En Bulgarie, l’instauration et le développement du socialisme se sont traduits avant tout par le passage extrêmement rapide — une trentaine d’années — d’une civilisation rurale, paysanne, à une société moderne, technique, industrielle et urbaine. Une aussi brusque mutation qui bouleverse totalement, et sur une grande échelle, les modes de vie, s’accompagne inévitablement de problèmes matériels mais aussi et surtout de problèmes de conscience et d’un remodèlement des mentalités. Par-delà les aspects superficiels de la vie politique, sociale, et dans tous les domaines, cette crise de conscience nationale, cette recherche d’une identité « actuelle » semble bien être la caractéristique pro-fonde de la Bulgarie d’aujourd’hui. Il n’est pas étonnant, donc, qu’un artiste authentique, tel que Hristo Hristov, doué d’une grande sensibilité et extraordinairement réceptif au monde qui l’entoure, perçoive avec acuité cet état d’esprit et le traduise dans ses oeuvres. N’est-ce pas la fonction —inconsciente ou consciente — du poète, du créateur, de ressentir très intimement les aspirations des hommes, d’un peuple, de les exprimer et par là d’influer sur l’évolution des esprits et de partici-per ainsi au mouvement de l’Histoire ? Or, jutement, comme si toute son oeuvre à venir allait s’inscrire dans un plan nettement préétabli, et avant d’aborder les problè-mes de la conscience paysanne, Hristo Hristov consacrait son pre-mier long métrage, « l’Iconostase » (1968), à la fonction de l’artiste dans la société. Car Rafé Klintché, le sculpteur sur bois de l’Iconostase, c’est l’Artiste avec un grand A. Il pourrait être aussi bien peintre d’icônes ou, de nos jours, cinéaste… Et, bien que le film — et le roman d’origine — le situent à l’époque déjà lointaine du « Renouveau bulgare », Rafé est par sa mentalité et son esprit, un homme, un créateur de tous les temps : du passé, d’aujourd’hui et de l’avenir. Ses pensées et ses actes sont cons-tamment inspirés et impulsés par les aspirations les plus sacrées et les plus profondes du peuple auquel il appartient. Tel un ferment révolutionnaire, il est porteur d’un élan spirituel et prône des façons nouvelles de vivre et de nouvelles formes dans l’art. Rafé participe et pousse à la prise de conscience des masses populaires. « L’Iconostase » est le film de la revendication natio-nale qui s’exprime à la fois sur les plans linguistiques, religieux et politique. Il exalte la libération du poids de la tradition, de la morale et de ses tabous, du poids de l’oppression et de l’esclavage. C’est aussi un film romantique qui est l’apologie de la révolte et de la liberté du créateur contre tous les conformismes officiels.
Et, comme si la forme, le style étaient imposés par le sujet, « l’Ico-nostase » traduisait le lyrisme et le sensibilité de ses auteurs en des images d’une exceptionnelle beauté plastique. Pour tous ces aspects — contenu et forme — on a pu comparer souvent et avec juste raison le film de Hristo Hristov et de Todor Dinov à « Andreï Roublev » de Tarkovsky. Les co-réalisateurs, et c’est normal, n’ont pas révélé ce qui, dans la genèse et la réalisation de l’ceuvre, revenait à l’un plutôt qu’à l’autre, mais toutes les caractéristiques de « l’Iconostase » allaient se retrouver dans les films suivants de Hristo Hristov. Par exemple, dans un récit de la plus pure linéarité classique, l’intrusion de procédés spécifiques du cinéma moderne : ruptures elliptiques, changements brusques et rapides de lieu ou de temps, mélange, par passage insensible de la réalité vécue au monde imaginaire. Dans les scènes dures ou tragiques de ce premier long métrage, s’intercalent les visions de Rafé, de Sul-tana ou de Lazare : paysages enneigés d’une blancheur aveu-glante, évocation d’images du passé, de croyances religieuses avec fêtes, danses, masques ou rêves prémonitoires. On retrouvera cela dans les fabulations oniriques d’Ivan Efreitorov, (« Le dernier été », 1972), peuplées de monstres cornus issus des danses folkloriques des « koukeris » ou de la mythologie païenne, d’images de saints ressuscités dans l’esprit de l’art primitif popu-laire, de réminiscences érotiques résurgies dans un décor étrange de’ constructions ultra-modernes, d’une chevauchée fantastique au-dessus du village recouvert par les eaux… Plus tard encore, (« L’arbre sans racines », 1974), c’est par le rêve que le vieux Gatio s’évade de la réalité urbaine. Il revoit son village, les che-vaux, les arbres fruitiers, les oiseaux dans l’immensité du ciel. Dans son monde imaginaire se mêlent confusément le passé et le présent. Ainsi voit-on sa bru et son petit-fils dans des décors de sa campagne d’autrefois, entourés de bergers, en costumes tradi-tionnels et jouant d’une sorte de biniou. Enfin, lorsque tel un aigle, il prendra un fois encore son envol pour aller fouler sa terre, source de vie… ce sera en rêve, le dernier rêve du père Gatio ! Même uni-vers visionnaire, mais fiévreux et tendu chez le Commandant du sous-marin atomique (« Le Cyclope », 1976), cet intellectuel, ce savant — c’est un physicien — mêle dans ses rêveries des états d’âme liés à sa vie intime et des visions d’une destinée possible de la planète et de l’humanité menacée d’anéantissement thermonu-cléaire. Bien que monde réel et monde imaginaire ne s’y imbriquent pas comme dans les films précédents, c’est dans « La Barrière » (1977) , certainement que, sous-tendant d’autres thèmes, s’opposent le plus catégoriquement un cadre de vie réaliste et l’univers psychotique ou « surréaliste » de Dorothéa. Cette dernière, telle un moderne Icare, est obsédée par son idée fixe : prendre son envol car elle est persuadée que l’homme peut voler. Dans « Le Camion » (1980) enfin, les séquences avec le berger et dans le vil-lage du défunt contiennent des éléments d’intemporalité et d’irréalité engendrés dans la conscience surmenée des personna-ges. Ces images mentales qui surgissent dans tous les films de Hristo Hritov constituent souvent une incontestable réussite, c’est le cas lorsqu’elles semblent émerger tout naturellement du subconscient des personnages, par exemple dans « l’Iconostase ». Elles appa-raissent parfois comme plus artificielles, plus fabriquées (« Le der-nier été ») et certains ont été déçus par « La Barrière » où le cinéaste frôle le fantastique et la science-fiction qui ne semblent pas être son véritable domaine. Vie vécue / vie rêvée est l’un des couples de cette oeuvre que l’on pourrait définir comme un authentique cinéma de la dialectique. Dans chacun des films de Hristo Hristov, en effet, se juxtaposent ou s’opposent des forces contradictoires : l’ancien et le nouveau, le passé, le présent et l’avenir, le beau et le laid, l’oppression et la liberté, la solidarité et l’égoïsme, l’utopie et la réalité, la vie et la mort, l’individu et la société… Il ne fait aucun doute que cette constante structure opposition-nelle trouve son origine dans la crise de conscience bulgare évo-quée plus haut. Et il n’est pas étonnant qu’après « l’Iconostase » consacré à la fonction de l’artiste, après « Enclume ou marteau » (1972) consacré à Georges Dimitrov, l’homme politique affron-tant l’appareil nazi et le tribunal fasciste lors du procès historique de Leipzig, il n’est pas étonnant que Hristo Hristov ait choisi de porter à l’écran deux personnages d’origine paysanne confrontés au monde moderne. Ivan d’abord (« Le dernier été »), reste accro-ché à sa terre qui va être recouverte par les eaux du barrage ; mais à côté de ce problème du « héros », il y a celui de l’éducation de son fils, les rapports d’Ivan et de son beau-frère, dit « le Serbe », l’évocation du passé, de la Première et de la Deuxième Guerres Mondiales… Ainsi, « Le dernier été » revêt une riche complexité qui voit s’affronter les couples antagonistes à l’oeuvre dans tous les films du réalisateur. Il en est de même dans « Arbre sans racines » où le vieux Gatio, arraché à sa campagne pour vivre avec son fils, sa bru et son petit-fils, souffre terriblement de l’agitation frénétique de l’univers urbain. Malgré les « avantages » de la ville, malgré les prévenan-ces et la gentillesse de son entouragè, Gatio ne parvient pas à s’adapter… Et pourtant il comprend, il admet l’inévitable transfor-mation, l’obligatoire évolution de la société, sa mutation des for-mes de vie patriarcales, ancestrales à une civilisation technique et urbaine. Ces deux films « paysans» de Hristo Hristov permettent de cerner l’originalité du cinéaste, son apport personnel dans une réalisation cinématographique. En effet, « Le dernier été » est adapté d’une oeuvre littéraire de l’écrivain bulgare Yordan Raditschkov, l’auteur de « Abécédaire à la poudre », de « Un midi torride » et de « Bal-lon captif » ; « Arbre sans racines » mêle en son scénario deux récits (« Arbre sans racines » et « Vers le sommet ») de Nicolaï Haïtov, l’auteur célèbre des « Récits sauvages », dont plusieurs oeuvres, portées à l’écran, on été des succès internationaux : « La corne de chèvre », « Examen », « Conscience nue » et « Au temps des hommes » présentés cet hiver à Paris dans le cadre de la semaine consacrée au cinéma bulgare. Or, le ton, le style des deux écrivains, Raditchkov et Haïtov, le regard qu’ils portent sur la vie sont totalement différents. Raditchkov, réaliste et poétique à la fois, donne souvent dans la fantasmagorie : il aime les lutins, les forces malignes, les « koukéris ». Il puise à pleines mains dans les trésors folkloriques du pays, mais il adopte parfois, vis-à-vis du paysan bulgare conservateur, une attitude critique, ironique. Il peut se le permettre, car il est lui-même d’origine campagnarde, mais ses écrits n’ont pas toujours eu l’agrément des lecteurs atta-chés au passé et a la tradition. Haïtov, lui, va plutôt chercher dans l’Histoire et dans les récits populaires des exemples qui peuvent servir de modèles dans les problèmes de notre temps. Il exalte les vertus nationales — le réalisme et la ténacité terrienne, l’amour de la liberté — et les luttes contre les forces d’oppression.A partir donc de points de vue très dissemblables, il n’y a pas de rupture entre les deux films de Hristo Hristov à tel point qu’on a pu voir « Arbre sans racines » comme une suite du « Dernier été ». Même ton, même regard, passant à travers une traduction plastique d’une grande beauté, cette dernière caractéristique s’expliquant par le fait que le réalisateur est aussi un peintre de talent. Cette luxuriance formelle, esthétique, s’estompe dans « La bar-rière », comme pour permettre au spectateur de pénétrer plus directement dans l’univers psychologique des personnages. Et c’est encore un monde très différent ! Le film est adapté d’une nouvelle de Pavel Véjinov qui a soulevé des controverses passion-nées dans la critique littéraire bulgare, déroutée par l’intrusion d’un certain « fantastique quotidien » dans le « réalisme », tou-jours considéré comme la spécificité de l’art socialiste. Or, le film de Hristo Hristov, malgré sa « différence », appelle à une relecture de l’ensemble de l’oeuvre, en donne les clés et en précise l’unité thématique. « La barrière » met en scène un musicien célèbre, le compositeur Anthony Manev. En sa qualité d’artiste, de créateur, il devrait pou-voir explorer l’inexploré, pénétrer dans l’inconnu. Or, à cause peut-être de sa position sociale, il s’est créé des « barrières » conventionnelles qui l’enferment dans un certain blocage. Surgit dans sa vie une fille traumatisée — elle est en traitement psychia-trique — qui, par sa candeur, sa spontanéité naturelle, son aspira-tion à la pureté et à l’élévation, rappelle le prince Michkine de Dos-toïvski. Dorothéa est persuadée qu’elle peut prendre son envol, que l’homme peut voler ; elle devrait provoquer le réveil de Manev, faire renaître son émerveillement devant le monde, mais le musi-cien, incapable de l’aimer, a perdu tout pouvoir de créativité dans le train-train de son existence routinière. Finalement, Dorothéa prendra son envol… et trouvera la mort. La fable peut laisser perplexe et ouvre la porte à des interpréta-tions diverses ; le lexique cinématographique de Hristo Hristov devient plus fortement métaphorique et symbolique que dans ses films précédents. Mais l’allégorie révèle la préoccupation cons-tante du cinéaste, le thème majeur de son oeuvre. En effet, Doro-théa et Anthony représentent symboliquement, en deux personna-ges, les forces conflictuelles en lutte dans chacun des personna-ges principaux mis en scène dans les autres films. D’un côté des valeurs traditionnelles, un attachement terrien — ou terre-à-terre — ; de l’autre un besoin ou une volonté de les franchir, de les dépasser pour aller vers une volonté de les franchir, de les dépas-ser pour aller vers une réalisation spirituelle et totale de l’homme. A l’occasion de la sortie du film, en Bulgarie, l’écrivain et scéna-riste Véjinov déclarait à propos de « La barrière » « Il ne saurait y avoir envol de l’esprit si l’homme ne s’affranchit pas du penser dogmatique, des préjugés idéologiques, voire des connaissances imparfaites de certaines sciences contemporaines. Pour ce qui est des limites de la généralisation, elles ne dépendent plus de l’auteur mais de l’état de notre société. L’idée peut également être rappor-tée à l’amour, à la connaissance humaine, à l’art et à la science. L’humanité aura toujours des barrières dressées devant son déve-loppement, et toujours il y aura de brillants exemples de leur fran-chissement ». Cette déclaration incite à jeter un regard en arrière sur tous les « héros » de Hristo Hristov. On constate alors que pour chacun d’eux, l’aspiration était la même, le besoin de se dépasser, d’affir-mer son moi, de lutter pour donner un sens et un but à sa vie. C’était le cas de Rafé, personnage de fiction, pour qui la création est l’expression de soi-même, la nécessité de participer à la vie sociale avec l’art ; chez Georges Dimitrov, personnage réel cette fois, même but, mais l’action politique y prend la place de la créa-tion artistique ; c’était le cas aussi de Gatio qui rêvait de reboiser la montagne « jusqu’au sommet ». Mais — et c’est l’une des caractéristiques essentielles de rceuvre de Hristo Hristov — celui qui occupe la place centrale de chacun des films n’est jamais le « héros positif » de la vieille tradition du réalisme socialiste. C’est toujours un homme — ou une femme —divisé, partagé, en proie à une crise de conscience individuelle qui est le reflet de la crise de conscience bulgare. Aucun mani-chéisme, aucun schématisme simpliste chez Hristov dont l’art est celui de la nuance. De même, il n’y a pas de héros entièrement négatifs. Le meilleur exemple en est donné par « La barrière » où le personnage central est dédoublé. Dorothéa ne saurait être consi-dérée comme le modèle de l’homme futur même si elle se situe très nettement au-dessus du niveau d’Anthony. Son imagination , son hypersensibilité, son esprit pur, libre et affranchi de tout préju-gés en font un être exceptionnel. Mais son « apesanteur », pourrait-on dire, la coupe totalement des réalités terrestres et elle est entièrement renfermée sur elle-même, repliée dans son propre problème. Quant à Anthony, il n’est plus un « héros négatif » ; il n’a pas la force nécessaire pour franchir « La barrière » de l’étroi-tesse de vues, des conventions et du conformisme, mais il est intelligent, honnête, capable, et, surtout, il cherche à.comprendre, à sortir d’une situation bloquée. La fin de « La barrière », d’ailleurs, demeure énigmatique. Comme dans tous les autres films de Hristo Hristov, pas de réponse, pas de conclusion, de fin heureuse ou malheureuse. Et c’est peut-être la dernière et la plus importante des qualités de ce cinéma, celle qui consiste à refuser le didactisme et le dogmatisme. Il y a, bien sûr, toujours, la porte ouverte sur l’avenir, la lueur de l’espoir. On se souvient de la fin de « l’Iconostase » où Rafé s’en va vers les lointains, tandis que la petite fille reste seule dans le cadre, à la dernière image ; le fils d’Ivan « Le dernier été », ira à l’école et les convoyeurs du « camion » viendront à bout de leur odyssée et de leur mission. Mais chacune des oeuvres du réalisateur est une question qu’il pose, qu’il pose aux Bulgares d’aujourd’hui et qu’il nous pose à nous spectateurs de n’importe quel pays. Car c’est à nous aussi que Hristo Hristov s’adresse par la voix de Dorothéa : « N’avez-vous jamais pris votre vol ? ».
Hristo Hristov
André Cornand, critique à « La Revue du Cinéma »