » ne s’attaque pas aux quelques petits-bourgeois à l’âme de caudillo, mais à nous tous, aux infatigables marcheurs à la recherche du golf stream de l’histoire, défilant un jour avec Dieu et la Famille (1964), puis le lendemain auprès des étudiants (1968), éternellement en quête d’un sauveur suprême. Après avoir parcouru son album familial au générique, Jabor nous intro-duit chez des petits bourgeois anonymes, à l’apparence si inoffen-sive qu’ils auraient difficilement intéressé un Gorki. Il met en scène leurs rêves nostalgiques, leurs ambitions frustres, leurs sen-timents minables, cet optimisme béotien devenu idéologie natio-nale depuis que Stefan Zweig nous a prédit de l’avenir, et qu’on l’a cru. La « doctrine de la sécurité nationale », entretenue par une minorité de militaires (hélas au pouvoir), a été maintes fois dénon-cée ; mais qui s’était penché avant Jabor sur une autre mentalité, aussi ravageuse si ce n’est davantage (car majoritaire), constituée par le tissu des lieux communs et des bobards savamment orches-trés ? Classe-charnière par excellence dans une Amérique latine sous-développée, la petite bourgeoisie irrigue toutes les couches de la société avec ses « évidences », à travers chaires et postes de télévision. L’humour, arme des Polonais depuis Jarry, redémon-tre sa nature corrosive : la distanciation n’est décidément pas l’unique voie vers la lucidité. Revalorisation de l’affectivité, décrispation des moeurs, parodie et goût du spectacle, « Je t’aime » (1980) est un peu tout cela (2). Mais, sans verser dans une excessive gravité, il est permis de s’interroger : Jabor, après avoir réglé ses comptes avec la petite bourgeoisie, ne verrait-il pas venu le temps de reconnaître les inquiétudes et valeurs, dont cette classe est également porteuse ? Je répondrais d’avance à la question : si un Parti de la Petite Bour-geoisie Révolutionnaire (PPBR) voyait le jour, je n’hésiterais pas, je prends ma carte. Ce sera au moins plus amusant que tous les par-tis du prolétariat réunis en conférence. Alors, avec Jabor et le nouveau cinéma brésilien, empressons-nous de crier : individus de tous les pays, unissez-vous ! (et c’est reparti…).

(1) « Todas as mulheres do mundo » (Domingos de Oliveira, 1967) a été assez abusive-ment considéré un des dix meilleurs films brésiliens de tous les temps, lors d’un sondage entre critiques réalisé en 1968 (cf. Les Cinémas de l’Amérique latine, Pierre Lherminier éditeur, Paris, 1981, page 134).
(2) Que dire des confrères français qui y voient de la pornographie, en l’an du Seigneur 1981 ? Bornons-nous aux sages paroles du Divin : « Français, encore un effort pour être révolutionnaires… ».