Être soi-même

Kazimierz Kutz

Le sort a voulu – et c’est un pur hasard – que je naisse en Haute-Silésie, à Szopienice, non loin de la rivière Brynica qui jadis servait de frontière entre le territoire polonais annexé par la Prusse et celui annexé par la Russie tsariste, et qui sépare maintenant Katowice de Sosnowiec. Mes deux grands-pères étaient mineurs et périrent dans des accidents de mine. Mon père, treizième enfant de sa famille, était cheminot. Ma mère ne commença à travailler que lorsque mon père prit sa retraite, c’était donc elle qui dirigeait la maison et comme elle avait le culte (inculqué par ma grand-mère) des valeurs supérieures, elle éveilla notre intérêt pour les choses de l’esprit et nous poussa à l’étude. Mais elle ne choisissait jamais pour nous. Elle fit ce qu’il fallait pour que nous puissions choisir en toute liberté, elle nous y habitua et développa de cette manière chez tous ses enfants un sens de l’indépendance spirituelle qu’ils devaient conserver toute leur vie. Ainsi préparé, je profitai après la guerre (j’avais exactement seize ans quand elle prit fin) de la possi-bilité de promotion sociale que le nouveau système politique offrait aux gens comme moi. Et tout naturellement, après avoir terminé le lycée et l’École supérieure de Cinéma de Lodz, après avoir été assistant de mise en scène pour le tournage d’« Une fille a parlé » et de « Kanal » d’Andrzej Wajda ainsi que de « l’Ombre » de Jerzy Kawalerowicz, je me trouvai à l’âge de vingt-huit ans der-rière ma propre caméra. Il faut ajouter que je descends de familles d’insurgés, c’est-à-dire de ces familles silésiennes grâce à l’action armée desquelles la Haute-Silésie réintégra la mère patrie après six siècles de domina-tion étrangère. Maintenant j’ai cinquante et un ans et treize films de fiction à mon actif, ce qui représente dans les conditions polonaises un rende-ment supérieur à la moyenne ; j’ai réalisé plusieurs dizaines de spectacles théâtraux – quoique je le tienne pour secondaire, j’ai cultivé ce domaine parallèlement à ma production cinématographi-que – et j’ai pris une part active à la vie du milieu des cinéastes polonais. Si on me demandait ce qui me caractérise en tant qu’individu, je répondrais : une tendance aux crises morales, à la désintégration intérieure, à des périodes d’abattement qui expriment l’impossibi-lité de réaliser mes idéaux au contact de la matière sociale et de la matière de l’art. Mais j’éprouve aussi un puissant besoin de sortir des crises que je traverse. Ces « remontées » sont pour moi les moments les plus intéressants de ma vie et je les aime au moins autant que les divorces. Aussi, quand je regarde en arrière, avec le recul des années, j’ai l’impression d’avoir toujours lutté en fin de compte pour mon identité, pour être moi-même. Je considère en effet que la simulation – que l’on simule quelque chose ou quelqu’un, peu importe – est non seulement le pire des supplices mais encore une perte pure et simple du temps que le destin nous a assigné. J’ai par conséquent la faculté de me régénérer de temps en temps à mes dépens, en me plongeant pendant des mois dans une paresse quotidienne, phénomène assez répandu chez nous sous le nom d’« impuissance polonaise », mais qui a la qualité pro-prement luxueuse de favoriser la réflexion philosophique et la contemplation en général lesquelles ne sont accessibles sous d’autres latitudes qu’au prix de fonds spéciaux ou de grands sacri-fices personnels. C’est peut-être la raison pour laquelle tant de Polonais étonnent aujourd’hui le monde, et pour laquelle nous l’étonnons aussi, dernièrement, en tant que nation. Nous vivons ici dans notre pauvreté polonaise, mais nous savons au moins pourquoi nous vivons. Notre situation extérieure et intérieure est essentiellement paradoxale, nous avons donc appris à manier le paradoxe, et ce mode de pensée qui ailleurs est une forme de raffi-nement intellectuel est chez nous un phénomène général, indé-pendant du statut social et de l’état de fortune.
Plusieurs facteurs déterminent l’attitude du Polonais pensant. Les plus importants sont, à mon avis, d’une part sa relation particulière avec son propre passé, avec la tradition nationale, et d’autre part sa relation avec les valeurs supérieures, spirituelles. Une double question se pose dès lors : qu’avons-nous été dans le passé et qu’est-ce que nous ne voulons pas être ? Nous y cherchons une réponse chaque jour. Cette question est présente aussi à la base de tous mes films importants.
J’ai traversé à quarante ans la plus grave de mes crises intérieu-res, sans doute parce que c’est justement l’âge où l’on fait d’habi-tude un bilan général de sa vie écoulée ; on est comme au sommet d’une montagne et on a le sentiment que le chemin ne peut plus
que descendre jusqu’à cette armoire à vil prix qu’est le cercueil. Et on éprouve alors le besoin particulier d’accomplir quelque chose qui soit à sa mesure, ou plutôt à la mesure de ses limites dont on a pris conscience, parce que c’est en elles que résident nos vérita-bles possibilités. C’est ce qui m’est arrivé également. Alors j’ai tout abandonné et je suis retourné, après vingt-ans d’absence, en Haute-Silésie pour décrire cette terre, ses habitants, leur labeur historique, leur culture, et peut-être avant tout leur système origi-nal, populaire, de valeurs supérieures, un système qui est peu connu et peu pratiqué dans les autres parties de la Pologne. J’ai compris que la Haute-Silésie était ma principale limitation. S’il fallait définir lapidairement la première différence de la Silésie, je dirais qu’elle s’exprime par un amour spécifique pour la Pologne (ou pour la mère patrie, comme on disait jadis), qu’elle est liée au fait que cette province a été détachée il y a six siècles de la Polo-gne et que malgré cela, la polonité s’y est maintenue. C’est le pre-mier phénomène de la Silésie. Et puis, il y a soixante ans, entre 1919 et 1921, les Silésiens ont reconquis eux-mêmes par une tri-ple action armée leur rattachement à la Pologne restaurée. Les insurrections silésiennes ont été – avec l’insurrection de Grande-Pologne de 1918 – les seuls soulèvements polonais qui aient réussi. Et étant donné que les soulèvements armés étaient notre spécialité nationale, ce fait a sa signification et c’est le deuxième phénomène de cette terre. La seconde différence de la Silésie par rapport au reste du pays, c’étaient les changements liés à l’appari-tion dans cette région d’une puissante industrie charbonnière et métallurgique. La deuxième en Europe quant à la grandeur, au cours des cent vingt dernières années. Ainsi, aux confins de l’Empire allemand, sous une domination étrangère, naquit un pro-létariat moderne et en même temps foncièrement polonais. La particularité de la Silésie consiste donc en un alliage peu commun de l’amour de la patrie qui était dans son essence un rêve de liberté, et du travail des exploités au profit des étrangers qui était, lui, une catérogie douloureusement éthique. C’est de cette conscience que sont nés mes trois films silésiens : « le Sel de la terre noire » sur les insurrections silésiennes, « la Perle de la couronne « sur les grèves à l’époque de la grande crise et « Grains d’un chapelet » sur les problèmes de la période actuelle. Ce dernier est sorti il y a quelques mois dans les salles de cinéma. Les héros de ces trois films sont des représentants de la généra-tion de mon père et donc de cette génération héroïque qui reconquit son rattachement à la Pologne, qui la consolida pendant l’entre-deux-guerres et qui après la guerre supporta le fardeau le plus lourd : celui qui consistait à relever sa propre patrie de ses rui-nes.
Ce sont trois récits régionaux, insérés dans la vie quotidienne de la Silésie et racontés à travers les éléments spécifiques de l’histoire de cette province et à travers l’échelle de valeurs tout aussi inimi-table de ses habitants, et par conséquent en tenant compte de leur mentalité originale. En d’autres termes, ce sont des récits sur des révoltes et des révoltés qui réussissaient, qui au nom de l’amour de la patrie et du respect du travail en tant que valeur suprême – à l’échelle sociale – ont toujours jusqu’ici remporté la victoire.
Si l’on admet tout ce que je viens de dire comme étant la tradition authentique de ma Silésie, c’est cette tradition précisément que j’ai voulu transmettre à mes compatriotes. Je crois que – dans la mesure de mes capacités générales et, notamment, profession-nelles – ce message a atteint son destinataire. J’en ai de nombreu-ses preuves. Après la sortie de « Grains d’un chapelet », un criti-que d’un quotidien central officiel a écrit : « Jai longement cherché dans mes souvenirs et je crois que je ne me trompe pas : il n’y a rien dans l’histoire du cinéma qui soit comparable au triptyque de Kazimierz Kutz. Personne avant lui n’a créé d’oeuvre qui ne donne-rait en trois parties successives une synthèse artistique de plus d’un demi-siècle d’histoire d’une terre et de son peuple, de ses aspirations, de sa culture, de son caractère ». Il y a une part d’exa-gération dans ces compliments, mais il est évident que j’ai fait ce triptyque moins parce que je m’y suis obligé que par un besoin intime, parce que quand, à un certain moment, toutes mes convic-tions se sont effondrées et que je suis resté les mains vides, tout au fond de mon enfer j’ai recouvré l’amour de ceux dont j’étais issu, et donc ma foi en eux. Car ces trois films, c’est aussi – et peut-être avant tout – un retour au pays de l’enfance. Quand on a pris conscience de la fin inéluctable, on retourne ainsi à son enfance, à son paysage particulier, à ce paradis unique qui s’éva-nouit en nous dès que nous maîtrisons la grammaire de la langue officielle. Tout cela pour répondre à cette simple question que se pose cha-que habitant « moyen » de mon pays : d’où je viens, qui je suis et ce que ne devrait pas être mon fils.